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Propriété» littéraires
FRANÇOIS-VICTOR HUGO
TRADUCTEUR
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ŒUVRES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
TOME XIV
LES FARCES
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PAGNERRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
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OEUVRES COMPLÈTES
W. SHAKESPEARE
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LES FARCES.
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SAINT-DENIS. — TYPOGRAPHIE DE A. MOULIN.
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FRANÇOIS-VICTOR HUGO
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TRADUCTEUR
ŒUVRES COMPLETES
W. SHAKESPEARE
TOME XIV
LES FARCES
LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR. — LA COMÉDIE DES ERREURS.
LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
PARIS
PAGNERRE, LIBRAIRE- ÉDITEUR
RUE DE SEINE, 18
1864
R-cproduclion et traduction réservées
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A MISS EMILY DE PUÏRON
Humble souvenir d'un ami.
F.-V. IL
INTRODUCTION.
Les trois pièces que réunit ce volume et qui complètent
le théâtre authentique de Shakespeare, démontrent la sur-
prenante variété de cet immense esprit. Après les épopées
qui résument les sanglants débats de l'histoire, après les
tragédies qui entrechoquent dans de meurtriers conflits les
passions humaines, après les drames qui mettent à nu toutes
les affections de l'âme et y découvrent autant de plaies
mortelles, voici trois lumineuses compositions, pleines de
joie, d'entrain, d'allégresse, de gaîté folle. Aux catastro-
phes eschyliennes succède la fantaisie aristophanesque; aux
sanglots dantesques, l'éclat de rire rabelaisien.
Jusqu'ici, sur la scène de Shakespeare, l'élément co-
mique ne nous est guère apparu que mêlé à l'élément tra-
gique. Dans les sujets même qui lui semblaient réservés et
dont elle devait régler le dénoûment, nous avons vu la co-
médie souvent voilée par de sombres épisodes. Mesure pour
mesure^ les Deux gentilshommes de Vérone, Tout est bien
qui finit bien, Beaucoup de bruit pour rien, le Songe d'une
nuit d'été, la Tempête abondent en incidents pathétiques.
La mélancolie remplit Comme il vous plaira; la terreur en-
vahit le Marchand de Venise. Dans les trois pièces que nous
8 LES FARCES.
allons lire, la comédie est souveraine; elle anime tous les
personnages, détermine toutes les actions, décide toutes les
conclusions. Ici, l'hilarité est sans réserve, la liesse est sans
bornes. Fi de la tristesse! la gravité même est honnie.
Le sombre monde shakespearien est en carnaval. Plus
d'anxiété ni de souci. Arrière les passions vertigineuses qui
précipitent aux abîmes! L'amour, cet inexorable sentiment
qui jadis condamnait au suicide Antoine et Cléopâtre, Roméo
et Juliette, ne doit plus être qu'un complaisant caprice. La
force des choses, cette puissance néfaste qui autrefois faisait
succomber Brutus et Hamlet, doit désormais se prêter à la
plaisanterie en multiphant les péripéties réjouissantes. Ordre
à la fatalité d'être de bonne humeur. Si des erreurs sont
commises, loin d'être funestes, comme elles l'ont été à
Roméo et à Othello, elles doivent être inoffensives et amu-
santes. Il faut que les conspirations, jusqu'ici tragiques, ne
soient plus que de burlesques machinations. Il est permis
de comploter, mais non, comme Richard III et comme
Macbeth, pour usurper une couronne, non, comme lago,
pour tramer un guet-apens, mais seulement, comme les
joyeuses bourgeoises de Windsor, pour enfermer dans le
panier au linge sale un galant grotesque ou, comme la
soubrette Maria, pour affubler de bas jaunes un cuistre ri-
dicule. Les mêmes éléments, qui ailleurs sont agents
de malheur, sont ici agents de plaisir. Le moi et le non
moi, le libre arbitre et la chance, les volontés et les événe-
ments se combinent pour varier incessamment la fête. La
fantaisie, ce caprice de l'homme, rivalise d'entrain avec le
hasard, ce caprice du destin. L'une et l'autre se permettent
toutes les exagérations, pourvu qu'elles soient drôles. La
fantaisie va jusqu'à l'extravagance et y trouve le grotesque;
le hasard va jusqu'à l'invraisemblance et en extrait la farce.
Dans cette trilogie comique, tous les incidents naissent
de quiproquos voulus ou involontaires. On dirait une vaste
INTRODUCTION. 9
mascarade où tous les personnages se travestissent et s'in-
triguent successivement, où chacun joue son voisin pour
être à son tour joué par lui, et où la destinée elle-même se
déguise pour mystifier l'homme.
Les Joyeuses épouses de Windsor^ la Comédie des er-
reurs, Ce que vous voudrez nous offrent une série non in-
terrompue de mystifications, qui, dans chacune de ces
pièces, résultent d'une combinaison différente. Dans les
Joyeuses épouses de Windsor, la volonté humaine fait tout;
pas un incident qui n'émane d'une initiative individuelle;
pas un épisode qui ne soit prémédité. Les quatre intrigues
qui s'entre-croisent sont toutes préparées et menées par les
personnages : l'hôte de la Jarretière mystifie le docteur
Caius et le curé Evans; en revanche le docteur et le curé
mystifient l'aubergiste ; Falstaff et Gué (Ford) sont mystifiés
pas mistress Gué et par mistress Page ; par contre, mistress
Page, Page, Slender, Caius, Evans, Shallow sont mystifiés
par les deux amoureux, Anne Page et Fenton, qui s'épou-
sent à la stupéfaction générale. Autant de mystifications,
autant de complots.
La Comédie des erreurs nous présente le spectacle exac-
tement contraire. Ici rien n'est voulu, rien n'est préparé,
rien n'est réfléchi. Tous les personnages sans exception
sont mystifiés : par qui? par deux agents extérieurs à
l'homme, la nature et le hasard. La nature a créé deux
paires de frères jumeaux et parfaitement semblables; le ha-
sard divise et dépareille ces couples, puis, après un long
intervalle, les rapproche inopinément dans la même ville.
De ce rapprochement fortuit qui fait alternativement con-
fondre par chacun les deux Antipholus et les deux Dromions,
naissent les malentendus les plus divertissants. Autant de
mystifications, autant de méprises.
Ce que vous voudrez est comme la conclusion des deux
pièces précédentes. Cette œuvre-type est due à la collabo-
10 LES FARCES.
ration des causes essentielles qui jusqu'ici ont agi séparé-
ment, le libre arbitre et la force des choses. Ici une moitié
de l'action est voulue, l'autre ne l'est pas. Le tour joué à
Malvolio est le résultat d'un concert entre les personnages,
juste comme, dans les Joyeuses épouses de Windsor, le tour
joué à Falstaff. En revanche l'illusion dont tous sont dupes
finalement est produite par un hasard qui réunit à l'impro-
viste sur le même point deux jumeaux complètement pa-
reils. La rencontre surprenante de Sébastien et de Viola
dans Ce que vous voudrez a le même effet comique qu'a eu
dans la Comédie des erreurs le rapprochement d'Antipho-
lus d'Éphèse et d'Antipholus de Syracuse : la mystification
générale. Ce que vous voudrez est la combinaison suprême
.de ces deux bouffonneries primordiales, la force de l'homme
et la farce de la nature.
Une controverse littéraire fort intéressante a été soulevée
dès le siècle dernier à propos des Joyeuses épouses de Wind-
sor. Dans cette discussion qui dure encore, les principaux
commentateurs de Shakespeare ont successivement dit leur
mot, et l'anarchie des opinions semble aujourd'hui plus
marquée que jamais. Si le lecteur veut me le permettre, je
vais à mon tour intervenir dans le débat, et, après l'avoir
résumé, hasarder humblement mon hypothèse, — hypo-
thèse qui n'a d'autre prétention que d'être la conclusion
logique des plus consciencieuses recherches.
Commençons par exposer les faits.
Le 18 janvier 1602, la première édition des Joyeuses
épouses de Windsor était ainsi enregistrée dans les cahiers
officiels du Stalioners Hall :
INTRODUCTION. 11
JohnBusby. Une comédie excellente et plaisamment conçue de sir John
Faulstof et des Joyeuses épouses de Windsor.
Arthur Johnson. Par assignation de John Busby, un livre intitulé Comédie
excellente et plaisamment conçue de sir John Faulstaf et des Joyeuses
épouses de Windsor.
Dans le cours de la même année, le libraire Arthur John-
son, à qui John Busby avait transmis son droit de publica-
tion, publiait en effet l'esquisse originale des Joyeuses
épouses de Windsor sous ce titre :
Une
Comédie fort plaisante et excellem-
ment conçue de sir John
Falstaffe et des joyeuses
Épouses de Windsor.
Où sont entremêlés les divers humours variables
et plaisants de sir Hugh le chevalier Welche,
du juge Shalloïc et de son sage
Cousin M. Slender.
Avec la veine fanfaronne de l'Enseigne
Pistolet et du caporal Nym.
Par William Shakespeare.
Comme elle a été diverses fois jouée par les serviteurs
Du très Honorable Lord Chambellan. Et devant Sa
Majesté, et ailleurs.
Londres.
Imprimé par T. C. pour Arthur Johnson et en vente à
sa boutique au cimetière de Saint-Paul, à l'enseigne de la
Fleur de Lys et de la Couronne.
1602
Cette édition, qui, je le répète, ne donnait que l'impar-
faite ébauche de la comédie, était réimprimée telle quelle
en 1619. En 1623, les libraires Blount et Jaggard pu-
bliaient, dans la grande édition in-folio du théâtre complet
de Shakespeare, l'œuvre définitivement retouchée par le
maître, la comédie à jamais achevée qui aujourd'hui égaie
le monde entier.
Maintenant franchissons un intervalle de quatre-vingts
12 LES FARCES.
ans. — En 1702, un dramaturge en vogue, un certain John
Dennis, ayant altéré pour la scène de Drury-Lane la comé-
die de Shakespeare, publie son rifacimento sous ce titre :
le Galant comique, avec une préface au lecteur contenant
ces lignes : « Que cette comédie [les Joyeuses épouses de
» Windsor) n'était point à mépriser, je le conjecturais pour
» plusieurs raisons. D'abord, je savais fort bien (/ hiew
» very well) qu'elle avait plu à une des plus grandes reines
» qui aient jamais existé, grande non-seulement par sa sa-
» gesse dans l'art du gouvernement, mais par sa connais-
» sance des belles -lettres et par son goût délicat pour le
» drame, goût qui nous est démontré par l'admiration
» qu'elle avait des anciens. Cette comédie fut écrite par son
» commandement et par ses directions ; et elle était si im-
» patiente de la voir jouée, qu'elle commanda que la pièce
» fût achevée en quinze jours; et elle fut ensuite, comme
» nous le dit la tradition, fort satisfaite de la représenta-
» tion... »
Ainsi, d'après la tradition rapportée pour la première fois
par John Dennis, la comédie les Joyeuses épouses de Wind-
sor aurait été composée par le commandement exprès de la
reine Elisabeth, écrite selon ses directions, et achevée en
deux semaines. — En 1709, le chroniqueur Rowe, faisant
la biographie de Shakespeare, ajoute au rapport de Dennis
les détails nouveaux que voici : « La reine fut si charmée
» de l'admirable rôle de Falstaff dans les deux parties de
» Henry JV qu'elle commanda au poète de le continuer
» dans une pièce nouvelle en montrant le personnage
» amoureux : ce fut à cette occasion, dit-on, que cette co-
» médie fut écrite. » Enfin, en 1710, Gildon, dans ses Re-
marques sur les pièces de Shakespeare, répète, avec le ton
de la certitude, que la reine obligea Shakespeare à mettre
en scène Falstaff amoureux : « J'ai la parfaite assurance,
» ajoute-t-il, qu'il acheva l'œuvre en quinze jours. Chose
INTRODUCTION. 13
» prodigieuse, quand on considère que tout est si bien
» imaginé et mené sans la moindre confusion ! »
La tradition, ainsi consacrée par trois témoignages suc-
cessifs, acquiert et garde pendant tout le dix-huitième siècle
la consistance d'un fait historique. Les commentateurs la
corroborent de leur adhésion unanime. Pope et Théobald
l'enregistrent, en déclarant toutefois que l'ouvrage écrit par
Shakespeare à la requête royale est l'ouvrage embryonnaire
imprimé en 1602, et non l'ouvrage définitif publié en 1623.
Johnson la mentionne et s'en sert pour critiquer les Joyeuses
épouses de Windsor, faisant remarquer que « nul labeur
n'est plus ardu que d'écrire d'après les idées d'aulrui. »
Enfin l'oracle Malone la proclame et l'explique solennelle-
ment. Malone pense qu'elle a été transmise à Dennis et à
Gildon par Dryden et à Dryden par Davenant, et affirme,
avec Pope et Théobald, qu'elle s'appUque à l'œuvre ébau-
chée; il ajoute que la comédie, probablement esquissée en
1601 et retouchée en 1603, doit être logiquement placée
avant Henry F, bien qu'elle ait été chronologiquement con-
çue après ce drame-chronique, joué en 1600. « Le fait est,
» dit-il, que, bien qu'elle doive être lue, comme l'a dé-
» claré le docteur Johnson, entre la seconde partie de
» Henry IV et Henry V, elle fut écrite après Henry V et
» quand déjà Shakespeare avait tué Falstaff. Shakespeare,
» ayant ressuscité sir John par déférence pour le comman-
» dément royal, jugea nécessaire en même temps de res-
» susciter tous les personnages avec qui on était habitué à
» le voir. » Cette théorie de Malone, confirmant et éluci-
dant la tradition, est acceptée sans réserve par les critiques
les plus compétents du commencement de ce siècle, — en
Angleterre, par Goleridge, Hazlitt et Skottowe, — en Alle-
magne, par Tieck et Schlegel. Déjà cependant la dissidence
éclate. George Chalmers, dans son «Apologie supplémen-
taire, » attaque à fond le verdict de Malone, traite la tradi-
14 LES FARCES.
tion de fable, déclare qu'en l'année 1601, l'année de l'exé-
cution d'Essex, la reine Elisabeth n'était pas en humeur de
s'occuper dej^areillesplaisa^iteries, et, se fondant sur certains
rapprochements de détails, émet cette hypothèse toute nou-
velle que la comédie de Shakespeare, écrite dès 1596, doit
être placée logiquement et chronologiquement avant la pre-
mière partie de Henry IV. En vain Nathan Drake crie au
paradoxe et défend chaleureusement la théorie de Malone.
M. Knight revient à la charge contre cette théorie, met en
question la tradition, puis, croyant voir dans un passage de
la pièce une allusion à une visite faite à la cour d'Angle-
terre par un certain comte de Montbéliard, en 1592, pré-
tend que la comédie a dû être écrite à cette occasion, et
conclut avec Chalmers que, composée avant la première
partie de Henry IV, elle fait prologue à cette première par-
tie. Sur quoi, M. Halliwell tente une transaction entre Ma-
lone et M. Knight, — inchnant à croire avec M. Knight que
la comédie a dû être conçue dans son état primitif en 1592,
mais reconnaissant avec Malone qu'elle fait suite dramati-
quement à la seconde partie de Henry IV . Enûn (1860),
M. Staunton, dans cette belle édition qu'a illustrée l'élégant
crayon de John Gilbert, rejette la conjecture de M. Knight,
repousse l'opinion mixte de M. Halliwell, affirme de nou-
veau la tradition léguée par le dix-huitième siècle et se ral-
lie définitivement à la théorie de Malone.
Maintenant oij est la vérité entre tant d'hypothèses diffé-
rentes? Dégageons les diverses questions impliquées dans
ce débat séculaire.
Première question : Quelle date faut-il assigner à la co-
médie de Shakespeare? Est-ce l'année 1601, indiquée par
Malone? ou l'année 1596, fixée par Chalmers? ou l'année
159i, préférée par MM. Knight et Halliwell?
Deuxième question : La tradition rapportée par John
Dennis, et léguée par le dix-huilième siènle ;uji dix-neu-
INTRODUCTION. \L
vième, doit-elle être rejetée complètement, comme elle l'est
par Chalmers, repoussée partiellement, comme elle l'est
par MM. KnightetHalliwell, ou affirmée absolument, comme
elle l'est par Malone et par l'immense majorité des com-
mentateurs?
Troisième question : La comédie de Shakespeare doit-elle
être regardée comme une introduction à la première partie
de Henry IV, conformément à l'opinion de Chalmers et de
M. Knight, ou comme faisant suite à la seconde partie,
selon l'avis de Johnson ?
Je vais essayer de résoudre le triple problème.
Tout d'abord une présomption grave s'élève contre la théo-
rie de Chalmers et de M. Knight. En 1598, Mères, critique
enthousiaste de Shakespeare, donne le catalogue des comé-
dies jusque-là publiées par le poëte : il cite les Deux gentils-
hommes de Vérone, la Comédie des erreurs, Peines d'amour
perdues, Peines d'amour gagnées (titre primitif de Tout est
bien qui finit bien), le Songe d'une nuit d'été, le Marchand
de Venise, mais ne nomme pas les Joyeuses épouses de
Windsor. Or, si cette dernière œuvre était composée dès
1592 ou 1596, si elle était au répertoire depuis plusieurs
années, comment se fait-il que l'auteur de Palladis Tamia
ne l'ait pas mentionnée? Manque de mémoire, dira-t-on.
Mais Mères a-t-il pu oublier cette inoubliable comédie,
vouée dès son apparition à un succès populaire, la plus an-
glaise peut-être des compositions du maître, une comédie
dont le sujet, pris dans les mœurs intimes des classes
moyennes, devait intéresser profondément la nation, une
comédie faite pour passionner et la cour et la ville, et qui
d'ailleurs, comme l'annonce le titre de l'édition de 1602,
avait été plusieurs fois représentée devant Sa Majesté la
reine Ehsabeth? Le critique, qui se souvenait si bien de
Henry IV, pouvait-il ne pas se rappeler une œuvre qui en
est le complément scénique et qui a pour protagoniste le
16 LES FARCES.
héros comique de ce drame illustre? Le silence de Mères
n'a, selon moi, qu'une explication raisonnable : si Mères
n'a pas mentionné les Joyeuses épouses de Windsor en
1598, c'est qu'en 1598 les Joyeuses épouses de Windsor
n'existaient pas encore.
Je rejette donc à priori la date 1592, proposée par
MM. Knight et Halliwell, et la date 1596, adoptée par Chal-
mers; mais je n'accepte pas davantage la date 1601, fixée
par Malone et par Drake. L'année 1601 est l'époque la plus
sombre peut-être de la vie et du règne d'Elisabeth; c'est
l'année de la révolte et du supplice d'Essex ; et je conviens
avec Chalmers qu'alors la reine Elisabeth, veuve de son fa-
vori, ne devait guère être en humeur de s'amuser d'une co-
médie, encore moins d'en commander une. Selon moi,
c'est donc dans l'intervalle entre l'année 1598 et l'année
1601 exclusivement qu'a dû être conçue, composée, mon-
tée et jouée devant la reine la comédie imprimée en 1602
par l'éditeur Johnson. En effet l'histoire fournit à l'appui
de ma conjecture un document remarquable qui, chose
étrange, a jusqu'ici échappé à l'attention des commenta-
teurs.
L'hiver de 1599-1600 fut singulièrement gai à la cour
d'Angleterre. Elisabeth, qui venait de mettre Essex aux ar-
rêts, affecta une joie cruelle tant que dura cette rigoureuse
captivité. Elle eut, notamment aux fêtes de Noël, comme
une frénésie de plaisir. Le courtisan Rowland Whyte, sorte
de Dangeau anglais à l'affût de tous les faits et gestes de la
reine, raconte, dans une de ses lettres à sir Robert Sydney,
que Sa Majesté s'amusait alors fréquemment à faire danser
ses femmes au son du tambourin. Elle riait, elle jouait,
elle chantait, elle coquetait avec ses gentilshommes, elle se
mêlait elle-même aux rondes joyeuses et agitait en cadence
ses vieilles jambes de soixante-huit ans. Tout lui était pré-
texte à divertissements. L'envoyé de l'archiduc Albert, lo
INTRODUCTION. 17
flamand Vereiken, étant venu pour négocier la paix entre
l'Angleterre et la maison d'Autriche, la reine le reçut en
grand gala, le 23 février 1600, et, au moment où l'ambas-
sadeur lui remit ses lettres de créance, elle lui dit en sou-
riant : « J'ai ouï dire que vous étiez personnellement dési-
» reux de me voir; vous n'en êtes que mieux venu. »
Gracieuseté royale à laquelle le flamand répondit par cette
fadaise diplomatique : « Il est vrai que je brûlais d'entre-
» prendre ce voyage pour voir Votre Majesté qui, pour la
» beauté et la sagesse, surpasse tous les princes du monde,
» et je me considère comme infiniment obligé à ceux qui,
» en m'envoyant ici, m'ont procuré le bonheur dont je
» jouis. » Tout cela, du reste, était dit du bout des lèvres.
Si coquette qu'elle fût avec le plénipotentiaire catholique,
la reine protestante n'avait au fond nulle envie de traiter
avec lui ; car en ce moment-là même elle méditait le re-
nouvellement de son pacte d'alliance avec les révoltés de
Hollande. Bien éloignée de répondre sérieusement à l'en-
voyé flamand, elle ne s'occupa que de le distraire. Sir Wal-
ter Raleigh, chargé de faire à Vereiken les honneurs de
Londres, lui montra l'abbaye de Westminster, les tom-
beaux et autres singularités du lieu. Rowland Whyte écri-
vait à son ami sir Robert Sydney, à la date du samedi
8 mars 1600 : « Toute cette semaine, les lords ont été à
» Londres et ont passé le temps en fêtes et en spectacles ;
» car Vereiken a dîné mercredi avec milord trésorier qui
» lui a donné un dîner royal ; jeudi, milord chambellan l'a
» festoyé et lui adonné un très-grand et très-délicat dîner;
» et là, dans l'après-midi, ses comédiens ont joué devant
y> Vereiken Sir John Oldcastle, à son grand contentement,
» and there in the afternoone bis Plaiers acted before Ve-
» reiken Sir John Oldcastell to his great contentment. »
» — Sydney Papers, éd. 1746, tome II, page 175.
Or, quelle est cette pièce intitulée : Sir John Oldcastle,
18 LES FARCES.
qui fut représentée officiellement, le jeudi 6 mars, par les
comédiens du lord chambellan devant l'ambassadeur de
l'archiduc et qui contenta si fort celui-ci? Au premier abord,
on est tenté de croire qu'il s'agit d'un drame en deux parties,
ayant pour titre : la Vie de sir John Oldcastle, lord Cobham,
pour la composition duquel quatre auteurs, Monday, Dray-
ton, Wilson et Hathaway, reçurent du chef de troupe Hens-
lowe la somme de dix livres, à la date du 16 octobre 1599,
et qui fut publié en 1600 par le libraire Thomas Pavier.
Mais cette supposition ne résiste pas à l'examen. Le drame,
acheté par Henslowe, fut monté et représenté, non par la
troupe du lord chambellan, mais par la troupe dont Hens-
lowe lui-même était le chef, et dont le lord amiral était le
patron; la preuve de ce fait est en tête de l'édition de
160 qui publie le drame en question, « tel qu'il a été joué
récemment par les serviteurs du très-honorable comte de
Nottingham, lord grand amiral d'Angleterre. » D'ailleurs,
il suffit de jeter un coup d'œil sur le drame publié en 1600
pour reconnaître qu'il n'a pu être représenté devant Verei-
ken au grand contentement de celui-ci. Une pièce ayant
pour idée fondamentale la réhabilitation du martyr Oldcastle,
qui fut brûlé vif en 1418, comme partisan des doctrines
hétérodoxes de Wiclef, ne pouvait certes pas être agréable à
un catholique représentant de la très-catholique maison
d'Autriche. Vereiken, loin de s'en déclarer content, se fût
certainement tenu pour offensé d'un spectacle qui outrageait
ses convictions religieuses en présentant les prêtres papistes
comme des brigands et des assassins. Évidemment donc la
pièce qui charma si fort Vereiken dans l'après-midi du jeudi
6 mars n'était pas et ne pouvait pas être l'ouvrage acheté et
monté par Henslowe dès 1599. Qu'était-ce donc que cette
pièce? Eh bien, selon mon hypothèse, c'était la comédie
même de Shakespeare, la comédie publiée en 1602 par le li-
braire Johnson sous ce titre : « Une comédie fort plaisante de
INTRODUCTION. 19
Sir John Falstajfe et des joyeuses épouses de Windsor,
comme elle a été diverses fois jouée par les serviteurs du
très-honorable lord chambellan. » Au lieu de ce mot : Fals-
taffe^ mettez ce mot : Oldeastle, et tout devient clair; le
problème, qui depuis cent cinquante ans intrigue toute
la critique, est résolu.
Or, rappelons-nous ce fait incontestable et incontesté que
le personnage bouffon, aujourd'hui si fameux sous le nom
deFalstaff, porta dans l'origine le nom tragique d'Old-
castle. Le nom d' Oldeastle est encore lisible dans le texte
de l'édition originale de Henry IV (se. II, part. II) en tête
d'une des répliques de Falstaff au grand juge, « A la pre-
mière représentation de Henry F, écrivait du temps de notre
poêle le docteur Richard Japies, le personnage à qui était
confié le rôle du bouffon était non Falstaff, mais sir John
Oldeastle : des descendants de ce personnage, qui por-
taient son litre, s'étant justement offensés d'une telle exhi-
bition, le poète fut forcé de recourir au maladroit expé-
dient d'outrager sir John Fastolphe , un homme d'une
vertu non moindre * » Ainsi, — l'assertion du doc-
teur James le prouve, — le héros comique du poète resta
populairement connu sous l'appellation d'Oldcastle jusqu'à
la fin du seizième siècle , en dépit même, semble-t-il, du
changement de nom opéré déjà par Shakespeare lors de la
publication de la première édition de Henry IV en 1597. Il
est donc tout naturel que Rowland Whyte, habitué à cette
appellation famihère, ait, dans sa lettre à sir Robert Syd-
ney désigné par le titre Sir John Oldeastle la comédie de
Shakespeare, qui fat publiée en 1602 par Johnson et qui,
retouchée ultérieurement par l'auteur, fut jouée en 1613
devant l'Électeur Palatin sous ce titre : Sir John Falstaff^.
^ Extrait d'une lettre récemment retrouvée à la bibliothèque dite Bodkian
library.
2 « Payé à John Héminge, sur un mandat du conseil daté de Whitehall,
20 LES FARCES.
Je dis que la pièce, jouée en 1600 devant Vereiken, était
l'œuvre embryonnaire, imprimée en 1602, et non l'œuvre
définitive, imprimée en 1623; et voici un détail curieux
qui vient à l'appui de mon opinion. L'ambassadeur de l'ar-
chiduc Albert, Vereiken, était flamand, rappelons- nous-le.
Or, dans la comédie révisée et publiée en 1623, il y a
deux gros sarcasmes à l'adresse des Flamands. A la fin de la
scène V le mari jaloux Gué (Ford) se dit qu'il aimerait
mieux « confier son beurre à un Flamand ^ sa bouteille
d'eau -de -vie à un Irlandais, sa haquenée à un voleur
en promenade que sa femme à elle-même. » Ailleurs, au
commencement de la scène IV, mistress Page, lisant la dé-
claration d'amour de Falstaff, s'écrie avec indignation :
« Quelle légèreté cet ivrogne flamand a-t-il donc découverte
dans ma conduite pour oser m'assaillir de cette manière? »
Cette qualification d'ivrogne adressée au Flamand par une
bouche anglaise était d'autant plus offensante, remar-
quons-le, qu'elle exprimait un grief national. Les contem-
porains de Shakespeare accusaient fort sérieusement le peu-
ple des Pays-Bas de les avoir initiés à l'ivrognerie. Sir John
Smythe raconte avec amertume, dans ses Causeries (1590),
que la nation anglaise, jadis une des plus sobres de la chré-
tienté, contracta ce détestable vice à la suite des campagnes
de Flandre. Or, est-il probable qu'une pièce contenant
des paroles si injurieuses pour les mœurs flamandes ait
été représentée devant un ambassadeur flamand, à la grande
le vingtième jour de mai 1613, la somme de 33 livres 6 shillings 8 deniers
pour avoir représenté devant Son Altesse le prince Charles, Madame Elisabeth
et le prince Électeur Palatin quatorze pièces, à savoir Philaster, la Bande
des fous^ Beaucoup de hruit "pour rien, la Tragédie de la Vierge, le
Joyeux Diable d'Edmonton, la Tempête, Roi et pas roi, la Tragédie des
Jumeaux, le Conte d'Hiver, Sm John Falstaffe {les Joyeuses Épouses de
Windsor), le More de Venise, le Grand Seigneur, la Tragédie de César et
V Amour sanglant. » Extrait des comptes de Lord Harrington, trésorier de
la chambre de Jacques 1".
INTRODUCTION. 21^
satisfaction de cet ambassadeur? Non, certes. Eii bien,
chose digne de remarque, ces deux passages, si malson-
nants aux oreilles flamandes, que contient la comédie révi-
sée, ne sont pas dans la comédie ébauchée. Dans la pièce
publiée en 1602, il n'est pas question d'ivrogne flamand, et
le membre de phrase donner son beurre à un Flamand
manque justement à la phrase dite par Gué. Je conclus
de là que c'est l'œuvre primitive qui fut jouée devant
l'envoyé de Tarchiduc. Le sarcasme, interdit à Shakespeare
lors de la conception de la comédie, lui fut amplement
permis lors de la révision. Quand le plénipotentiaire de la
maison d'Autriche fut parti, quand les négociations furent
rompues entre Bruxelles et Londres, quand les rives oppo-
sées de la Flandre catholique et de l'Angleterre protestante
furent redevenues ennemies, le poëte alors reprit sa liberté
et fut parfaitement à l'aise pour ouvrir contre les papistes
flamands le feu de ses épigrammes.
Ceci admis que la pièce représentée devant Vereiken en
1600 est la comédie de Shakespeare, telle qu'elle fut im-
primée en 1602, l'ensemble des circonstances historiques
rattachées aux Joyeuses Épouses de Windsor se développe
logiquement. L'allusion à certain duc de Germanie visitant
la cour d'Angleterre, — allusion que MM. Knight et Hal-
liwell rattachent à un comte de Montbéliart venu à Londres
en 1592, — peut tout aussi bien s'appliquer à l'archiduc
Albert, représenté par son ambassadeur. La tradition men-
tionnée par Dennis acquiert une grande vraisemblance : il
est tout simple que la reine Elisabeth, recevant solennelle-
ment l'envoyé de la maison d'Autriche, ait elle-même in-
clus dans le programme officiel des fêtes données en cette
circonstance la représentation d'une pièce nouvelle par la
troupe que patronnait son chambellan. Ce divertissement
entrait en quelque sorte dans sa politique. Elle jugeait
nécessaire d'amuser le diplomate catholique, et certes
XIV. 2
22 LES FARCES.
elle ne pouvait mieux l'amuser qu'en faisant ressusciter par
Shakespeare le personnage éminemment bouffon qui l'avait
tant fait rire elle-même à la représentation de Henry IV.
D'après la tradition, la comédie, commandée par la reine,
aurait dû être composée en moins de quinze jours. La
brièveté du délai ainsi accordé à l'auteur s'explique ici tout
naturellement, la représentation devant avoir lieu en pré-
sence d'un ambassadeur dont la mission extraordinaire
devait être de courte durée; et en effet Vereikefa, débarqué
à l'escalier de la Tour de Londres le 48 février, était reparti
pour Bruxelles le 11 mars 4600. — Ainsi pressé par le
temps, le poète dut se dépêcher d'accomplir le miracle qui
lui était commandé. Sans avoir le temps de la méditation, il
dut faire revivre Falstaff et ses compagnons, et ranimer
pour une intrigue nouvelle ces personnages si populaires
tout fraîchement enterrés dans Henry V.
On voit d'ici l'immense difficulté de cette tâche. Il fallait
que la pièce écrite en hâte restât constamment en harmonie
intime avec les drames historiques dont elle devait former
le complément. Il fallait que l'action de cette pièce pût pren-
dre logiquement sa place dans lecourantdes événements qui
font le sujet de la trilogie lancastrienne. Il fallait enfin que
ces individuahtés si originales, Falstaff, Bardolphe, Pistolet,
Nym, Shallow, mistress Quickly, figurassent dans la fable
improvisée sans contredire ni leur caractère ni leur exis-
tence antérieurement connue. Que de minutieux problèmes
à résoudre ! Grande fut la perplexité de l'auteur quand il
s'agit de déterminer l'époque à laquelle devait avoir lieu la
comédie nouvelle. La farce jouée à Falstaff par les joyeuses
bourgeoises de Windsor, devait-elle prendre date avant ou
après sa disgrâce, sous le règne de Henry IV ou sous le
règne de Henry V? Shakespeare, en improvisant la comé-
die, se prononça d'abord pour la première solution, et
plaça l'aventure de Windsor avant la mort de Henry IV par
INTRODUCTION. 23
cette exclamation mise dans la bouche de Falstaff à la fin
de l'œuvre ébauchée : « Sur ma vie, je gage que ce fou de
prince de Galles est en train de tuer les daims de son
père, ni lay my Ufe the mad prince of Wales is stealing
his father's deer. » Mais Shakespeare dut reconnaître,
après réflexion, les nombreux inconvénients qu'il y avait à
placer la comédie avant l'avènement de Henry V. Si, au
moment de l'algarade de Windsor, Henry est encore prince
de Galles, son association avec sir John n'est pas dissoute,
dame Quickly tient encore la taverne d'Eastcheap d'oij,
rappelons-nous~le , elle n'a été enlevée avec Dorothée
qu'immédiatement avant le couronnement de Henry, et ne
peut pas conséquemment être à Windsor la femme de mé-
nage du docteur Caïus ; le juge Shallow en est encore au
temps oii il se rappelle complaisamment son camarade de
collège Falstaff, et oii, fort honoré de la visite de ce bon
chevalier, il va lui prêter mille livres sur parole ; si bien
disposé pour Falstaff, il ne peut certainement pas avoir
déjà contre lui ce gros grief du daim tué pour lequel il
veut porter plainte devant la chambre étoilée. En méditant
sur son œuvre, Shakespeare vit les contradictions cho-
quantes que lui imposait la date originairement fixée par
lui ; dès lors il se ravisa, et résolut de placer définitivement
l'aventure de Windsor, non plus avant, mais après le cou-
ronnement de Henry V.
Nul doute que le poëte, en révisant sa comédie, n'ait
tenu à marquer ce changement d'époque. Nous ne retrou-
vons plus dans l'ouvrage remanié, tel qu'il fut imprimé en
1623, l'exclamation de Falstaff croyant entendre le cor du
prince de Galles chassant sur les terres de son père. Non
content de cette rature, l'auteur indique par des détails
nouveaux que la comédie prend décidément place entre la
seconde partie de Henry IV &{ Henry V, dans la période in-
déterminée qui commence à la disgrâce de Falstaff el finit
24 LES FARCES.
à sa mort. Ainsi, l'amoureux d'Anne Page, Fenton, pré-
senté comme un ancien compagnon du prince de Galles et
de Poins, parle comme d'un souvenir déjà lointain de ses
extravagances passées, mij riotspast : ce qui nous donne à
entendre que la folle bande patronnée par Hal est déjà
licenciée. Les personnages que nous avons vus dans
Henry IV ont évidemment vieilli quand ils reparaissent à
Windsor. Falstaff, qui n'avait guère plus de soixante ans
dans Henry IV, et que le prince de Galles appelait son été
de la Saint-Martin, est dénoncé par mistress Page comme
un vieillard glacé et flétri, o/rf, cold, withered, comme un
homme presque mis en pièces par l'âge, one that is very
nigh worn to pièces by âge. Le juge Shallow, qui, dans
Henry IV^ se rappelle avoir été étudiant cinquante-cinq ans
auparavant, se dit ici plus qu'octogénaire : « J'ai vécu,
dit-il, quatre-vingts ans et au delà. ». Tous ces détails ont
été ajoutés par la retouche au texte primitif publié en
1602. Un dernier raccord significatif met hors de doute
l'intention du correcteur. On se rappelle que dans la se-
conde partie de Henry IV dame Quickly se donne « comme
une pauvre veuve d'Eastcheap, » et que dans Henry V elle
reparaît brusquement mariée à Pistolet. Eh bien, ce ma-
riage entre l'entremetteuse et l'enseigne, que rien ne faisait
prévoir dans Henry IV, est l'accomplissement de ce vœu
fantasque que la pièce révisée fait prononcer par Pistolet,
quand celui-ci voit sortir dame Quickly de chez Falstaff à la
scène V : « Forçons de voile, donnons-lui la chasse, his-
sons les bastingages. Feu ! elle est ma prise, she is myprize,
ou je veux que l'océan nous engloutisse tous, »
Ainsi l'époque est bien fixée. Les mésaventures de Falstaff
à Windsor sont postérieures au couronnement de Henry V
et à la rupture publique de sir John avec son royal ami.
Le poëte a ainsi marqué puissamment l'écart final entre
ces deux existences autrefois mêlées par la camaraderie.
INTRODUCTION. 25
Tandis que Hal va se développer dans la gloire, Falstaff va
progresser dans la honte. Pendant que le prince régénéré,
épuré, transfiguré, marche de triomphe en triomphe et de-
vient à Azincourt la plus lumineuse incarnation de la pairie
anglaise, Falstaff, disgracié, ne sachant même pas se con-
tenter de la pension qu'il doit à une aumône princière, en-
detté incessamment par ses appétits croissants, empêtré de
plus en plus dans la crapule, dégénérant indéfiniment dans
la matière, désespérément envahi par la décrépitude, n'est
plus qu'un fantoche grotesque bon à amuser des enfants,
et qu'un Cassandre ridicule berné par des provinciales!
Grâce à l'heureuse modification ainsi apportée par le
poëte à son œuvre, les Joyeuses Épouses de Windsor, précé-
dant immédiatement Henry V, donnent un rehef extraordi-
naire à ce drame héroïque. La dégradation du chevalier
abruti devient la contrepartie de l'apothéose du prince idéa-
lisé. La farce fait repoussoir à l'épopée.
La comédie, hâtivement improvisée par Shakespeare en
d600, n'a acquis sa valeur véritable que par la retouche.
Cette retouche magistrale lui a donné ce qui lui manquait,
le fini du détail, la précision et la saillie des figures, la
mise en perspective de l'ensemble. Le défaut choquant de
la comédie ébauchée est la trop brusque accumulation des
incidents. Les trois mystifications dont Falstaff est la
victime se succèdent presque sans préparation, presque
sans explication. Sir John n'a pas le temps de respirer
entre toutes ses infortunes : à peine s'est-il dépêtré du
panier au linge sale et de la bourbe de la rivière, qu'il se
laisse travestir en vieille femme pour être bâtonné; et il n'a
pas plus tôt reçu sa volée de bois vert, qu'il se laisse em-
mener dans le parc pour y être tarabusté de plus belle.
Cette précipitation ôte toute vraisemblance à l'intrigue. Il
est impossible que Falstaff, si aveuglé qu'on le suppose,
donne si vite dans tant de panneaux.
26 LES FARCES,
Aussi la révision, en doublant matériellement l'étendue
de l'œuvre, a-t-elle largement espacé toutes ces péripéties.
— Dans la comédie esquissée, il n'y a que deux petites
scènes entre la farce de l'immersion et la farce de la bas-
tonnade; là, aussitôt que Falstaff, inondé de fange, est ren-
tré à son auberge, dame Quickly et Gué accourent et le dé-
cident à tenter une seconde épreuve ; puis intervient un
court dialogue dans lequel les deux rivaux Fenton et Slen-
der sont mis en présence de leur chère Anne Page ; après
quoi Falstaff reparaît, et le second tour est joué. Dans la co-
médie révisée, l'action suit une tout autre marche; l'ordre
des scènes est interverti ; immédiatement après l'incident
du panier à lessive, se place le tableau oii figurent Anne
Page et ses deux galants; puis a lieu la conférence de l'au-
berge entre Falstaff, dame Quickly et Gué ; et alors, pour
empêcher le rapprochement trop brusque entre cette con-
férence et la mystification qui doit s'ensuivre, arrive un
épisode, ajouté tout exprès au scénario primitif, ce char-
mant épisode qui nous montre mistress Page menant « son
petit homme à l'école » et faisant interroger l'enfant par sir
Hugh Evans. Ainsi l'intervalle entre la farce du panier à
lioge et la farce de la bastonnade, qui n'était primitivement
qac de deux scènes, est ici de trois scènes. — Le poète a
pris plus de précaution encore pour amener la farce dé-
cisive du parc de Windsor. Dans l'œuvre esquissée cette
ftirce n'est séparée de la précédente que par quatre scènes;
elle en est séparée par sept scènes dans l'œuvre révisée.
Non content de la diversion déjà créée par la réconciliation
de Gué avec sa femme, par la visite burlesque que fait
Simple à l'auberge de la Jarretière, par le bon tour que le
curé et le docteur jouent à l'aubergiste, par l'entretien du
susdit aubergiste avec Fenton, Shakespeare a ajouté à l'œu-
vre originale trois scènes destinées spécialement à préparer
la mystification finale : la scène où Falstaff reçoit la troi-
INTRODUCTION. 27
sième visite du mari jaloux et les deux scènes qui nous mon-
trent les différents groupes de conjurés cheminant tout en
causant vers le lieu du rendez-vous. Ainsi ménagé, expli-
qué, comploté, éclate avec toute la solennité nécessaire le
féerique coup de théâtre du dénoûment.
Cette scène suprême a été elle-même profondément mo-
difiée par la retouche. Dans l'ouvrage ébauché, les vers
chantés par les prétendus lutins autour du chêne de Herne
sont exclusivement satiriques. Les lutins s'excitent à des
espiègleries bouffonnes : ils s'exhortent à pincer les ser-
vantes qui se sont couchées sans avoir lavé la vaisselle ni
balayé l'âtre, et à troubler sans merci le sommeil des pro-
cureurs et des records « aux yeux de renard. » L'auteur a
raturé cette épigramme un peu banale contre les gens de
loi, et l'a remplacée par cette ode fameuse que lui inspire
la grandeur immémoriale du château de Windsor. Dans un
magnifique mouvement lyrique, il somme les rois de res-
pecter à jamais cette majesté de pierre dont ils sont les
hôtes, et souhaite fièrement que « le châtelain soit toujours
digne du château. » Puis, s'adressant à l'aristocratie dont
les panoplies armoriées sont rangées à l'ombre du monu-
ment dans la chapelle Saint-George, il émet le vœu que ces
splendides insignes de la grandeur mondaine soient aussi
les symboles de la grandeur morale. De l'avis des commen-
tateurs, ces vers admirables auraient été composés à pro-
pos d'un événement qui dut intéresser intimement Sha-
kespeare. En juillet 1603, le noble privilégié à qui sont
dédiés les sonnets de Will, le comte de Southampton, tout
récemment délivré de captivité par la mort de la reine Eli-
sabeth, fut installé chevalier de la Jarretière. La comédie les
Joyeuses Épouses de Windsor fut représentée de nouveau
h la cour en 1604 ; et il est infiniment probable que, révisant
son œuvre à cette occasion, le poète a en effet voulu adres-
ser ici un délicat souvenir au « Lord de son amour. »
28 LES FARCES.
Ce qui me frappe dans cette refonte des Joyeuses épouses
de Windsor, ce n'est pas seulement le perfectionnement de
l'ensemble, l'éclaircissement de l'intrigue, c'est principale-
ment l'achèvement du détail. Partout sous la retouche nais-
sent les traits lumineux qui font ressortir les personnages
et saillir les figures. Ici, une exclamation caractéristique
nous peint sous un jour tout nouveau la mélancolique Anne
Page, la beauté aux cheveux noirs et à la menue voix :
n Épouser le docteur Caïus! s'écrie-t-ellei j'aimerais mieux
» être enterrée vive et lapidée avec des navets ! » Là une
phrase ravissante nous explique et la préférence d'Anne
pour Fenton et le triomphe futur de celui-ci : « Fenton
» voltige, il danse, il a les yeux de la jeunesse, il écrit des
» vers, il parle en style de gala; il a un parfum d'avril et
» de mai. Tl l'emportera, les fleurs le lui annoncent, il
» l'emportera. » Maintenant voulez-vous voir le rival de
Fenton, Slender? C'est encore une retouche qui va vous le
révéler : « Maître Slender a une toute petite figure avec une
» petite barbe jaune comme la barbe de Caïn; il est d'hu-
» meur douce, mais il a la main aussi leste que peut l'avoir
» un homme à tête vive ; il porte la tête haute et se pavane
» en cheminant. » La plus grande gloire de Slender, en-
core mise en lumière par la retouche, c'est d'avoir tenu en
laisse le terrible ours Sackerson, le plus féroce de la ména-
gerie du Bankside. Dans la comédie esquissée, Slender,
tout gauche qu'il est, a encore une certaine initiative mo-
rale : il conçoit de lui-même l'idée d'épouser Anne Page,
et il a assez d'intelligence pour le lui dire dans un tête à
tête que lui-même a su ménager. Dans l'œuvre révisée,
Slender est bien autrement grotesque : son mariage avec
Anne Page est une idée du curé Evans, adoptée par Shallow
et approuvée par Page, et les trois graves personnages ont
beau lui seriner son rôle, il ne vient jamais à bout de faire
sa déclaration à la jeune fille. Cette figure de provincial ou-
liNTKODUCTlON. 29
trecuidant et stupide, qui pour Hazlitt est la plus originale
de l'œuvre, n'est pas même entrevue dans l'ébauche ; elle
est tout entière une évocation de la retouche. La retouche
illumine aussi les autres figures. Si Gué est aussi jaloux de
sa femme, c'est que « sa femme jase et a l'œillade aga-
çante. » Si Page est aussi peu inquiet de la sienne, c'est que
mistress Page « est aussi loin de lui donner un motif de ja-
lousie que le monde oii nous sommes est loin des antipo-
des. » Et puis c'est que mistress Page domine absolument
son mari et règne souverainement dans son ménage ; « Elle
» fait ce qu'elle veut, dit ce qu'elle veut, reçoit tout, paie
» tout, va au ht quand il lui plaît, se lève quand il lui plaît;
» tout va comme elle l'entend ; et vraiment elle le mérite ;
» car, s'il y a une femme aimable dans Windsor, c'est
» celle-là. » Mistress Page est honnête, mais point prude ;
c'est une de ces femmes aimables qui ont la vertu enjouée,
et sa loyauté même ressort de ce trait rabelaisien qui manque
à l'esquisse : « Etre mise sous presse par ce Falstaff ! j'aime-
» rais mieux être une géante couchée sous le mont Pélion ! »
Les Joyeuses Épouses de Windsor sont une œuvre ex-
ceptionnelle dans l'immense théâtre de Shakespeare. Cette
comédie est la seule composition du maître qu'on pourrait
qualifier aujourd'hui de réaliste. Sauf au dénoûment oii
la fantaisie lyrique reparaît souveraine, les tableaux qui ici
s'offrent à nous semblent tous faits d'après nature. Ici tout
vit, tout marche, tout s'agite dans l'air même que respirait
Shakespeare. Ce bourg de Windsor condense, dans un mi-
crocosme complet, la société anglaise telle que l'a faite le
moyen âge. La critique n'a pas encore remarqué que toutes
les fonctions essentielles à la vie civile du seizième siècle
sont groupées là avec un art admirable. — Celui-ci, l'hôte
de la Jarretière, gai compère, gouailleur, narquois, plein
de son importance, ayant le sourire fixe de l'hospitalité
cosmopolite, c'est le trait d'union primitif de tous les rangs
30 LES FARCES.
et de toutes les classes, le familier du passant, l'ami inté-
ressé de quiconque arrive, le compatriote banal de tous les
étrangers, l'aubergiste. — Cet autre, Caïus, au grasseye-
ment exotique, à l'air charlatan, pédant prétentieux, tout
bouffi des hautes relations qu'il doit à un savoir probléma-
tique, c'est le confident indispensable des ménages, le visi-
teur de lu cour et de la ville, le possesseur des recettes
mystérieuses d'Hippocrates et de Paracelse, le médecin. —
Ce troisième, Evans, au regard limpide, à la mine ouverte,
Gallois à face gauloise, clerc mondain qui entremêle les
chansons d'amour et les psaumes, qui manigance les ma-
riages en attendant qu'il les consacre et qui, au besoin,
croiserait l'épée comme un homme d'armes, c'est l'indis-
pensable représentant du spirituel dans le temporel, l'im-
mémorial directeur des âmes, le rival instinctif du médecin,
le curé. — Ce quatrième, Shallow, vaniteux, bavard, im-
portant, tout fier d'avoir douze brochets dans ses armoiries,
robin décrépit qui rend des arrêts en latin barbare, c'est
l'organe de la loi, le pourvoyeur de la vindicte publique,
l'arbitre de la chicane, le défenseur de l'ordre, le juge. —
Ces deux autres, Page et Gué, personnages sans façon, aux
mains rudes, aux allures indépendantes et cordiales, vivant
grassement sur leurs terres qu'ils exploitent, fermiers-pro-
priétaires, citadins demi-campagnards, ce sont les repré-
sentants de l'antique servage émancipé, les hommes de la
classe moyenne, les francs tenanciers, les bourgeois. — Cet
autre, Slender, à la silhouette béatement idiote, ce gobe-
mouche allié aux hobereaux du Glocestershire et neveu
d'un Custalorum, ce godelureau qui se plaint modestement
de n'avoir à son service que trois valets et un page, ce mer-
veilleux de province singeant les incroyables de la capitale,
fou des courses de chien, passionné pour les combats d'ours,
ayant pour l'escrime un goût malheureux, ce galant qui ne
peut faire sa cour s'il n'a pas sur lui son manuel de chan-
INTRODUCTION. 31
sons et de sonnets, c'est le personnage intermédiaire entre
l'homme de qualité et le bourgeois, le représentant de cette
catégorie de plus en plus nouibreuse qui en Angleterre
prend place entre la qualité et la roture, Y esquive. — Cet
autre enfin, Falstaff, capitaine encanaillé, banneret délabré,
gentilhomme gueux, homme d'épée à la retraite, frère d'ar-
mes dégénéré des preux et des paladins, c'est le type mo-
derne de l'antique race conquérante, la dernière incarnation
de l'aristocratie primordiale, le chevalier.
Tous ces personnages si bien dessinés, dont chacun re-
présente une classe, — l'hôtelier, le médecin, le curé, le
juge, le bourgeois, l'esquire, le chevalier, — se meuvent,
s'agitent, se coudoient, s'irritent, se provoquent, se dupent
et se bafouent dans une mêlée bouffonne, qu'une étince-
lante gaîté illumine d'un bout à l'autre. L'action, que doit
terminer une mascarade, commence par un gala. Un dîner,
dont la pièce de résistance est un pâté de venaison envoyé
par Shallow, réunit chez Page presque tout le personnel de
la comédie. C'est dans cette réunion joyeuse que se nouent
les deux intrigues principales, l'une qui doit aboutir à la
déconvenue de Slender, l'autre qui doit se terminer par
l'humihation de Falstaff. Tandis que, d'un côté, un groupe
composé du juge Shallow, du curé Evans et de maître Page
complote le mariage de la jolie Anne avec cet esquire im-
bécile, de l'autre le chevalier besoigneux rumine le projet
de se faire entretenir par mistress Page et mistress Gué
qu'il honorera en même temps de ses faveurs gentilhom-
mières. Les deux bourgeoises, qui reçoivent du chevalier
le même billet doux, sont scandalisées de tant d'impertinence
et résolvent de châtier le gros paillard en lui donnant un
rendez-vous oii il sera berné d'importance. Mais cette amu-
sante contre-intrigue, ourdie par les deux matrones pour
déjouer l'intrigue de leur aspirant séducteur, n'a pas suffi
au génie bouffon de Shakespeare. Le poëte a doublé la
32 LES FARCES.
puissance de l'imbroglio, en provoquant contre Falstaff la
jalousie d'un des deux maris, Gué, qui prend au tragique
les avances ironiques de sa femme, et qui, pour faire avor-
ter les projets amoureux de sir John, s'insinue, sous un
déguisement, dans la confidence du chevalier.
Cette situation éminemment comique du galant ayant
pour confident le jaloux, Shakespeare l'a empruntée, en la
renouvelant, au roman italien. Dès le quatorzième siècle,
Ser Giovanni Fiorentino avait raconté, dans // Pecorone
(giornata l,novella 2), l'aventure d'un étudiant de Bologne
qui, s'étant amouraché d'une femme qu'il ne sait pas être la
propre femme de son professeur, confie à celui-ci ses projets
de séduction et le prévient des rendez-vous que lui accorde
la belle. Le mari, ainsi averti d'avance, arrive constamment
au milieu des tête-à-tête ; mais constamment l'étudiant
échappe à ses perquisitions, une fois en se cachant sous
un monceau de linge fraîchement revenu de la lessive, une
autre fois en s'esquivant dans l'obscurité au moment où la
femme ouvre la porte au jaloux. Le mari, frustré dans ses
recherches, devient furieux ; les parents de la femme ac-
courus le traitent de fou, le garrottent, i'étendent sur un
matelas devant un feu ardent; et l'étudiant, venu alors pour
voir son maître, reconnaît celui qu'il a trompé et, impuni
jusqu'au bout, se réfugie à Rome. — La même histoire se
retrouve dans un recueil de nouvelles publié à Venise en
1569, Le Tredeci piacevoli notti ciel S. Gio. Straparola ' ;
seulement les stratagèmes d'évasion y sont légèrement mo-
difiés, et la conclusion en est plus tragique. Le trompeur
échappe à l'époux trompé, d'abord en se fourrant dans le lit
conjugal sur lequel les rideaux ont été tirés, puis en se ca-
chant dans une malle recouverte de linge, enfin en se fau-
< Les facétieuses nuits de Straparole, traduites par Jean Louveau et Pierre
de Larivey. iv nuit, Table iv. — bibliotiièque eizévirienne. — Paynerre,
éditeur.
INTRODUCTION. 33
filant dans une caisse remplie de papiers de famille pré-
cieux, que la femme fait emporter de la maison incendiée
par le mari. Sur quoi les deux adultères s'enfuient en Por-
tugal, et le mari meurt de désespoir. En 1590 le conte ita-
lien est popularisé en Angleterre par la publication des
Nouvelles du Purgatoire de Tarleton. Le narrateur anglais
paraphrase le récit de Straparole S et le reproduit presque
servilement, en essayant toutefois, — précaution qui lui fait
honneur, — de pallier la faute de l'épouse qu'il représente
comme mariée toute jeune et contre son gré à un docteur
de quatre-vingts ans. C'est probablement par cette version
d'un compatriote que Shakespeare a connu le récit ita-
lien. Mais le grand poëte n'a accepté ce récit que pour
le transfigurer. S'il a adopté l'intrigue, ce n'a été qu'à la
condition d'en éliminer la circonstance immorale, l'adultère
de la femme, et la circonstance odieuse, la mort du mari.
C'est une étude infiniment curieuse d'examiner ce que
devient la donnée italienne, traitée par ces deux génies si
divers, le génie anglais et le génie français. Molière, dans
VÉcole des femmes^ s'empare de la fable même que Shakes-
peare s'approprie ici. Or Molière est d'accord avec Shakes-
peare pour dépouiller la fable de sa conclusion tragique ;
ainsi que Shakespeare, Molière tient à éliminer la circons-
tance aggravante de l'adultère, et il y parvient, autrement
que Shakespeare, en modifiant radicalement la relation de
la trompeuse avec le trompé : Arnolphe n'est pas pour
Agnès un mari, mais un soupirant ; et cette situation per-
met à la jeune fille de se donner sans crime à Horace
qu'elle préfère. Mais Molière a eu beau fournir cette excuse
à Agnès; il a eu beau exagérer les travers ridicules d'Arnol-
phe; la déconvenue du vieillard profondément amoureux
et son désespoir final n'en laissent pas moins une impres-
' Voir le conte de Tarleton à l'Appendice.
34 LES FARCES.
sion pénible sur l'esprit du spectateur. Molière ici n'a pu
éviter un effet fâcheux que Shakespeare a supérieurement
prévenu. Moins comique dans son essence que l'œuvre de
Shakespeare, l'œuvre de Molière est moins comique aussi
dans son développement. Ainsi que Gué, sous un faux nom,
est le confident de Falstaff, Arnolphe, sous un nom d'em-
prunt, est le confident d'Horace ; mais les péripéties bouf-
fonnes qui résultent des révélations faites par le galant au
jaloux, péripéties que Shakespeare a largement mises en
scène, sont systématiquement tenues dans l'ombre par
Molière et reléguées au récit. C'est par les froides narrations
d'Horace que nous sont successivement révélées toutes les
épreuves auxquelles le soumet la jalousie de Monsieur de
la Souche :
Mais à peine tous deux dans la chambre étions-nous
Qu'elle a sur les degrés entendu son jaloux;
Et tout ce qu'elle a pu dans un tel accessoire,
C'est de me renfermer dans une grande armoire.
11 est entré d'abord, je ne le voyais pas;
Mais je l'oyais marcher, sans rien dire, , à grands pas,
Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables.
Frappant un petit chien qui pour lui s'émouvait,
Et jetant brusquement les hardes qu'il trouvait.
Ce que Mohère nous cache là, est justement ce que Sha-
kespeare aime à nous montrer. Shakespeare veut que nous
soyons témoins de l'amusante scène récitée par Molière ;
il veut que nous assistions aux perquisitions si divertissan-
tes du jaloux ; il tient à ce que nous voyions ces hardes je-
tées si brusquement, et, en dépit du qu'en dira-t-on, il
sème complaisamment sur la scène le linge sale que le
jaloux arrache pièce à pièce du panier à lessive. Les pé-
ripéties grotesques, qui passent inaperçues dans la pièce
française, forment les incidents les plus saillants de la pièce
anglaise. MoUère évite les développements bouffons du su-
INTRODUCTION. 35
jet; Shakespeare les cherche. Molière modère sans cesse la
comédie; Shakespeare l'outre magistralement jusqu'à la
farce. Le bâton, qui derrière la coulisse se lève sur Horace,
tombe en plein proscenium sur les épaules énormes de
Falstaff travesti en vieille femme. Les cornes, qui restent
pour Arnolphe un épouvantail insaisissable, deviennent
visibles chez Shakespeare et, au moment décisif, à la clarté
de mille flambeaux fantastiques, au fracas des fous rires
et des chansons folles, étalent leurs gigantesques ramures
sur le front de Falstaff bafoué.
Le dénoûment des Joyeuses Épouses de Windsor, ad-
mirable mélange de lyrisme et de bouffonnerie, traduit
ainsi par une satire inoubliable la pensée si hautement mo-
rale de l'œuvre. Le complot se retourne contre le conspira-
teur. Le ridicule que, dans un calcul sordide, Falstaff vou-
lait infliger aux deux maris, finit par écraser le chef ébouriffé
du galant confondu. Ah ! chevalier, vous prétendiez exploiter
ces deux honnêtes femmes ; et vous, l'homme d'esprit par
excellence, vous vous croyiez sûr de triompher de leur sim-
plicité roturière; mais telle est la puissance de la vertu que,
guidées par elle, deux provinciales vous ont battu. Vous
comptiez les jouer ; elles vous ont berné. Vous espériez faire
d'elles vos « Indes occidentales ; » elles ont fait devons leur
mannequin. Vous vouliez qu'elles trahissent leurs maris ;
c'est à vous qu'elles en ont fait porter.
Convenons-en, la chevalerie, dont Falstaff est le repré-
sentant, fait ici piteuse mine. Jamais elle n'a apparu plus
saugrenue, plus désespérément ridicule que dans cette
humiliation à elle infligée par deux bourgeoises. Pour
qu'ici nous le comprenions bien, le poëte a complété sa
démonstration par un corollaire. La conclusion, qui met en
lumière l'opprobre de Falstaff, met en relief l'échec de
Slender. Ce sot indigne qui, sous prétexte qu'il a des ren-
tes, croyait acheter en mariage la jolie Anne Page, se la voit
36 LES FARCES.
enlever finalement par le pauvre Fenton, et, — déboire
suprême, — au lieu de la charmante fille, épouse un pos-
tillon! Ainsi la déconvenue burlesque de l'esquire consacre
la mortification grotesque du chevalier. En définitive, nous
assistons à l'éclatante victoire des humbles sur les arro-
gants : la simplicité a raison de la ruse, l'affection de la cu-
pidité, le désintéressement du calcul, la droiture de l'in-
trigue.
Leçon exquise dont le dernier mot pourrait être cette vé-
rité : Le cœur a plus d'esprit que l'esprit même.
II
La nature a de singuliers caprices. Cette génératrice uni-
verselle, qui a pour loi la variété dans l'harmonie, enfreint
parfois ce principe suprême par d'étranges anomalies. Elle
qui puise à même l'inépuisable, elle qui peut diversifier
les types à l'infini, et produire autant de physionomies qu'il
y a de visages, elle a par moments cette fantaisie de jeter
deux figures dans un moule unique : elle crée des mé-
nechmes. L'analogie physique, qui existe généralement
entre les frères venus successivement au monde, devient
surprenante chez les frères engendrés à la même heure.
L'air de famille arrive alors jusqu'à l'identité. Même figure,
même teint, même chevelure, même taille, même regard.
Le père et la mère s'y méprennent ; ils ont beau examiner
ces marmots; ils ne distinguent pas l'un de l'autre.
Proies
Indiscreta suis gratusque parentibus error.
L'affinité de traits et de goûts crée entre les jumeaux
une sympathie en quelque sorte irrésistible, et en fait des
inséparables. Ils sont tellement pareils qu'ils sQufïrent
INTRODUCTION. , 37
d'être dépareillés. L'éloignement les décomplète; dès qu'ils
se sont perdus, ils se cherchent : si celui-ci s'en va, celui-là
le suit, fût-ce dans la tombe. Le dernier soupir de l'un est
généralement l'agonie de l'autre ; ils ont peine à se sur-
vivre; nés ensemble, ils veulent instinctivement mourir en-
semble. Ils sont ici-bas l'expression suprême de la frater-
ternité. L'atroce ■ raison d'État a pu seule fournir des
exceptions à cette règle d'amour. Il a fallu toute la vio-
lence du principe monarchique pour diviser les deux ju-
meaux mis au monde par Anne d'Autriche et pour faire de
l'un le geôlier de l'autre. A moins de remonter jusqu'aux
temps fabuleux, on ne trouverait pas un autre exemple
d'un si monstrueux fratricide. Et encore Romulus assassi-
nant Remus est-il moins horrible que Louis le Grand étouf-
fant lentement l'homme au Masque de fer.
Ces cas royalement hideux sont rares. Livrés à eux-
mêmes, abandonnés à leur instinct, les jumeaux s'aiment
invinciblement. Cette fraternité profonde, que le mythe
grec a déifiée dans l'union sidérale de Castor et de Pollux,
fait le sujet d'une des œuvres les plus célèbres de la Ut-
térature latine, les Ménechmes. Ecoutez la comédie de
Piaule :
Un marchand de Syracuse a eu deux enfants jumeaux.
Ces enfants, parfaitement semblables de taille, de tournure
et de visage, ont été séparés dès l'âge de sept ans. L'un,
que son père avait emmené aux jeux de Tarente, a été volé
dans la foule et emmené à Épidamnum par un riche citoyen
qui, avant de mourir, l'a adopté, l'a institué son héritier et
l'a marié richement dans sa ville. L'autre, resté au pays na-
tal avec son grand-père, a reçu de celui-ci le nom de Mé-
nechme que portait l'enfant disparu, et, ayant atteint l'âge
d'homme, s'est mis à la recherche de son frère ; en vain
durant six longues années a-t-il parcouru le monde connu;
en vain a-t-il fouillé l'Espagne, la colonie raassilienne, l'Is-
XIV. 3
m LES FARCES.
trie, riUyrie, la Grèce exotique, toutes les côtes d'Italie ; il
n'a pu retrouver son pareil. Enfin un vent propice pousse
sa voile vers la ville mémo oià s'est établi ce cher frère. —
C'est à ce moment que l'action commence. Nous sommes à
Épidamnum, devant la maison de Ménechme le citoyen,
et voici le parasite Peniculus qui arrive pour y chercher pi-
tance. A l'instant même oii Peniculus va frapper à la porte,
Ménechme sort de chez lui, apostrophant et injuriant sa
femme à laquelle il reproche de lui demander compte de
toutes ses actions. Ce mari peu courtois rumine une bonne
vengeance : il va de ce pas dîner chez la courtisane Erotium,
à qui il fera cadeau d'un splendide manteau soustrait par
lui à la garde-robe de sa femme. Peniculus, ayant surpris
ce secret, offre sournoisement à Ménechme de l'accompa-
gner, et Ménechme, craignant d'être dénoncé, est contraint
d'inviter ce confident importun. Tous deux donc se présen-
tent chez Erotium : la courtisane les reçoit fort bien, prend le
beau cadeau, et ne demande que le temps de faire préparer
un bon dîner. Pendant que le cuisinier Cylindrus fait ses
provisions, Ménechme se rend au forum où l'appelle une
affaire importante, toujours accompagné du parasite qui le
suit comme son ombre. Mais à peine a-t-il disparu que sur-
vient l'autre Ménechme, Ménechme de Syracuse, tout nou-
vellement débarqué à Epidamnum, en compagnie de son
esclave Messenio. Dès lors commence la série des méprises.
Erotium, croyant reconnaître son Ménechme, invite le
voyageur au festin préparé. Le nouveau venu mange du
meilleur appétit le dîner de son frère, et sort de chez Ero-
tium, emportant le manteau volé, sous le fallacieux prétexte
d'en faire changer la broderie. Au moment oij il quitte la
courtisane , il se heurte contre Peniculus qui l'accable
d'invectives, et l'accuse de s'être esquivé dans la foule pour
s'en aller seul dîner chez Erotium. En vain Ménechme de
Syracuse tâche de se justifier en affirmant qu'il ne connaît
INTRODUCTION. 39
même pas Peniculus; le parasite ne voit qu'une offensante
ironie dans cette protestation d'innocence, et, furieux, court
dénoncer à l'épouse de Ménechme d'Épidamnum le vol du
manteau. Celle-ci arrive sur la place que le voyageur n'a
eu que le temps de quitter, y rencontre son mari se ren-
dant chez Erotium, lui reproche le vol commis par lui
dans la matinée et lui signifie qu'il ne rentrera pas sous le
toit conjugal s'il ne rapporte le manteau. Tout penaud,
Ménechme d'Epidamnum se présente chez Erotium et la
supplie de lui rendre l'objet volé. Erotium, qui a remis
le manteau à l'autre Ménechme, prend cette prière pour
une raillerie, et ferme sa porte au mauvais plaisant.
— Acte cinquième et dernier : Ménechme de Syracuse
passe avec le manteau volé devant la maison de son frère.
Sa belle -sœur l'aperçoit et lui ouvre la porte en lui faisant
honte de sa conduite. Aux récriminations de cette inconnue
le voyageur répond par des injures. Elle l'appelle impu-
dent; il l'appelle chienne. Altercation ; menaces. La femme
croit son mari fou, et appelle son père au secours. Vite on
envoie chercher un médecin. L'homme de l'art arrive, et,
au lieu du faux mari qui vient de s'esquiver, trouve sur la
place le véritable époux. Ménechme d'Épidamnum, pressé
de questions par le médecin, proteste contre l'interroga-
toire auquel on veut le soumettre ; et, comme il s'exas-
père, quatre portefaix reçoivent l'ordre de le garrotter. Ace
moment, survient Messenio, l'esclave de Ménechme de Sy-
racuse. Messenio croit voir son maître en péril, tombe sur
les quatre hommes, les disperse, et délivre Ménechme d'E-
pidamnum, qu'il comble de stupéfaction en lui demandant
la liberté en retour de ce beau service. C'est sur cette
scène émouvante que Plante ferme la série des méprises.
Ménechme de Syracuse revient, cherchant Messenio, et se
trouve enfin face à face avec Ménechme d'Epidamnum. Les
deux jumeaux s'interrogent, s'expliquent, se reconnais-
40 LES FAUCES.
sent, s'embrassent. Ménechmc de Syracuse est si joyeux
qu'il affranciiit Messenio. Ménechme d'Épidamnura est si
heureux qu'il jure de ne plus quitter son frère; il veut
l'accompagner à Syracuse, et, pour partir plus allègre, il
va faire mettre à l'encan tout ce qu'il possède céans, ses
esclaves, son mobilier, ses terres, sa maison et surtout sa
femme !
Ainsi la réunion définitive des deux jumeaux est la con-
clusion suprême de la comédie antique. Leur séparation
avait noué l'intrigue ; leur confrontation la dénoue. Tout
ici est sacrifié au triomphe exclusif d'une passion uni-
que, — l'amour fraternel. Pour aller vivre avec son frère,
Ménechme d'Épidamnum abandonne sa patrie adoptive,
met aux enchères sa maison et ses serviteurs, vend sa
femme, et c'est après ce trait final que Plaute réclame les
applaudissements du parterre latin :
Nunc spectatores valete, et nobis clare applaudite.
Cette immolation cruelle des sentiments les plus sacrés
ne troublait pas la rude joie des anciens. Qu'allait devenir
cette maisonnée dispersée aux quatre vents? quelle serait
la destinée de ces serviteurs livrés à l'encan? quel serait le
sort de cette malheureuse épouse abandonnée au plus
offrant? De tels soucis n'empêchaient pas les bravos et les
rires d'éclater. Ce Ménechme vendant sa femme après l'a-
voir dépouillée pouvait rester comique, sans risquer d'ê-
tre odieux, pour des générations endurcies aux spectacles
navrants du marché aux esclaves. Le frère avait retrouvé le
frère, et cela suffisait : le peuple-roi était content.
Entre les Ménechmes et la Comédie des Erreurs il
y a l'abîme de dix-huit siècles. De l'œuvre de Plaute à
l'œuvre de Shakespeare il y a toute la distance qui sépare
le monde païen du monde moderne. Dans les deux co-
médies nous reconnaissons bien le même plan : la sépara-
INTRODUCTION. 41
tion de deux jumeaux, les méprises que cause leur brus-
que apparition sur un point donné, leur confrontation
finale. Dans les deux pièces nous retrouvons ces situa-
tions principales : — l'un des deux jumeaux marié, l'au-
tre non marié, — le marié en querelle avec sa femme et ayant
une maîtresse, — le frère du mari pris pour le mari par la
femme et par la maîtresse, — le mari mis à la porte de chez
lui par sa femme, — le frère du mari recevant un objet
précieux destiné au mari, — le mari cru fou par sa femme
et traité comme tel, etc. Mais, pour toutes ces analogies exté-
rieures, que de ditïérences intimes et profondes ! Ce qui oc-
cupe le moins Plante est peut-être ce qui préoccupe le plus
Shakespeare. Le respect de la femme, la vénération de la
famille, le culte de la loi morale dominent constamment la
Comédie des Erreurs. Plaute ne tient nullement à ce que
nous estimions ses personnages: il nous montre Ménechme
d'Epidamnum insultant sa femme, la pillant, et donnant à
une courtisane le vêtement même de l'épouse ; il nous
montre Ménechme de Syracuse abusant de l'hospitalité
qu'il reçoit chez la maîtresse de 'son frère et volant à celle-
ci ce qu'elle lui confie. Shakespeare, au contraire, fait tout
pour que ses héros restent estimables. Il excuse les incar-
tades conjugales d'Antipholus d'Éphèse par les plus graves
griefs apparents : c'est seulement après s'être vu refuser
l'entrée de sa maison par sa femme que, la croyant enfer-
mée avec un amant, Antipholus se décide par représailles à
aller trouver la courtisane; bien loin d'agir comme son de-
vancier Ménechme d'Epidamnum et de voler sa femme,
il avait l'intention de lui donner un beau bijou ; et ce bi-
jou, commandé pour elle, il ne l'offre à la courtisane que
dans un trop légitime accès de colère. Aussi, quand à la
fin de la pièce il se réconcilie avec Adriana, n'est-on nul-
lement surpris de cette facile terminaison d'une querelle
de ménage causée uniquement par un malentendu. La
42 LES FARCES.
même précaution délicate, qui rend si excusable Antipho-
lus d'Éphèse, fait d'Antipholus de Syracuse une figure
hautement sympathique. Antipholus de Syracuse ne res-
semble à Ménechme de Syracuse que par sa profonde affec-
tion pour son frère et par la noble obstination qu'il met à
le chercher; il est du reste absolument incapable des actes
d'improbité commis par son devancier, et il se refuse rigi-
dement à accepter l'hospitalité de la courtisane que Mé-
nechme exploite avec tant d'effronterie. Nature doucement
mélancolique, Antipholus n'a que faire de s'aventurer dans
une orgie avec une vierge folle. Ce n'est pas chez la maî-
tresse de son frère qu'il accepte un gîte, c'est chez la
femme de son frère, non pour abuser d'une méprise qui
aboutirait à un crime, mais pour offrir son cœur à la char-
mante Luciana que tout exprès pour lui le poète anglais
a ajoutée au personnel antique. La scène où Antipholus, si
inflexible pour sa belle-sœur, est si tendre pour la sœur de
sa belle-sœur, est peut-être la plus belle de l'œuvre. Ici la
grâce exquise de la forme est égale à l'exquise délicatesse
de la pensée :
« Chère dame, pourquoi en dépit de sa pure loyauté
vous efforcez-vous d'égarer mon âme dans une région in-
connue? Êtes-vous un Dieu? Voudriez-vous me créer à
nouveau ? Alors métamorphosez-moi, et je céderai à votre
puissance. Mais, si je suis ce que je suis, je suis bien sûr que
votre sœur éplorée n'est pas ma femme, et que je ne dois
pas hommage à son lit. Bien plus, bien plus je me sens en-
traîné vers vous... Oh! ne m'attire pas partes chants,
suave sirène, pour me noyer dans le flot des larmes de ta
sœur; chante, sirène, mais pour toi-même, et je raffolerai.
Étends sur les vagues d'argent ta chevelure d'or, et j'en fe-
rai mon lit, et je m'y coucherai, et, dans ce glorieux rêve,
je regarderai comme un bien de mourir !»
Autant l'œuvre latine acquiert en valeur lyrique par la
INTRODUCTION. 43
retouche du poëte anglais, autant elle gagne en intensité
bouffonne. Shakespeare a développé le sujet comique,
traité par Plante, jusqu'à sa plus haute puissance, en fai-
sant servir ses deux ménechmes par deux valets j umeaux.
L'innovation a été critiquée comme ajoutant une invrai-
semblance à une invraisemblance ; mais, ainsi que l'a fort
bien dit Schlegel, « la première improbabilité admise,
» nous ne devons pas chicaner sur la seconde ; et, si le
» spectateur doit être diverti par de pures mystifications,
» elles ne sauraient être trop variées. )) Or l'addition des
Dromions, en rendant l'imbroglio plus inextricable, le rend
certainement plus réjouissant ; elle a d'ailleurs sa raison d'ê-
tre dans le mystère même de l'harmonie shakespearienne
qui presque toujours résulte de la réflexion de l'action
principale dans une action subalterne. La situation des deux
maîtres, l'un marié, l'autre non marié, est reflétée hurles-
quement par la situation des deux valets, l'un marié, l'autre
célibataire. Les aventures du second couple reproduisent
en crescendo grotesque les aventures du premier. La ten-
dresse erronée dont la femme d'Antipholus d'Épidamnum
poursuit Antipholus de Syracuse, est parodiée par la chasse
conjugale que l'énorme épouse de Dromion d'Épidamnum
donne à Dromion de Syracuse, Chose remarquable! Sha-
kespeare, refaisant les Ménechmes d'après Plante, a eu ici la
même inspiration que Mohère, remodelant V Amphytrion
d'après Plante. L'appétit de Douzabel pour Dromion de
Syracuse est la charge de la passion d'Adriana pour Anti-
pholus de Syracuse, exactement comme l'ardeur de Cléan-
this pour Mercure est la caricature de l'amour de Jupiter
pour Alcmène, L'effet comique est le même ; et, détail cu-
rieux, Molière a obtenu cet effet, ainsi que Shakespeare,
par une addition au personnel de la comédie latine :
car Cléanthis, comme chacun sait, ne figure pas chez
Plante.
44 LKS FARCES.
L'introduction des deux Dromions dans la comédie anti-
que est donc conforme à la loi suprême du grand art, La
Comédie des Erreurs, exagérée dans son principe même,
outrée magistralement jusqu'à l'incroyable, prend les pro-
portions d'une farce idéale. Si l'amusante anxiété du spec-
tateur est augmentée par une multiplication de méprises, l'é-
motion causée par la reconnaissance définitive est également
agrandie. L'effet du dénoûment s'accroît en raison même
des complications du nœud. Shakespeare a d'ailleurs tout
fait pour exalter l'impression finale. Plaute, on le remar-
quera, exclut de son scénario le père et la mère des Mé-
nechmes, il les mentionne au prologue, et c'est tout. Le
poëte anglais a exhumé ces deux figures vénérables relé-
guées dans l'ombre par l'auteur latin, et il a voulu que les
parents consacrassent de leur présence la scène palpitante
oii s'embrassent enfin leurs enfants. Au moment même
où les frères dépareillés se réunissent, les époux qu'un
naufrage avait séparés se rejoignent. Le faisceau de ten-
dresse, désagrégé depuis si longtemps, se reforme dans
cette quadruple étreinte. La nature triomphe du hasard par
la puissance de l'instinct, en même temps que la vérité
triomphe de l'apparence par la force de l'évidence. Cet
énergique amour, qui jadis avait enfanté deux êtres sem-
blables dans un seul baiser, rapproche irrésistiblement
le couple générateur du couple engendré. L'affection
domestique, dont le type unique des jumeaux est comme le
symbole visible, revient ici au point de départ mystérieux
qui est en même temps son but suprême : la constitution
de la famille.
Idée profonde que Shakespeare a mise en relief par la
manière même dont il a refait l'œuvre de Plaute. Plaute
avait nié le principe élémentaire et sacré qui est la base de
la société moderne, Shakespeare a affirmé et proclamé ce
principe. Plaute avait détruit la famille par le rapproche-
INTRODUCTION. 45
ment même des deux jumeaux ; c'est par ce rapprochement
que Shakespeare l'a reconstruite.
Bien qu'elle ait été imprimée pour la première fois en
1623 après la mort de Shakespeare, la Comédie des Erreurs
est une des œuvres de sa jeunesse. Aucun document ne
fixe la date précise à laquelle elle fut écrite, mais il suffit de
la Hre pour la classer parmi les plus anciennes composi-
tions du maître. On y reconnaît cette forme archaïque pro-
pre au théâtre anglais primitif, le vers sans mesure marqué
uniquement par la rime. Cette poésie presque sauvage,
dont on ne retrouve d'exemple que dans deux autres comé-
dies de notre auteur, Peines d'amour perdues et la Sauvage
apprivoisée, Shakespeare l'avait à jamais condamnée et
rejelée, en 1592, lorsqu'il esquissa Roméo et Juliette.
Les commentateurs sont donc à peu près d'accord pour
fixer avant cette époque la composition de la Comédie des
Eireurs , et Malone ne se trompe probablement pas de
beaucoup quand il assigne cet ouvrage à l'année 1591.
Shakespeare alors était un nouveau-venu dans la sombre
métropole britannique. Il arrivait de Stratford-sur-Avon. A
peine échappé du toit conjugal, tout jeune mari et tout
jeune père, il avait l'âme pleine d'émotions domestiques.
Ses petits jumeaux, Hamlet et Judith, nés le 4 féyrierl585,
n'avaient guère que cinq ou six ans; ils étaient à cet âge
candide oij leurs caractères informes laissaient complète-
ment indistinctes leurs physionomies enfantines. Tout
récemment encore, William jouait paternellement avec ses
deux ménechmes, les prenant l'un pour l'autre dans de
ravissants ébats , les confondant des yeux comme il les
confondait du cœur; et les ineffables méprises du père
avaient d'avance familiarisé le poète avec les Erreurs qui
devaient faire l'imbroglio de sa comédie.
46 LES FARCES.
III
Shakespeare songeait-il encore à Hamlet et à Judith,
lorsqu'il mit en scène Sébastien et Viola ? Toujours est-il
que nous allons retrouver dans une comédie du maître, Le
soir des Rois ou Ce que vous voudrez, ce cas étrange de
deux jumeaux de sexe différent qu'offrait la jeune famille de
Shakespeare.
La fable qui fait le canevas de Ce que vous voudrez paraît
être de trame italienne. Matteo Bandello raconte dans une
de ses nouvelles [Parte seconda, novella 36) une aventure
singulière qu'il donne comme historique. —C'était en 1S27.
Rome venait d'être prise d'assaut et saccagée par une armée
toute catholique, composée d'Espagnols et d'Allemands,
que commandait le connétable de Bourbon. Pendant le sac,
un riche marchand de Chiese.AmbrogioNani, fut fait prison-
nier avec ses deux enfants, un garçon nommé Paolo et une
fille appelée Nicuola, deux jumeaux « qui se rapportaient
si fidèlement de visage et contenance qu'il était presque
impossible de les discerner*.» Ambrogio parvint à s'é-
vader. Paolo, capturé par un Allemand, fut emmené à
Naples, et l'on n'en eut plus de nouvelles. Nicuola, prise
par deux Espagnols, fut rachetée par son père qui se retira
avec elle dans sa ville natale. Là, la jeune fille s'éprit d'un
jeune homme, Lattanzio Puccini, qui sembla répondre à sa
passion et lui promit secrètement de l'épouser. La corres-
jtondance, établie entre les amants par l'entremise d'une
nourrice, suivait doucement son cours, quand soudain
Ambrogio, appelé à Rome par ses affaires, emmena sa fille.
* Traduction de Belleforest. Voir cette nouvelle à l'appendice.
INTRODUCTION. 47
Les absents ont rarement raison. A peine Nicuola avait-
elle disparu que Lattanzio se prit de caprice pour une autre
donzelle, la coquette Catella Lanzetti. Et, au bout de six
mois, quand Nicuola revint, elle reconnut avec désespoir
qu'elle était trahie. Rien ne put ramener l'inconstant.
En vain Nicuola lui adressa-t-elle les suppliques les plus
touchantes ; en vain lui dit-elle dans une pathétique élégie :
Faut-il que de toi me plaigne,
Et que la terre je baigne
Comme un arrosoir de pleui's ?
Et que, cruel, tu te ries
De mes grands mélancolies,
De mes ennuis et douleurs?
Lattanzio resta inflexible et continua, le cruel, à faire sa
cour à Catella. Cependant le bonhomme Ambrogio dut
faire un second voyage à Rome ; cette fois, il laissa sa fille
à Chiese, et la mit dans un couvent, — un couvent peu ri-
gide oià les jeunes laïques étaient admis à visiter les reli-
gieuses. Un jour Lattanzio étant venu au cloître voir une
cousine de Catella, Nicuola, qui s'était mise aux écoutes,
l'entendit se plaindre amèrement d'avoir perdu un sien
page auquel il tenait beaucoup. Elle conçut aussitôt l'idée
de remplacer ce page auprès de Lattanzio, quitta le cou-
vent, revêtit des habits d'homme, et se présenta chez l'in-
fidèle sous le nom de Romulo. Lattanzio ne la reconnut pas
sous ce déguisement, lui trouva fort bonne mine, la prit à
son service, et, pour lui témoigner toute sa confiance, la
chargea de transmettre un tendre message à sa Catella.
Mission douloureuse. Voilà Nicuola réduite à réclamer pour
son amant l'amour de sa rivale. Émue, navrée, déses-
pérée, elle va chez Catella, et plaide chaleureusement la
cause qu'elle tremble de gagner. Bientôt pourtant elle n'est
que trop rassurée. Catella trouve le messager si charmant,
48 LBS FARCES.
si séduisant, si éloquent, qu'elle finit par lui sauter au cou
et par lui dire que le mari qu'elle veut, ce n'est plus Lat-
tanzio, c'est Romulo î Déjà même Catella est toute prête
à accorder au page les droits de l'époux; ses baisers brû-
lent, et Nicuola n'a qu'à se sauver bien vite si elle ne
veut pas faire évanouir sur le-champ une illusion qu'il
est utile de prolonger. Revenue auprès de Lattanzio, Ni-
cuola lui fait part de l'insuccès de sa démarche, sans
toutefois lui avouer la cause de l'échec. Lattanzio, mé-
content, mais non désespéré, charge son page d'un nou-
veau message pour Catella. Mais à peine Nicuola s'est-
elle remise en route qu'elle aperçoit de loin son père
qui revient de voyage et se rend chez lui. Il faut que le
bonhomme ne se doute de rien : Nicuola double le pas,
court chez sa nourrice, dépouille son déguisement, et re-
prend ses vêtements de fille. Lattanzio, ne voyant pas re-
venir son page, s'inquiète, s'informe, apprend qu'on l'a vu
entrer chez la nourrice, et court l'y réclamer. La duègne
lui ouvre, et, au lieu de Romulo, lui présente Nicuola.
Scène pathétique, explications de la jeune tille, attendrisse-
ment du jeune homme. Lattanzio, ému d'un si touchant
dévouement, renie l'insensible Catella, demande pardon à
Nicuola, et se jette à ses genoux en implorant sa main. —
Cependant que va devenir Catella, avec sa passion éperdue
pour un Romulo qui n'existe plus? Penchée sur son^balcon,
elle guette avec anxiété le retour du bien-aimé. Justement
voici Paolo qui passe ; Paolo, le ménechme de Nicuola, Paolo
qu'on croyait mort, mais qui se porte à merveille, et s'en
revient dans son pays, chargé des dépouilles du tudesque
dont il était le prisonnier. Par un hasard providentiel, le
frère est vêtu de blanc comme l'était tout à l'heure la sœur,
et, sous ce costume, Paolo se confond avec Romulo. Il va
sans dire que Catella le prend pour Romulo ; elle l'appelle,
le fait entrer, le serre dans ses bras, et, à son heureuse
INTRODUGTIOK. 49
surprise, au lieu d'une glaciale créature, trouve l'amant le
plus ardent. Vous devinez la Un de l'histoire : reconnais-
sance générale, et double noce. Ambrogio retrouve ses
deux jumeaux qui sollicitent et obtiennent aisément de lui
la permission de se marier, Nicuola à Lattanzio et Paolo à
Catella.
La nouvelle de Bandello, que mon imparfaite analyse ré-
vélera sans doute à bien des lecteurs, eut un prodigieux
succès dans toute l'Europe du seizième siècle. En Italie, elle
servit de thème à deux comédies, l'une, de Niccolo Secchi,
qui, sous le titre Gl'Inganni, fut jouée solennellement à
Milan en 1557 devant Sa Majesté le roi Philippe II, l'autre,
de Curzio Gonzaga, qui fut imprimée en 1592. En Espagne,
Lope de Rueda la mit en scène dans la saynète des Ên^/rmos.
En France, Belleforest la traduisit librement et en fît la
soixante-troisième de ses « Histoires tragiques. » En An-
gleterre, vers 1581, un compilateur, Barnaby Rich, l'in-
séra, entièrement refondue, dans son Adieu à la profession
militaire, recueil dédié par une galanterie spéciale aux
« courtoises femmes de qualité d'Irlande et d'Angleterre. »
L'historiette de Rich mérite de notre part une attention
spéciale, car c'est sans doute par elle que Shakespeare a
connu la fable italienne. Barnaby transporte l'action de
l'Italie de la Renaissance à la Grèce byzantine. — La fille du
duc de Chypre, la belle Silla, a entrepris de rejoindre à
Constantinople le duc Apollonius, dont elle s'est follement
énamourée pendant un court séjour que ce seigneur a fait à la
cour de Chypre. Après avoir échappé à maints périls durant
cette aventureuse entreprise, après avoir été presque violée
et avoir tout à fait naufragé, Silla parvient, habillée en
homme, dans la métropole de l'empire grec et offre ses ser-
vices au duc Apollonius, sous le pseudonyme de Silvio, nom
d'un frère jumeau à qui elle ressemble prodigieusement.
Apollonius ne reconnaît pas la noble solliciteuse qui d'ail-
50 LES FARCES.
leurs a fait peu d'impression sur lui à Chypre : il accepte la
proposition du prétendu Silvio, se l'attache en qualité de
page et le charge d'une mission galante auprès de madame
Juhna, une veuve opulente à laquelle il fait une cour jus-
qu'ici sans succès. Voilà donc Silla, comme la Nicuola de
Bandeîlo, réduite à implorer pour celui qu'elle aime l'amour
d'une autre; mais, comme Nicuola, elle est bien vite rassu-
rée. Ce n'est pas le duc, c'est le page que veut épouser
Julina. Silla, surprise par cette déclaration, se dérobe en
toute hâte à des ardeurs qu'elle ne peut satisfaire... Le soir
vient. Julina, attristée de sa défaite, va prendre le frais sur
une belle pelouse en dehors de l'enceinte de la ville, et ren-
contre — qui? le véritable Silvio qui arrive à Constantinople
en quête de sa sœur. Elle croit reconnaître son inhumain et
l'appelle. Silvio se retourne et s'empresse délier conversation
avec cette jolie femme qui dit si bien son nom. En s'enten-
dant accuser de cruauté, le jeune homme se doute d'un
quiproquo; mais, comme la méprise lui semble douce, il
se garde bien de détromper son interlocutrice, tout prêt
qu'il est à réparer les torts qui lui sont si tendrement repro-
chés. Enchantée de ce retour inespéré, Julina se dépêche
de prendre l'ex-cruel au mot et l'emmène chez elle. On
soupe, on se couche... L'aube venue, Silvio craint que la
méprise dont il a si largement profité ne soit découverte,
et qu'il ne lui en advienne quelque mésaventure; il se hâte
de dire adieu à sa maîtresse en lui promettant bien fort de
l'épouser, puis quitte Constantinople et disparaît. Cepen-
dant l'accueil si bienveillant que Julina a fait à Silvio de-
vient la fable de toute la ville. Le duc en est informé, s'ima-
gine que son page l'a trahi, et, furieux, le fait jeter en pri-
son. Le temps se passe, les jours, les mois s'écoulent, et
Julina ne voit pas revenir Silvio. Elle apprend enfin que le
page est incarcéré, et court chez le duc pour implorer sa
délivrance. A sa prière Apollonius fait sortir du cachot l'in-
INTRODUCTION. 51
fortunée Silla. Ici a lieu une explication pathétique. Julina
réclanrie du prétendu Silvio l'exécution de l'engagement sa-
cré qu'il a pris envers elle. Silla jure, par tous les dieux,
n'avoir pris aucun engagement. Julina lui reproche d'ag-
graver un manque de foi par un parjure. Silla proteste tou-
jours. Alors, la rougeur au front, Juhna confesse sa faute
nocturne et déclare que le page l'a rendue mère. Impossi-
ble! s'écrie Silla. Et, prenant à part Julina, elle défait son
pourpoint et donne à son accusatrice stupéfaite la prouve
éclatante de son innocence et de sa blancheur. Dès lors
Silla n'a plus rien à cacher : elle confesse qui elle est, qui
elle aime, et ce qu'elle a fait pour être aimée. Le duc Apol-
lonius, gagné enfin par cette passion extraordinaire, témoi-
gne sa reconnaissance en priant son ci-devant page de
vouloir bien être sa duchesse. Pendant que ce couple se
livre à la joie, madame Julina se désespère : elle est per-
due, déshonorée, si son séducteur ne revient pas. Heureu-
sement le mariage du duc Apollonius et de la fille du duc
de Chypre est destiné à faire grand tapage; le bruit d'un
événement si merveilleux se répand jusqu'aux extrémités
de la Grèce : Silvio apprend ainsi par la rumeur publique
que sa sœur est retrouvée et mariée au plus grand person-
nage de Constantinople ; il accourt^ et Julina voit reparaître
ainsi le père de son enfant qu'elle se dépêche d'épouser.
Telle est la donnée rudiraentaire sur laquelle Shakespeare
a enté et fait épanouir le plus suave et le plus exquis des
poëmes. Avant de transporter cette fable sauvage sur son
théâtre, l'auteur anglais a commencé par en élaguer tous
les développements grossièrement choquants. Rien ne dé-
montre mieux la délicatesse suprême de ce génie que la
comparaison entre Ce que vous voudrez et les précédents
récits. En vain chercheriez-vous dans la comédie du maître
cas brutalités de détail, ces crudités de situation que pré-
sentent les narrations de Bandello et de Rich. Shakespeare a
52 LES FAIICES.
un tel culte pour la femme qu'il s'ingénie continuellement à
la retenir au bord de l'abîme. S'il risque souvent ses hé-
roïnes dans de périlleuses extrémités, c'est presque toujours
pour qu'elles en sortent triomphantes. Hermia, Héléna,
Julia, Rosalinde, Imogène échappent victorieusement aux
plus scabreuses aventures. Toutes ces blanches chastetés
franchissent la boue des passions sans avoir même une
éclaboussure à leur hermine. La poétique providence, qui a
déjà préservé tant de vertus, veille sur les nobles vierges de
Ce que vous voudrez ; et, grâce à cette tutélaire sollicitude,
la fière Olivia doit échapper à la souillure fatale qui a atteint
successivement ses devancières Julina et Catella. — En même
temps qu'il épure la fable primitive, Shakespeare la place
à jamais dans l'idéal. Le lieu oii est transportée la comédie
n'est plus une ville connue des Etats romains, ni la capitale
fameuse de l'empire grec, c'est une Illyrie étrange, dont
toutes les cités sont anonymes et qu'ignore notre géogra-
phie prosaïque, c'est une contrée cosmopolite et panthéiste
dont les habitants portent indifféremment des noms latins,
italiens, français et anglo-saxons, oh l'on révère Jupiter et
oij. l'on se marie fort dévotement devant un prêtre chrétien.
Dans la mappemonde shakespearienne, le rivage oià nau-
frage Viola est le prolongement de cette introuvable plage
de Bohême oii les pâtres recueillent la petite Perdita. De
cette haute terrasse où gambade Feste, le bouffon de ma-
dame Olivia, il est facile d'apercevoir à l'horizon les cimes
dorées de cette prestigieuse forêt des Ardennes, où le fou
Pierre de Touche guide Rosalinde et Célia.
Le pays oij se passe Ce que vous voudrez confine aux
parages de la chimère. Quelques pas de plus, et vous attei-
gnez le vertigineux plateau du monde féerique. Ce que vous
voudrez se développe dans le domaine du fantasque et ne
s'arrête que devant l'empire fantastique oii commence le
Songe d'une nuit d'été.
li^TRODUGTlON. 53
Il y a dans l'âme humaine toute une région vague, mys-
térieuse, insondable, indéfinie, oii la raison perd ses droits,
où la logique s'égare, et qui, par l'imagination, s'étend à
perte de pensée dans le rêve. Rien de plus incontestable et
de plus inexplicable en même temps que l'intervention con-
tinuelle de l'imprévu dans notre existence. D'où nous
vient telle brusque inspiration, telle impression subite,
telle idée soudaine? Quel est le mobile étrange de tous les
actes involontaires que nous commettons chaque jour? Quel
est le lutin qui nous met dans cette humeur? Quel est le
Puck qui nous souffle cette lubie? Quel est l'Ariel qui nous
leurre de cette illusion? Quel est l'Obéron qui nous affole
de cette billevesée? Nos étourderies, nos distractions, nos
impatiences, nos contradictions, nos inconséquences, nos
boutades, nos incartades, nos inadvertances, nos engoue-
ments, nos dégoûts, nos extravagances ont pour cause pre-
mière l'incessante pression de l'inconnu. C'est cette influence
si réelle et si singulière, si commune et si extraordinaire,
exprimée dans notre existence par le caprice, qui domine
dans Ce que vous voudrez. — Le caprice est partout dans
cette comédie; il fait mouvoir chaque ressort; il noue l'in-
trigue et la dénoue; il peint les décors, dessine les cos-
tumes, anime les figures, guide les personnages, règle les
scènes, fait l'action. C'est le caprice primordial, le caprice
de la nature, qui produit cette exceptionnelle ressemblance
des deux jumeaux Sébastien et Viola. — Viola, naufragée sur
la côte d'Illyrie, prend un costume d'homme et s'offre
comme page au duc Orsino qu'elle ne connaît pas et dont
elle s'énamoure brusquement. Caprice. — Le duc Orsino
s'éprend de la comtesse Olivia, soupire pour elle durant
toute la pièce, puis subitement réprime avec un sourire
cette grande passion, et épouse Viola qu'il dédaignait. Ca-
price. — La comtesse Olivia repousse, on ne sait pourquoi,
toutes les avances du duc, beau, riche, élégant, spirituel, dé-
XIV. 4
54 LES FARCES.
sintéressé, magnanime, fait vœu de vivre cloîtrée pendant
sept ans, reçoit la visite du page d'Orsino, oublie immédiate-
ment ses engagements solennels, brusque une déclaration
d'amour à Viola, et finit par se marier à Sébastien ! Caprice,
caprice. — • Sébastien, occupé de chercher sa sœur, ren-
contre la comtesse Olivia qu'il n'a jamais vue et sur-le-
champ va l'épouser. Caprice. — Sir Tobie Belch se met en
tête d'obtenir pour cette brute de sir André Aguecheck la
main de sa nièce, la dédaigneuse Olivia, et lui-même, un
chevalier, il épouse soudain la chambrière Maria unique-
ment par admiration pour une farce qu'elle a su jouer. Ca-
price, — Le capitaine Antonio, qui ne connaît Sébastien
que d'hier, se prend pour lui d'une affection si vive qu'il le
suit à la cour d'Illyrie oii sa tête est mise à prix et qu'il
risque sa fortune et sa vie pour ne pas le perdre de vue.
Caprice toujours. — Ainsi toutes ces destinées sont à la
merci d'une boutade. L'imprévu fait loi, l'inconséquence
est la règle, le singulier est le général. L'excentricité est
ici tellement souveraine qu'elle affuble de sa livrée la raison
même, et qu'elle coiffe d'un bonnet de fou le spirituel Feste,
cette intelligence si fine et si profonde qui est comme le
génie du lieu. Le fantasque est dans l'air même qu'on res-
pire. Il est dans la rêverie-opale du duc Orsino, dans la va-
gue langueur d'Olivia, dans le bizarre travestissement de
Viola, dans le dévouement brusque d'Antonio, dans la sou-
daine tendresse de Sébastien, dans les frasques de Maria,
dans les improvisations de Feste, et jusque dans l'ébriété
folle de sir Tobie et de sir André. L'amour même n'appa-
raît guère ici qu'à l'état d'ivresse. Les plus nobles person-
nages de la troupe, le duc Orsino et la comtesse Olivia se
grisent et se dégrisent exactement comme les deux bu-
veurs.
Pourtant, au milieu de toutes ces figures que le caprice
gouverne, Shakespeare a glissé une exception : Malvolio !
INTRODUCTION, 55
— Malvolio est dans Ce que vous voudrez l'intrus du pro-
saïsme. Intendant du palais enchanté d'Olivia, il y repré-
sente la norme, la correction, la discipline, la rigueur, le
respect humain, le décorum. Là où tout le monde est plus
ou moins ivre, lui seul a la prétention de rester froid. A cet
extravagant festin, oh les autres vident les coupes les plus
capiteuses, lui s'obstine à boire de l'eau. On dirait un tea-
totaller fourvoyé dans une orgie. Il est là comme le recors
de la sobriété, comme le policeman de la tempérance. Fort
de son abstinence, il est inflexible pour l'incontinence d'au-
trui. Écoutez avec quelle rébarbative véhémence il tance les
deux viveurs qu'il surprend chez madame la comtesse, en
flagrant délit de libation nocturne :
— Çà, êtes-vous fous, mes maîtres, ou bien qu'êtes-vous
donc? N'avez-vous ni raison, ni savoir-vivre, ni civilité,
pour brailler comme des chaudronniers à cette heure de
nuit? Tenez-vous la maison de madame pour un cabaret,
que vous hurlez ici vos airs de tailleur sans ménagement
ni remords de voix? ne respectez- vous ni lieu ni personne?
Avez- vous perdu toute mesure?
Que les buveurs se le tiennent pour dit : il faudra se ré*
former ou déguerpir. Malvolio ne badine pas ; pas plus tard
qu'hier, il a sans rémission chassé de la maison le brave
Fabien qui s'était permis d'organiser dans le parc un combat
d'ours. Si le rigide intendant se contentait de sévir contre
l'ivrognerie et les divertissements cruels, il n'y aurait rien
à dire. Mais Malvolio ne borne pas là sa mission. Il est le
persécuteur du plaisir, quel qu'il soit, le proscripteur de la
gaîté, même la plus inofîensive. Il fait la guerre à tous les
jeux, voire aux jeux de mots. Comme il n'entend pas raille-
rie, il déteste la plaisanterie. Tout éclat de rire l'offusque et
lui fait l'effet d'un sarcasme. N'ayant pas d'esprit, il hait
d'instinct ceux qui en ont. Par exemple, il a contre Feste
une animosité personnelle, et il s'étonne hautement que
5(5 LES FARCES.
madame la comtesse « se plaise dans la société d'un si chétif
coquin. » Il considère « les gens sensés, qui s'extasient de-
vant des fous de cette espèce, comme ne valant guère mieux
que la marotte de ces fous. » Et il prononce cette sentence
avec une telle aigreur que, malgré sa partialité pour lui, la
comtesse Olivia lui reproche nettement « d'avoir le goût dé-
rangé » et « de prendre des flèches à moineaux pour des bou-
lets de canons. » Malvolio est l'ennemi des amoureux tout
autant que des poètes. Il fait faction à la porte du palais
pour en écarter les galants. C'est lui qui barre le passage au
page d'Orsino, quand ce petit impertinent prétend parler à
la comtesse au nom du duc. Et lorsque madame Olivia le
charge de rattraper Césario pour lui remettre sa bague,
il court après le page comme un furieux et lui jette l'an-
neau aux pieds, aggravant spontanément par une exécution
injurieuse l'ordre qu'il a reçu. Ces excès de zèle ont pour
effet de rendre l'honnête Malvolio parfaitement antipathi-
que; il a la sagesse insupportable et la probité assommante.
Rien de plus disgracieux que ce perpétuel rabat-joie. Im-
possible, en restant estimable, d'être moins aimable. Qui
de nous n'a rencontré dans la vie de ces vertus farouches,
anguleuses et maussades? Passe encore si Malvolio avait au-
tant de modestie que de modération. Mais Malvolio est
d'une arrogance agaçante; il est tranchant et cassant; il
a avec tout le monde des airs de supériorité qui ressemblent
à des provocations. Tout en rendant ample justice à ses
qualités, madame Olivia elle-même lui dit en face « qu'il
a la maladie de l'amour-propre. » Quant à la fine soubrette
Maria, elle est moins parlementaire et proclame tout haut que
monsieur Malvolio est un âne plein d'affectation. Elle a une
aversion insurmontable pour ce personnage « tout féru de
lui-même qui se croit bourré de perfection. » Et, si pré-
venue que soit la jolie soubrette, il n'est pas étonnant que
cette opinion trouve de l'écho.
INTRODUCTION. 57
Hormis madame Olivia, Malvolio a tout le monde contre
lui. Il n'y a qu'un cri pour dénoncer cet être sentencieux
« qui débite ses maximes par grandes gerbes. » Aussi,
quand Maria propose de lui jouer un bon tour, l'idée est-
elle accueillie par tous avec acclamation. Chacun veut être
du complot. Admirable ! exclame sir Tobie. Excellent! ré-
pète sir André. « Moi, s'écrie Fabien, je veux être bouilli
à mort par la mélancolie si je perds un scrupule de cette
farce. » La farce est bonne en effet. L'ingénieuse Maria a
découvert dans le caractère même de Malvolio l'amorce
vengeresse. Ah! Malvolio est vaniteux; eh bien, c'est par
la vanité qu'il va être attrapé. Il s'agit de lui fourrer dans
la tête cette idée étrange, saugrenue, biscornue, impossible,
inouie, que la comtesse Olivia, la noble dédaigneuse qui
rejette de si haut les hommages d'un prince, est amoureuse
de lui, Malvolio! Le joyeux plan, proposé, médité, concerté,
est mis à exécution. Un billet doux, écrit par Maria, d'une
écriture qu'on croirait celle de la comtesse, est égaré sour-
noisement sur le passage de l'intendant; Malvolio le ra-
masse, l'ouvre et croit tout. Le tour est fait, et voyez le ré-
sultat moral. Ce Malvoho, l'homme positif par excellence,
le raisonneur terre à terre, le logicien pratique, prend pour
réalité le plus irréalisable des rêves. Il se figure qu'il est
adoré d'Olivia, et le voilà égaré par la fatuité en pleine
chimère. Il se voit déjà comte Malvolio, assis sous un dais
dans sa simarre de velours à ramages, promenant sur ses
officiers rangés autour de lui un regard souverain, réformant
en maître toute sa maison, envoyant chercher son parent
Tobie par sept valets et le sommant impérieusement de re-
noncer à la dive bouteille. — Lui, Malvolio, le censeur
des amoureux, il devient le plus extravagant des verts ga-
lants. Lui le persécuteur des histrions et des bouffons, le
voilà qui joue la plus drôle des pasquinades sous le plus
hétéroclite des travestissements ! Il se chausse de bas jaunes,
58 LES FARCES.
il se sangle les mollets avec des jarretières en croix, et se
présente solennellement à sa maîtresse dans la plus bur-
lesque attitude, avec un sourire béat qui, prétend Maria,
« lui creuse sur la face plus de lignes qu'il n'y en a dans
la nouvelle mappemonde augmentée des Indes. » En le
voyant ainsi métamorphosé, madame Olivia le croit fou
tout de bon et commande avec inquiétude qu'on veille bien
sur ce digne serviteur. Les conjurés s'empressent d'exécuter
un ordre qui favorise si bien leur projet; ils emmènent Mal-
volio, l'enferment dans une chambre noire, et pour le gué-
rir envoient chercher l'exorciste. Aussitôt, Feste, tant de
fois honni par Malvolio, apparaît sous la soutane du curé
sir Topas pour chasser le diable qui possède le démoniaque.
Malvolio a beau protester qu'il n'est pas fou ; le fou s'obstine
à le dire fou; Malvolio implore une épreuve, et conjure
monsieur le curé de lui adresser des questions. Feste inter-
roge Malvolio sur la transmigration des âmes; et, comme
Malvolio se refuse à croire que l'âme de sa grand'mère soit
logée dans une bécasse, Feste lui signifie qu'il ne sortira de
son cachot que quand il partagera les opinions de Pythagore !
Toute cette scène, d'un humour magistral, résume par
une impérissable parodie l'éternelle dispute du pédant et
du poëte, du fanatique et du libre penseur, du cuistre et du
philosophe, du bourgeois et de l'artiste, de l'homme de bon
sens et de l'homme d'imagination. Et ici, remarquez-le
bien, le dernier mot ne reste pas au sage, mais au fou, La
saine raison, la rigoureuse logique, l'entendement dit pra-
tique, le sérieux solennel sont pris au piège, dupés et ber-
nés par la bouffonnerie idéale. Ce Malvolio, qui dédaignait
et outrageait l'imagination, est finalement maîtrisé par elle
et réduit à lui demander grâce. La folle du logis insultée
se venge en rendant grotesque son insulteur.
C'est ainsi que Shakespeare a par un accord profond relié
l'intrigue secondaire dont Malvolio est le protagoniste à l'in-
INTRODUCTION. W
trigue première qui sert de cadre à la comédie. Cette fan-
taisie souveraine, qui inopinément rapproche les deux ju-
meaux si longtemps séparés, qui brusquement fait épouser
Olivia par Sébastien, Viola par Orsino, Maria par sir Tobie,
impose sa suprématie à Malvolio lui-même. Elle domine
celui qui lui résiste aussi impérieusement que ceux qui lui
cèdent. Elle accable tous les personnages par d'irrésisti-
bles surprises. Elle mystifie Malvolio, comme elle berne sir
Tobie et sir André qu'elle fait étriller par Sébastien tout à
coup substitué à sa sœur, comme elle étonne Olivia et Viola
en les donnant l'une et l'autre à deux maris inespérés. —
L'idée de la pièce, qui ressort si splendidement de l'action
même, est d'ailleurs complètement mise en lumière par ce
double titre : le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez. L'im-
mémoriale fantaisie, qui a pour devise Ce que vous voudrez,
a de tout temps présidé à cette antique fête des Rois que le
culte païen a léguée au christianisme primitif et qui, reve-
venant chaque année douze jours après la Noël, était célé-
brée par l'Angleterre protestante comme elle l'est encore de
nos jours par la France catholique. Quoi de plus essentielle-
ment fantasque que cette solennité joyeuse de Twelftli Nighl
qui, au soir de l'Epiphanie, transformait la plus humble
demeure en un palais imaginaire, qui donnait au plus pau-
vre, comme au plus riche, l'illusion de la toute-puissance,
et qui, aux acclamations des buveurs choquant les verres,
faisait surgir une couronne d'une galette? La fantaisie su-
prême, qui organisait cette cour bachique et qui groupait
roi, reine et ministres autour de la table illuminée, est
bien la même providence capricieuse qui, dans la comédie
de Shakespeare, distribue si diversement les parts et qui si
inopinément décerne à Sébastien la fève convoitée par Mal-
voho.
Cette ravissante comédie fut imprimée pour la première
60 LES FARCES.
fois dans l'in-folio de 1623, puis réimprimée dans l'in-
folio de 1632. Le British Muséum possède un bien rare
exemplaire de cette seconde édition, l'exemplaire originai-
rement acquis par Charles I" et légué par Georges IV à la
bibliothèque nationale. Dans ce volume princier, en tête de
la pièce qui nous occupe, on remarque une rature faite de
la main même du roi Charles : le titre original twelfth
NiGHT OR WHAT You wiLL, est barré et remplacé par ce nom
unique : MalvoUo. La critique ne s'est jamais demandé
quelle pouvait être la pensée du roi, quand il corrigeait
ainsi le poëte, appelant l'ouvrage de Shakespeare autrement
que ne l'avait appelé Shakespeare, et résumant dans la
figure de Malvolio la comédie dont Malvolio n'est certes
pas le personnage principal. Je crois entrevoir le motif de
cette correction étrange. — Malvolio, rappelons-nous-le,
est un puritain , un diahle de puritain^ the devil a pu-
ritari, comme dit la soubrette Maria. Il appartient à ce
parti intolérant et farouche qui doit un jour dominer le
long Parlement et renverser dans le sang la monarchie des
Stuarts. Nul doute que Charles F% attaqué dès son avène-
ment par ce parti, attaqué, non-seulement dans son trop
condamnable despotisme, mais dans sa vie privée, dans
ses sympathies domestiques, dans ses mœurs intimes, dans
son noble goût pour les arts, dans sa généreuse prédilection
pour le théâtre, n'ait vu dans la satire dirigée contre Mal-
volio une sorte de main-forte prêtée à la cause monarchique
par l'auteur d'Hamlet. Les traits lancés contre le rigide
intendant d'Olivia retombaient en allusions acérées sur
les amers ennemis du bon plaisir royal. Dominé par une
préoccupation toute personnelle, Charles P"" devait regar-
der comme capitale l'excellente farce jouée à « ce diable de
puritain, » et il trouvait logique de modifier le titre de la
pièce conformément à l'importance suprême qu'il attribuait
à ce personnage. Hélas ! la douce épigramme du poëte ne
INTRODUCTION. Gl
pouvait désarmer l'avenir lugubre qui déjà menaçait le pe-
tit-fils de Marie Stuart, et Malvolio bafoué n'allait être que
trop vengé par l'échafaud de White-Hall.
Ce que vous voudrez, joué le 2 février 1602, à une re-
présentation d'amateurs, par les étudiants de Middle-Tem-
ple, était évidemment écrit dès le commencement du dix-
septième siècle. Certes, à cette époque, Shakespeare ne
pouvait pas même soupçonner le sombre drame historique
qui devait avoir pour dénoûment l'exécution de Charles P^
Il ne pouvait prévoir la série d'événements extraordinaires
qui devaient livrer la monarchie absolue au parti puritain.
Mais l'ascendant sans cesse croissant de cette secte n'avait
pu échapper à son génie observateur. Les puritains creu-
saient depuis vingt ans une sape redoutable dans les pro-
fondeurs de la société britannique; ils agissaient déjà sur
la Chambre des communes; répandus dans les provinces et
dans la métropole, ils dominaient de leur influence un grand
nombre de corporations municipales. C'étaient eux qui par
leurs dénonciations avaient fait proscrire de la Cité de Londres
la plupart des théâtres, et forcé la troupe de Globe à émigrer
par de-là la Tamise, dans le faubourg de Southwark. Chré-
tiens judaïques, les puritains confondaient dans le même
anathème les choses les plus odieuses et les choses les
plus sacrées, le papisme catholique et l'immortelle philoso-
phie, le papisme anglican et la pensée libre, la superstition
et l'art, le confessionnal et le théâtre, le mensonge et la
poésie. L'outrage qu'ils crachaient sur Torquemada, ils le
jetaient à la face de Michel-Ange. Incurables aveugles, ils
prenaient pour le faux le beau, cette splendeur du vrai.
Voulez-vous avoir une idée de cette cécité implacable? L'un
d'entre eux, Philipp Stubbes, dans un pamphlet réimprimé
en 4595, The anatomy of abuses, proclamait que « les romans
étaient inventés par Belzébuth, écrits par Lucifer, autorisés
par Pluton, imprimés par Cerbère et mis en vente par les
62 LES FARCES.
Furies pour l'empoisonnement de l'univers. « Un autre, le
chef même du parti, Stephen Gosson, ancien étudiant de
l'université d'Oxford, auteur dramatique converti, publiait
en 1597 un factura résumé par ce titre : L'École des abus,
contenant une agréable invective contre les poètes, les co-
médiens et les bouffons et autres chenilles de la république. »
Ce Gosson avait inauguré sa conversion par un livre destiné
à démontrer que « les pièces de théâtre ne doivent pas être
tolérées dans une république chrétienne, » et dédié expres-
sément au secrétaire d'État, sir Francis Walsingham.
Ainsi, non contents d'insulter le théâtre, les puritains le
dénonçaient. Ils avilissaient la polémique jusqu'à la déla-
tion. Ils requéraient pour la satisfaction de leurs animosités
les rigueurs du despotisme qui les accablait eux-mêmes.
Dans la frénésie du fanatisme, ils aggravaient la stupidité
par la lâcheté. Si le pouvoir les avait écoutés, le théâtre an-
glais était fermé pour toujours, et tous ces chefs-d'œuvre qui
aujourd'hui éblouissent le monde, Macbeth, Othello, le Roi
Lear, Hamlet, fussent restés forcément les secrets d'une si-
lencieuse rêverie. Certes Shakespeare n'était que trop fondé
à flétrir ces ignobles attaques. Pourtant combien douce est sa
réplique ! avec quelle noble modération il ferme la bouche
à ses adversaires! Contre leur brutahté il ne s'arme que de
grâce. Il répond à tous ces cris de fureur par le plus aimable
badinage. Il réfute les pamphlets les plus odieux par cette
exquise épigramme : Ce que vous voudrez. En dépit des
farouches détracteurs du plaisir, il revendique, au nom de
la nature humaine, le droit à la gaîté, à la joie, au caprice,
à la fantaisie. Les puritains veulent proscrire les fêtes po-
pulaires; Shakespeare choisit la plus folle de toutes, la Fête
des Rois, et l'inscrit, titre lumineux, en tête de sa nouvelle
œuvre. Les puritains ne veulent plus entendre que des
hymnes et des psaumes; Shakespeare, par la voix du bouf-
fon Feste, leur chante « la naïve et franche chanson d'à-
INTRODUCTION. . 63
» mour que les fileuseset les tricoteuses fredonnent en tra-
» vaillant au soleil. » Tous ces Malvolios damnent la comé-
die, Shakespeare s'amuse à leur faire une farce.
C'est avec ce généreux enjouement que se défend le
poëte. Il convie à la bonne humeur ces inexorables têtes
rondes qui en 1642 feront fermer son théâtre. A Cromwell
qui va le frapper, Shakespeare s'offre, le sourire aux lèvres.
13 mai 18fi4.
LES
JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR
PERSONNAGES :
SIR JOHN FALSTAFF.
SHALLOW, juge de paix de cam
pagne.
SLENDER, neveu de Shallow.
GUÉ,
PAGE,
WILLIAM PAGE, jeune garçon^ fils
de Page.
SIR HUGH EVANS, curé gallois.
LE DOCTEUR GAIUS, médecin fran-
çais.
L'HOTE DE LA JARRETIÈRE.
[ bourgeois de Windsor.
i,)
de la
bande de Falstaff.
FENTON, amoureux d'Anne Page
BARDOLPHE
PISTOLET
NYM
ROBIN, page de Falstaff.
SIMPLE, valet de Slender.
RUGBY, valet de Caïus.
MISTRESS GUÉ.
MISTRESS PAGE.
MISTRESS ANNE PAGE, sa fille.
MISTRESS QUIGKLY, femme de
ménage du docteur Caïus.
La scène est à Windsor.
SCENE 1.
[Windsor. Un jardin devant la maison de Page.] (1)
Entrent le juge Shallow, Slender et sm Hugh Evans.
SHALLOW.
Sir Hugh, n'insistez pas; j'en ferai une affaire de
Ciiambre étoilée. Fût-il vingt fois sir John Falstaff, il ne se
jouera pas de Robert Shallow, esquire.
SLENDER.
Du comté de Glocester, juge de paix, et coram.
SHALLOW.
Oui, cousin Slender, et Cust-alorum.
SLENDER.
Oui, et ratolorum encore ! gentilhomme né, monsieur
le pasteur, qui signe Armigero, sut tous les billets, mandats,
quittances et obligations ! Armigero !
SHALLOW.
Oui, pour ça, nous le faisons, et nous l'avons fait con-
tinuellement depuis trois cents ans.
SLENDER.
Tous ses successeurs trépassés avant lui l'ont fait, et
tous ses ancêtres, qui viendront après lui, pourront le faire:
ils pourront porter les douze brochetons blancs sur leur
cotte d'armes (2).
SHALLOW.
C'est notre ancienne cotte d'armes.
68 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
EVANS.
Douze petits animaux blancs, ça n'est pas trop pour une
vieille cotte; ça ne fait pas mal, en passant ; c'est des pêtes
familières à l'homme et qui signifient : Sympathie.
SHALLOW.
Ces bêtes-là ne sont pas poisson salé ; et c'est du poisson
salé que porte notre ancienne cotte.
SLENDER.
Puis-je écarteler, cousin?
SHALLOW.
Vous le pouvez, en vous mariant.
EVANS, à Shallow.
Vous seriez bien marri, s'il écartelait.
SHALLOW.
Nullement.
EVANS.
Si fait, par Notre-Dame ! S'il prenait un quartier de votre
cotte, il ne vous en restera plus que trois, d'après mon sim-
ple calcul ; mais laissons ça. Si sir John Falstaff a commis
des déshonnêtetés envers vous, je suis d'église, et je m'em-
ploierai pien volontiers à amener des arrangements et des
compromis entre vous.
SHALLOW.
Le Conseil entendra l'affaire : il y a sédition.
EVANS.
Il n'est pas pon que le Conseil entende parler d'une sé-
dition : il n'y a pas de crainte de Tieu dans une sédition.
Le Conseil, voyez-vous, voudra entendre parler de la
crainte de Tieu, et ne voudra pas entendre parler de sédi-
tion. Réfléchissez-y bien.
SHALLOW.
Ha! sur ma vie, si j'étais jeune encore, l'épée termine-
rait tout ceci.
SCÈNE I. 69
EYANS.
Il vaut mieux que vos amis tiennent lieu d'épée et termi-
nent la chose. Et puis j'ai dans la cervelle une autre idée qui
peut-être produira depons effets. Vous connaissez Anne Page,
la fille de maître George Page, une mignonne virginité?
SLENDER.
Mistress Anne Page? Elle a les cheveux bruns et une
menue voix de femme.
EVANS,
C'est justement cette personne-là ; entre toutes celles de
l'nivers, vous ne pouviez pas mieux trouver. Son grand-
père, à son lit de mort (que Tieu l'appelle à une pienheu-
reuse résurrection!) , lui a légué sept cents livres en monnaie
d'or et d'argent, pour le jour où elle aura pu atteindre ses
dix-sept ans. Or ce serait une bonne inspiration, si nous
laissions là nos caquetages et nos pavardages, et si nous
arrangions un mariage entre maître Abraham et mistress
Anne Page.
SHALLOW.
Est-ce que son grand-père lui a légué sept cents livres ?
EVANS.
Oui, et son père lui laissera encore un plus peau denier.
SHALLOW. •
Je connais la jeune damoiselle ; elle est bien douée.
EVANS.
Avoir sept cents livres et des espérances, c'est être pien
doué.
SHALLOW.
Eh bien, allons voir l'honnête maître Page. Falstaff est-
illà?
EVANS.
Vous dirai-je un mensonge ? Je méprise un menteur,
comme je méprise quiconque est faux, ou comme je mé-
prise quiconque n'est pas vrai. Le chevalier sir John est là.
Mais, je vous en conjure, laissez-vous guider par ceux qui
XIV. S
70 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
VOUS veulent du pien. Je vais frapper à la porte et demander
maître Page.
Il frappe à la porte de la maisoa.
Holà ! hé ! Tieu pénisse votre maison céans !
Paraît Page.
PAGE.
Qui est là?
EVANS.
Voici la pénédiction de Tieu, et voici votre ami, le juge
Shallow, et le jeune maître Slender qui peut-être vous
contera une autre histoire, si la chose est de votre goût.
PAGE.
Je suis charmé de voir Vos Révérences en bonne santé. Je
vous remercie pour mon gibier, maître Shallow.
SHALLOW.
Maître Page, je suis charmé de vous voir. Grand bien
vous fasse ! J'aurais voulu que votre gibier fût meilleur; il
a été mal tué... Comment va la bonne mistress Page?... Et
je vous aime toujours de tout mon cœur, là, de tout mon
cœur.
« PAGE.
Monsieur, je vous rends grâces.
SHALLOW.
Monsieur, je vous rends grâces ! . . . par oui et par non, je
vous aime.
PAGE.
Je suis charmé de vous voir, cher maître Slender.
SLENDER.
Comment va votre lévrier fauve, monsieur ? J'ai ouï dire
qu'il a été dépassé à la course de Cotsale (3).
PAGE.
C'est ce qu'on n'a pas pu juger, monsieur.
SLENDER.
Vous ne l'avouerez pas, vous ne l'avouerez pas.
SCÈNE I. 71
SHALLOW.
Non ; il ne l'avouera pas.,. C'est votre guignon, c'est vo-
tre guignon... C'est un bon chien.
PAGE.
Un mâtinj monsieur !
SHALLOW.
Monsieur, c'est un bon chien, et un beau chien. Peut-on
rien dire de plus ? Il est bon et beau... Sir John Falstaff
est-il ici?
PAGE.
Monsieur, il est à la maison ; et je voudrais pouvoir in-
terposer mes bons offices entre vous.
EVANS.
C'est parler comme un chrétien doit parler.
SHALLOW.
Il m'a ofïensé, maître Page.
PAGE.
Monsieur, il l'avoue en quelque sorte:^
SHALLOW.
Si la chose est avouée, elle n'est pas réparée. N'est-il pas
vrai, maître Page? Il m'a offensé, offensé tout de bon ;
offensé, à la lettre ; croyez-moi : Robert Shallow, esquire,
se dit offensé.
PAGE.
Voici sir John qui vient.
Entrent sir John Falstaff, Bârdolphe, Nym et Pistolet.
FALSTAFF.
Eh bien, maître Shallow, vous voulez donc vous plaindre
de moi au roi ?
SHALLOW.
Chevalier, vous avez battu mes gens, tué mon daim, et
forcé mon pavillon.
72 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
ÏALSTAFF.
Mais non baisé la fille de votre garde.
SHALLOW.
Bah! une pointe d'aiguille ! Vous répondrez de tout ça.
FALSTAFF.
Je vais répoudre immédiatement : j'ai fait tout ça...
Voilà ma réponse.
SHALLOW.
Le Conseil connaîtra l'affaire.
FALSTAFF.
Le conseil que je vous donne, c'est de ne pas la faire
connaître : on rira de vous.
EVANS.
Pauca verba, sir John, et de ponnes paroles !
FALSTAFF.
Bonnes paroles ! bonnes fariboles ! Slender, je vous ai
écorché la tête : quelle humeur avez-vous contre moi ?
SLENDER.
Morbleu, monsieur, j'ai la tête pleine d'humeur... contre
vous et contre vos coquins d'escrocs, Bardolphe, Nym et
Pistolet. Ils m'ont entraîné à la taverne, m'ont fait boire, et
ensuite ont vidé mes poches.
BARDOLPHE.
Fromage de Banbury (4)!
SLENDER.
Hé ! peu m'importe !
PISTOLET.
Qu'est-ce à dire, Méphistophélèsj?
SLENDER.
Hé ! peu m'importe.
NYM.
Tranchons-là ! pauca ! pauca ! tranchons-là ! il suffit.
SLENDER, à ShaHow.
Où est Simple, mon valet? Pourriez-vous me le dire,
cousin ?
SCÈNE I. 73
EVANS.
Paix, je vous prie ! Entendons-nous ! Il y a trois arpitres
dans cette affaire, à ce que j'entends ; il y a maître Page,
c'est-à-dire maître Page ; il y a moi-même, c'est-à-dire
moi-même ; et la tierce personne, en conclusion finale, est
mon hôte de la Jarretière.
PAGE.
C'est à nous trois d'écouter l'affaire et de tout terminer
entre eux.
■ EVANS.
Fort pien ; je vais en dresser le procès-verpal sur mon
calepin ; et ensuite nous instruirons la cause aussi discrè-
tement que nous pourrons.
FALSTAFF, appelant.
Pistolet !
PISTOLET, s' avançant.
Il écoute de toutes ses oreilles.
EVANS.
Par le tiable et sa mère! quelle phrase est-ce là : tl
écoute de toutes ses oreilles? Eh ! c'est des affectations !
FALSTAFF.
Pistolet, avez- vous vidé les poches de maître Slender?
SLENDER.
Oui, par ces gants ! si cela n'est pas, je veux ne jamais
rentrer dans ma grande chambre ! Il m'a volé sept groats en
belles pièces de six pennys et deux grands shillings d'E-
douard que j'avais achetés d'Yead le meunier deux shillings
et deux pennys la pièce. J'en jure par ces gants !
FALSTAFF.
Est-ce la vérité, Pistolet ?
EVANS.
Non, c'est une fausseté noire, s'il y a vol.
74 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
PISTOLET^ à Evans.
— Ah çà ! étranger des montagnes !
A Falstaff.
Sir John mon maître, — je demande à me battre avec ce
sabre de bois.
A Slender.
— Je te jette un démenti à la gorge, — un démenti écla-
tant. Bave et écume, tu mens ! —
SLENDER, montrant Nym.
Par ces gants ! alors c'était lui.
NYM.
Faites attention, l'ami, pas de mauvaises plaisanteries ! Je
vous dirai : Attrape, si vous faites sur moi de ces plaisan-
teries pendables. Voilà ma déclaration.
SLENDER, montrant Bardolphe.
Par ce chapeau, c'est donc celui-là avec sa face rouge.
Si je ne puis pas me rappeler ce que j'ai fait après que
vous m'avez soûlé, je ne suis pourtant pas tout-à-fait un
âne.
FALSTAFF, à Bardolphe.
Que ditez-vous à cela, frère Jean l'écarlate?
BARDOLPHE.
Eh bien, monsieur, je dis, pour ma part, que ce gentle-
man, à force de boire, avait perdu ses cinq sentences...
EVANS.
Ses cinq sens! Fi! ce que c'est que l'ignorance!
BARDOLPHE.
Et qu'étant ivre, il a été, comme on dit, sous la table, et
qu'en conclusion il a battu la campagne.
SLENDER.
Oui, alors aussi vous parliez latin ! Mais n'importe !
Après ce tour-là, je veux, tant que je vivrai, ne jamais me
soûler qu'en compagnie honnête, civile et pie ; si je me
soûle, je veux me soûler avec ceux qui ont la crainte de
Dieu, et non avec des chenapans d'ivrognes.
SCÈNE I. 75
EVANS.
Par le Tieu qui m'juge, voilà une vertueuse intention.
FALSTAFF.
Vous voyez que tous les faits sont niés, messieurs ; vous
l'entendez.
Entrent mistress Anne Page, apportant du vin, pais MISTRESS Gué
et MISTRESS Page.
PAGE.
Non, ma fille, remporte ce vin ; nous boirons à la
maison.
Anne Page rentre dans la maison.
SLENDER.
0 ciel ! c'est mistress Anne Page!
PAGE.
Comment va, mistress Gué ?
FALSTAFF.
Mistress Gué, sur ma parole, vous êtes la très-bien ve-
nue. Avec votre permission, chère madame.
Il l'embrasse.
PAGE.
Femme, fais fête à ces messieurs. Venez, nous avons un
pâté chaud de venaison à dîner. Venez, messieurs, j'espère
que nous allons noyer toutes les rancunes.
Tous entrent dans la maison, excepté Shallow, Slender et Evans.
SLENDER.
Je donnerais quarante shillings pour avoir ici mon livre
de chansons et de sonnets.
Entre Simple.
Eh bien, Simple ! où avez- vous été ? Il faut que je me
serve moi-même, n'est-ce pas ! Vous n'avez pas le Livre
des Énigmes sur vous? L'avez-vous ?
76 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
SIMPLE.
Le Livre des Énigmes ! Mais est-ce que vous ne l'avez
pas prêté à Alice Courtemiche à la Toussaint dernière,
quinze jours avant la Saint-Michel?
SHALLOW.
Venez, neveu, venez, neveu, nous vous attendons. Un
mot, neveu !... Eh bien, neveu, voici : il y a, pour ainsi
dire, une proposition, une sorte de proposition faite en
l'air par sir Hugh ici présent... Vous m'entendez?
SLENDER.
Oui, monsieur, et vous me trouverez raisonnable; si
cela est, je ferai tout ce qui est de raison.
SHALLOW.
Mais entendez-moi donc.
SLENDER.
C'est ce que je fais, monsieur.
EVANS.
Prêtez l'oreille à sa motion, maître Slender; je vous
descriptionnerai l'affaire, si elle vous convient.
SLENDER.
Non, je veux faire ce que mon oncle Shallow me dira;
excusez-moi, je vous prie ; il est juge de paix dans son
pays, tout simple mortel que je suis.
EVANS.
Mais ce n'est pas là la question; il s'agit de votre mariage.
SHALLOW.
Oui, voilà le point, mon cher.
EVANS.
Oui, ma foi, voilà justement le point... avec mistress
Anne Page !
SLENDER.
Ah ! si c'est comme ça, je suis prêt à l'épouser à toutes
les conditions raisonnables.
SCÈNE I. 77
EVANS.
Mais pouvez-vous affectionner la d'moiselle? Nous vou-
lons le savoir de votre pouche ou de vos lèvres ; car divers
philosophes soutiennent que les lèvres, c'est une partie de
la pouche... Donc, pour préciser, pouvez-vous reporter
votre inclination sur la jeune fille ?
SHALLOW.
Neveu Abraham Slender, pouvez-vous l'aimer?
SLENDER.
Je l'espère, monsieur; je ferai pour ça tout ce qu'on peut
faire raisonnablement.
EVANS.
Voyons, par le seigneur Tieu et par Notre-Tame, il faut
nous dire possitivement si vous pouvez reporter vos sympa-
thies sur elle.
SHALLOW.
Ça, il le faut. L'épouseriez-vous avec une bonne dot?
SLENDER.
Je ferais bien davantage, oncle, à votre raisonnable re-
quête.
SHALLOW.
Mais comprenez-moi, comprenez-moi, cher neveu; ce
que je veux, c'est vous complaire, neveu. Pouvez-vous ai-
mer la jeune fille ?
SLENDER.
Je suis prêt à l'épouser, monsieur, à votre requête. Mais,
si l'amour n'est pas grand au commencement, le ciel pourra
le faire décroître après une plus ample accointance, quand
nous serons mariés et que nous aurons eu occasion de nous
mieux connaître. J'espère qu'avec la familiarité grandira
l'antipathie. Mais, si vous me dites : Épousez-la, je l'é-
pouse ; j'y suis très-dissolu, et fort dissolument.
EVANS.
Voilà une réponse fort sage ; sauf la faute dans l'mot
78 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
cUssoliiment ; selon l'acception reçue, c'est résolument qu'il
faut dire... Son intention est ponne.
SHÂLLOW.
Oui, je crois que mon neveu avait bonne intention.
SLENDER.
Oui, ou je veux bien être pendu, là.
Rentre Anne Page.
SHALLOW.
Voici venir la belle mistress Anne... Je voudrais être
jeune pour l'amour de vous, mistress Anne !
ANNE.
Le dîner est sur la table ; mon père désire l'honneur de
votre compagnie.
SHÂLLOW.
Je suis à lui, belle mistress Anne.
EVANS.
Tieu soit péni ! je ne veux pas manquer le pénédicité.
Sortent Shallow et Evans.
ANNE.
Vous plaît-il d'entrer, monsieur?
SLENDER.
Non, je vous remercie, sur ma parole, de tout cœur ; je
suis très-bien.
ANNE.
Le dîner vous attend, monsieur.
SLENDER.
Je n'ai pas faim, je vous remercie, sur ma parole.
A Simple.
Allez, maraud, tout mon valet que vous êtes, allez servir
mon oncle Shallow.
Sort Simple.
Un juge de paix peut parfois être bien aise qu'un parent
lui prête son valet... Je ne garde que trois valets et un page,
SCÈNE I. 79
jusqu'à ce que ma mère soit morte. Mais qu'importe ! en
attendant, je vis comme un pauvre gentilhomme de nais-
sance.
ANNE.
Je ne puis rentrer sans vous, monsieur; on ne s'assoiera
pas que vous ne veniez.
SLENDER.
En vérité, je ne veux rien manger; je vous remercie au-
tant que si je mangeais.
ANNE.
Je vous en prie, monsieur, entrez.
SLENDER.
J'aime mieux me promener ici, je vous remercie. Je me
suis meurtri le tibia l'autre jour en faisant des armes avec
un maître d'escrime. Trois bottes pour un plat de pru-
neaux cuits! Et, ma foi, depuis lors je ne puis supporter
l'odeur d'un mets chaud... Pourquoi vos chiens aboient-ils
ainsi ? Est-ce qu'il y a des ours dans la ville?
ANNE.
Je crois qu'il y en a, monsieur; je l'ai entendu dire.
SLENDER.
J'aime fort ce divertissement-là ; mais je m'y querelle
aussi vite que qui que ce soit en Angleterre... Vous avez
peur, si vous voyez l'ours lâché, n'est-ce pas ?
ANNE.
Oui, vraiment, monsieur.
SLENDER.
Eh bien, maintenant, c'est pour moi boire et manger;
j'ai vingt fois vu Sackerson lâché (5) ; je l'ai même pris par
la chaîne; mais je vous garantis que les femmes jetaient des
cris inimaginables. Mais il est vrai que les femmes ne peu-
vent pas les souffrir; ce sont d'affreuses bêtes très-mal
léchées.
80 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
Page, venant de la maison.
PAGE.
Venez donc, cher maître Slender, venez, nous vous at-
tendons.
SLENDER.
Je ne veux rien manger, je vous remercie, monsieur.
PAGE.
Palsambleu ! vous n'aurez pas le dernier mot, monsieur;
venez, venez.
SLENDER.
Ah ! passez devant, je vous prie.
PAGE.
Allons, monsieur!
SLENDER.
Mistress Anne, vous passerez la première.
ANNE.
Non pas, monsieur; je vous en prie, marchez devant.
SLENDER.
Vraiment, non, je ne passerai pas le premier; vraiment,
là, je ne vous ferai pas cette offense.
ANNE.
Je vous en prie, monsieur.
SLENDER.
J'aime mieux être incivil qu'importun. C'est vous-même
qui vous faites offense, vraiment, là.
Il entre dans la maison, suivi d'Anne et de Page.
Paraissent au seuil de la maison, Evans et Simple.
EVANS.
Allez ; vous demanderez le chemin de la maison du doc-
teur Caïus ; et là demeure une mistress Quickly qui est
pour lui comme sa nourrice, ou son infirmière, ou sa cuisi-
nière, ou sa laveuse, sa planchisseuse et sa repasseuse.
SCÈNE 11. 81
SIMPLE.
Bien, monsieur.
EVANS.
Mais il y a mieux encore. Donnez-lui cette lettre ; car
c'est une femme qui connaît peaucoup mistress Anne Page;
et la lettre est pour lui demander et la prier d'appuyer la
demande de votre maître auprès de mistress Page. Partez,
je vous prie; je veux finir mon dîner; il y a encore les
reinettes et le fromage.
Ils disparaissent.
SCÈNE II.
[L'auberge de la Jarretière.]
Entrent Falstaff, l'Hote^ Bardolphe, Nym, Pistolet et Robin.
FALSTAFT.
Mon hôte de la Jarretière !
l'hote.
Que dit mon immense coquin? Parle savamment et sa-
gement.
FALSTAFF.
En vérité, mon hôte, il faut que je renvoie quelques-uns
de mes gens.
l'hote.
Congédie, immense Hercule, chasse. Qu'ils détalent ! au
galop ! au galop !
FALSTAFF.
Je dépense céans dix livres la semaine !
l'hote.
Tu es un empereur. César, czar ou Balthazar ! Je pren-
drai Bardolphe à mon service; il tirera le vin, il mettra en
perce. Est-ce dit, immense Hector?
82 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
FALSTAFF.
Faites, mon bon hôte.
l'hote.
J'ai dit... Qu'il me suive.
A Bardolphe.
Voyons si tu sais faire mousser et pétiller le liquide. Je
n'ai qu'une parole. Suis-moi.
L'hôte sort.
FALSTAFF.
Bardolphe, suis-le : c'est un bon état que celui de som-
melier. Un vieux manteau fait un justaucorps neuf. Valet
usé, sommelier frais. Va, adieu.
BARDOLPHE.
C'est une vie que j'ai toujours désirée ; je ferai fortune.
Bardolphe sort.
PISTOLET.
0 vil Bohémien ! veux-tu donc manier le fausset?
NYM.
Il a été engendré après boire : la plaisanterie n'est-elle
pas drôle? Il n'a pas l'âme héroïque, et voilà !
FALSTAFF.
Je suis bien aise d'être ainsi débarrassé de ce briquet;
ses vols étaient par trop patents : il était dans sa filouterie
comme un mauvais chanteur, il n'observait pas la mesure.
NYM.
Le vrai talent est de voler en demi-pause.
PISTOLET.
Voler! fi! Peste de l'expression! Les habiles disent
transférer.
FALSTAFF.
Eh bien, mes maîtres, je suis presque réduit à traîner la
savate !
PISTOLET.
Alors gare les écorchures !
SCENE II. 83
FALSTÂFF.
Il n'y a pas de remède. Il faut que j'intrigue ; il faut
que je m'ingénie.
PISTOLET.
Il faut que les jeunes corbeaux aient leur pâture.
FALSTAFF.
Qui de vous connaît un certain Gué de cette ville ?
PISTOLET.
Je connais l'être ; il est cossu.
FALSTAFF .
Mes honnêtes garçons, je vais vous dire mon tour.
PISTOLET.
Plus de deux verges de tour.
FALSTAFF.
Pas de facéties, Pistolet. J'ai beau avoir environ deux
verges de circonférence, je ne m'occupe pas de perdre; je
ne m'occupe que de^gagner. Bref, j'ai l'intention de faire
l'amour à la femme de Gué; j'entrevois en elle de bonnes
dispositions ; elle jase, elle découpe, elle a l'œillade enga-
geante. Je puis traduire la pensée de son style familier : le
sens le moins favorable de sa conduite, rendu en bon an-
glais, le voici : Je suis à sir John Falstaff!
PISTOLET.
Il a étudié son idée et traduit son idée en honnête an-
glais.
NYM.
L'ancrage est trop profond pour moi : me passera-t-on ce
mot?
FALSTAFF..
Maintenant le bruit court qu'elle tient les cordons de la
bourse de son mari ; elle a à sa disposition une légion d'an-
ges argentins.
PISTOLET.
Aie à la tienne une égale légion de diables; et je te dis :
Cours-lui sus, mon gars !
84 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
NYM.
La farce se relève ; ça va bien ; amadouez-moi les
anges.
FALSTAFF.
Je lui ai écrit une lettre que voici; et en voilà une autre
pour la femme de Page qui, elle aussi , me faisait tout à
l'heure les yeux doux, en examinant ma personne de l'air
le plus inquisiteur. Le rayon de son regard dorait tantôt
mon pied, tantôt ma panse majestueuse.
PISTOLET.
C'est qu'alors le soleil brillait sur le fumier !
NYM, à Pistolet.
Merci de ce mot-là.
FALSTAFF.
Oh ! elle parcourait mes dehors avec une attention si
avide, que l'appétit de son œil me brûlait comme un mi-
roir ardent! Voici une autre lettre pour elle : elle aussi, elle
tient la bourse; c'est une véritable Guyane, toute or et
libéralité. Je serai leur caissier à toutes deux, et elles se-
ront des trésors pour moi. Elles seront mes Indes orientales
et occidentales, et je commercerai avec toutes deux.
A Pistolet et à Nym.
Va, toi, porte cette lettre à mistress Page ; et toi, celle-ci
à mistress Gué. Nous prospérerons, enfants, nous prospé-
rerons.
PISTOLET.
— Deviendrai-je un sire Pandarus de Troie, — moi
qui porte l'acier au côté ? Que plutôt Lucifer nous emporte
tous. —
NYM.
Je ne me prêterai pas à une vile intrigue : reprenez
votre intrigante lettre ; je veux maintenir la dignité de ma
réputation.
FALSTAFF, à Robni-
— Tiens, maraud, porte ces lettres prestement... —
SGÈWE II. 85
Vogue, comme ma chaloupe, vers ces parages d'or... —
Vous, coquins, hors d'ici! détalez. Evanouissez-vous comme
la grêle, allez. — Rampez, traînez-vous, jouez des sabots,
allez chercher un gîte ailleurs , décampez ! — Falstaff aura
recours aux expédients du siècle ; — il vivra économique-
ment, coquins, à la française : un page galonné me
suffira.
11 sort avec Robin.
PISTOLET.
— Que les vautours te déchirent les boyaux ! Il y a en-
core des dés pipés - assez pour duper riches et pauvres.
— J'aurai en poche de bons testons, quand toi, tu manque-
ras de tout, — vil Turc de Phrygie.
NYM.
J'ai en tête une opération qui sera une manière de ven-
geance.
PISTOLET.
Tu veux te venger ?
NYM.
Oui, par le firmament et son étoile !
PISTOLET.
Par la ruse ou par l'acier?
NYM.
Des deux manières. Je vais révéler à Page cette intrigue
d'amour.
PISTOLET.
— Et moi, je vais dévoiler à Gué, — comment Falstaff,
varlet vil, — veut tâter de sa colombe, s'emparer de son
or, — et souiller sa couche moelleuse. —
NYM.
Mon intrigue à moi ne languira pas. J'exciterai Page à
employer le poison ; je lui communiquerai la jaunisse ; car
un tempérament ainsi bouleversé est terrible. Voilà ma
manière.
XIV. 6
86 LÈS JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
PISTOLET.
Tu es le Mars des mécontents ; je te seconde. En avant !
Ils sortent.
SCENE TH.
[Chez le docteur Caïas.]
Entrent MiSTRESS Quigkly, Simple et Rugby.
MISTRESS QUICKLY.
Holà ! John Rugby. Va à la croisée, je te prie, et vois si
tu peux voir venir mon maître, le maitre docteur Caïus; s'il
rentrait, sur ma parole, et s'il trouvait quelqu'un à la mai-
son, il ferait un rude abus delà patience de Dieu et de l'an-
glais du roi,
RUGBY.
Je vais faire le guet.
MISTRESS QUICKLY.
Va ; et pour la peine nous aurons un chaudeau ce soir,
à la dernière lueur d'un feu de charbon de terre.
Sort Rugby.
Un honnête garçon, empressé, complaisant, autant
que le meilleur serviteur qui puisse entrer dans une
maison; et, je vous le garantis, point rapporteur et nulle-
ment boute-feu. Son pire défaut est qu'il est adonné à la
prière ; il est un peu entêté de ce côté-là; mais chacun a ses
défauts, passons là-dessus... Votre nom, dites-vous, est Pe-
ter Simple.
SIMPLE.
Oui, faute d'un meilleur.
MISTRESS QUICKLY.
Et maître Slender est votre maître ?
SIMPLE,
Oui, sur ma parole.
SCÈNE III. 87
MISTRESS nUICKLY.
Est-ce qu'il ne porte pas une grande barbe ronde comme
le tranchet d'un gantier?
SIMPLE.
Non, sur ma parole, il n'a qu'une toute petite figure
avec une petite barbe jaune, exactement comme la barbe de
Caïn.
MISTRESS QUICKLY.
Un homme d'humeur douce, n'est-ce pas?
SIMPLE.
Oui, sur ma parole; mais il a la main aussi leste que
peut l'avoir un homme à tête vive ; il s'est battu avec un
garde-chasse.
MISTRESS QUICKLY.
Comment dites-vous?,.. Oh ! je dois me le rappeler. Ne
porte-t-il pas, pour ainsi dire, la tête haute, et ne se pa-
vane-t-il pas en marchant?
SIMPLE.
Oui, en effet.
MISTRESS QUICKLY.
Allons, puisse le ciel ne pas envoyer à Anne Page de
plus mauvais parti ! Dites à monsieur le pasteur Evans
que je ferai ce que je pourrai pour votre maître Anne
est une bonne fille, et je souhaite...
Rentre Rugby.
RUGBY.
Sauvez-vous ! miséricorde ! voici mon maître qui vient.
MISTRESS QUICKLY.
Nous allons tous être rudoyés ! Élancez-vous ici, bon
jeune homme, allez dans ce cabinet.
Elle enferme Simple dans le cabinet du docteur.
Il ne restera pas longtemps... Holà, John Rugby! John!
holà, John, encore une fois! Va, John, va t'informer de
88 LES JOYEUSES Él'OUSES DE WINDSOR.
mon maître; je crains qu'il ne soit pas bien ; il ne rentre pas.
Fredonnant :
Eu bas, en bas, en bas...
Entre le docteur Caius.
CAIUS.
Qu'est-ce que vous chantez là ? Ze n'aime pas ces fu-
tilités. Allez, ze vous prie, dans mon cabinet me chercher
un boîtier vercl (6), un coffre, un coffre vert. Entendez-vous
ce que ze dis ? une boîte verte.
MISTRESS QUICKLY.
Oui, sur ma parole, je vais vous le chercher.
A part.
Je suis bien aise qu'il n'y soit pas allé lui-même ; s'il
avait trouvé le jeune homme, il aurait donné de furieux
coups de cornes.
CAIUS.
Ouf, ouf, ouf! ma foi, il fait fort chaud!... Ze m'en vais
CL le cour. La grande affaire...
MISTRESS QUICKLY, revenant du cabinet.
Est-ce ça, monsieur?
CAIUS.
Ouy, mette-le au mon pocket, dépêche. Vite... Oti est ce
maraud de Rugby?
MISTRESS QUICKLY.
Holà, John Rugby! John!
RUGBY.
Voilà, monsieur.
CAIUS.
Vous êtes Zohn Rugby, et vous être Zeannot Rugby. Al-
lons, prenez votre rapière, et me suivez à la cour.
RUGBY.
Elle est toute prête, monsieur, là sous le porche.
SCENE m. 89
CAIUS.
Sur ma foi, ze tarde trop. Dieu! qu'ay z' oublié! Il y a
dans mon cabinet des simples que pour rien au monde ze
ne voudrais laisser derrière moi.
MISTRESS QTJICKLY.
Miséricorde! il va trouver le jeune homme là, et va-t-il
être furieux!
CAIUS.
0 diable, diable! qu'y a-t-il dans mon cabinet?...
Traînant Simple hors du cabinet.
Scélérat! larron!... Rugby, ma rapière!
MISTRESS QUICKLY.
Mon bon maître, calmez-vous.
CAIUS.
Et pourquoi me calmer?
MISTRESS QUICKLY.
Ce jeune homme est un honnête homme.
CAIUS.
Qu'est-ce qu'un honnête homme peut faire dans mon
cabinet? Pas un honnête homme ne viendrait ainsi dans
mon cabinet.
MISTRESS QUICKLY.
Je vous en supplie, ne soyez pas si flegmatique; écoutez
la vérité. 11 est venu me trouver de la part du pasteur
Hugh...
CAIUS.
Après?
SIMPLE.
Oui, sur ma parole, pour la prier de...
MISTRESS QUICKLY.
Silence, je vous prie.
CAIUS j à mistress Quickly.
Retenez votre langue, vous...
A Simple.
Et VOUS, continuez.
90 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
SIMPLE.
Pour prier cette honnête dame, votre servante, de dire
un bon mot à mistress Anne Page en faveur de mon maître
qui la recherche en mariage.
MISTRESS QUICKLY.
C'est tout, en vérité, là; mais jamais je ne mettrai ma
main au feu, je n'en ai pas envie.
CÂIUS.
Sir Hugh vous a envoyé!... Rugby, baillez-moï du pa-
pier.
A Simple.
Vous, arrêtez un moment.
Il écrit.
MISTRESS QUICKLY , bas à Simple.
Je suis bien aise de le voir si calme; s'il s'était emporté
tout de bon, vous auriez entendu ses cris et sa mélancolie!
Quoi qu'il en soit, l'ami, je ferai pour votre maître tout ce
que je pourrai; le fin mot de la chose est que le docteur
français, mon maître... Je puis l'appeler mon maître,
voyez-vous, car je tiens sa maison, je lave, je repasse, je
brasse, je cuis, je nettoie, je prépare le boire et le manger,
je fais les lits, enfin je fais tout moi-même...
SIMPLE.
C'est beaucoup de besogne sur les bras d'une seule per-
sonne.
MISTRESS QUICKLY.
Vous le pensez? Oui, certes, c'est beaucoup de besogne;
et puis se lever matin et se coucher tard!... Quoi qu'il en
soit (je vous le dis à l'oreille, pas un mot de ceci à per-
sonne), mon maître est lui-même amoureux de mistress
Anne Page; mais n'importe! je connais les sentiments
d'Anne; ils ne sont ni de ce côté-ci ni de celui-là.
CAIUS, à Simple.
Magot, remettez cette lettre à sir Hugh; c'est un cartel,
SCENE III. 91
palsembleu ! Ze veux lui couper la gorze dans le parc;
et ze veux apprendre à ce mauvais faquin de prêtre à
se mêler ainsi de tout et à faire l'officieux!... Vous pouvez
partir; il ne fait pas bon ici pour vous... Palsembleu, ze
veux lui couper les rognons! Palsembleu! il ne lui res-
tera pas un os à zeter à son chien !
Sort Simple.
MISTRESS OUICKLY.
Hélas! il ne fait que parler pour un de ses amis.
CAIUS.
Qu'importe! Ne m'avez-vous pas dit qu'Anne Paze serait
pour moi? Palsembleu, ze veux tuer ce faquin de prê-
tre, et z'ai fait choix de mon hôte de la Zarretière pour
mesurer nos épées... Palsembleu! ze veux avoir Anne
Paze.
MISTRESS QTJICKLY.
Monsieur, la jeune fille vous aime, et tout ira bien,.. Il
faut laisser babiller les gens, malepeste !
CAIUS.
Rugby, venez à la cour avec moi... Palsembleu, si ze
n'ai pas Anne, ze vous mettrai à la porte par les épaules!
Suivez mes talons, Rugby.
11 sort suivi de Ragby.
fflSTRESS QUICKLY.
Vous n'aurez que les oreilles d'âne, vous! Je connais
les sentiments d'Anne sur ce point; il n'y pas une femme
à Windsor qui connaisse les sentiments d'Anne mieux que
moi; et pas une n'a plus d'action sur elle, grâce à Dieu.
FENTON, du dehors.
Holà! quelqu'un!
MISTRESS QUICKLY, allant à la fenêtre.
Qui est là? Approchez de la maison, je vous prie.
92 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
Entre Fenton.
FENTON.
Eh bien, bonne femme, comment vas-tu?
MISTRESS QUICKLY.
D'autant mieux que votre révérence veut bien me le de-
mander.
FENTON.
Quelles nouvelles? Comment va la jolie mistress Anne?
MISTRESS QUICKLY.
En vérité, monsieur, elle est toujours jolie, et honnête,
et douce, et de vos amies, je puis vous le dire en passant,
Dieu soit loué !
FENTON.
Réussirai-je, crois-tu? Est-ce que je ne perdrai pas mes
peines?
fflSTRESS QUICKLY.
Ma foi, monsieur, tout est dans la main du Très-Haut;
mais néanmoins, maître Fenton, je jurerais sur une Bible
qu'elle vous aime. Est-ce que votre révérence n'a pas une
verrue au-dessus de l'œil?
FENTON.
Oui, vraiment; après?
MISTRESS QUICKLY.
Eh bien, il y a toute une histoire quiserattacheàça... Sur
ma parole, c'est une si singulière Nanette... Mais, j'en dé-
teste le ciel, la plus honnête fille qui ait jamais rompu le
pain!... Nous avons eu une heure de conversation sur cette
verrue-là... Je ne rirai jamais que dans la compagnie de
cette fille! Mais, en vérité, elle est par trop portée à l'alli-
colie et à la rêverie,.. Bon, allez-y!
FENTON.
Bon, je la verrai aujourd'hui. Tiens, voilà de l'argent
SCENE TV. 93
pour toi; parle en ma faveur; si tu la vois avant moi, re-
commande-moi bien.
MISTRESS QUICKLY.
En doutez-vous? Oui, certes, nous lui parlerons; et j'en
dirai bien d'autres à votre révérence sur la verrue, lors de
notre prochaine confidence, et sur les autres galants!
FENTON.
C'est bon, adieu ; je suis très-pressé en ce moment.
MISTRESS QUICKLY.
Adieu à votre révérence !
Fenton sort.
En vérité, c'est un honnête gentleman ; mais Anne ne
l'aime pas ; car je connais les sentiments d'Anne aussi bien
que personne... Diantre! qu'ai-je oublié?
Elle sort.
SCÈNE IV.
[Devant la maison de Page.]
Entre MISTRESS Page, une lettre à la main.
MISTRESS PAGE.
Quoi! j'aurai échappé aux lettres d'amour à l'époque fé-
riée de ma beauté, et j'y suis en butte aujourd'hui! Voyons.
Elle lit.
Ne me demandez pas pourquoi je vous aime ; car, bien
que l'amour accepte la raison pour médecin, il ne V admet
pas pour conseiller. Vous nêtes plus jeune, moi non plus;
eh bien donc, voilà une sympathie! Vous êtes gaie, et moi
aussi; ha! ha! voilà une sympathie déplus. Vous aimez le
vin, et moi aussi ; pouvez-vous désirer une plus forte sym-
pathie? Qu'il te siiffise, maîtresse Page, [si du moins l'amour
d'un soldat peut te suffire), de savoir que je t'aime! Je ne
94 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
te dirai pas : aie pitié de moi. Ce n'est pas un mot de sol-
dat; mais je te dirai : aime-moi.
Par moi,
Ton véritable chevalier,
De jour ou de nuit,
A toute espèce de lumière,
Prêt à se battre pour toi,
Avec toutes ses forces.
John Falstaff (7).
Quel Hérode de Judée est-ce là? 0 perversité, perversité
du monde ! Un homme presque mis en pièces par l'âge, faire
ainsi le vert galant ! Quel trait de légèreté, au nom du diable,
cet ivrogne flamand a-t-il pu saisir dans ma conduite, pour
oser m'attaquer de cette manière? Mais il s'est trouvé trois
fois à peine dans ma compagnie ! Qu'ai-je donc pu lui dire?. . .
J'ai été alors fort sobre de ma gaîté, Dieu me pardonne !
Ah! je veux présenter un bill au parlement pour la répres-
sion des hommes. Comment me vengerai-je de lui? Car je
me vengerai, aussi vrai que ses tripes sont faites de bou-
dins!
Entre mistress Gué.
MISTRESS GUÉ.
Mistress Page! sur ma parole, j'allais chez vous.
MISTRESS PAGE.
Et moi, sur ma parole, je venais chez vous. Vous ne
paraissez pas bien.
MISTRESS GUÉ.
C'est ce que je ne croirai jamais; je puis prouver le con-
traire.
MISTRESS PAGE.
Vraiment, à mon idée, vous ne paraissez pas bien.
MISTRESS GUÉ.
Soit, pourtant je répète que je pourrais prouver le con-
traire. Oh! mistress Page, donnez-moi un conseil.
SCÈNE IV. 95
MISTRESS PAGE,
De quoi s'agit-il, ma chère?
MISTRESS GUÉ.
Ah! ma chère, sans une bagatelle de scrupule, quel hon-
neur je pourrais obtenir!
MISTRESS PAGE.
Au diable la bagatelle, ma chère, et prenez l'honneur...
De quoi s'agit-il? Ne vous préoccupez pas des bagatelles.
De quoi s'agit-il?
MISTRESS GUÉ.
Si seulement je voulais aller en enfer pour un moment
ou deux d'éternité, je pourrais être promue à l'honneur de
la chevalerie.
MISTRESS PAGE.
Bah! quel conte!.. Sir Alice Gué! Cet honneur-là de-
viendra banal; crois-moi, tu feras mieux de ne pas changer
de qualité.
MISTRESS GUÉ.
Nous brûlons pour rien la lumière du jour... Tiens, lis,
hs... Tu verras comment je pourrais être promue à l'hon-
neur de la chevalerie... (8)
Elle remet une lettre à mistress Page.
J'aurai la plus mauvaise opinion des gros hommes, tant
que mes yeux pourront distinguer un homme d'un autre.
Et pourtant celui-ci ne jurait pas, il louait la modestie chez
les femmes, et il blâmait toute inconvenance en termes si
sages et si édifiants que j'aurais juré que ses sentiments
étaient conformes à ses paroles; mais ils ne sont pas plus
d'accord que le centième psaume ne l'est avec l'air des Man-
ches vertes (9). Quelle tempête, je le demande, a donc jeté
sur la côte de Windsor cette baleine qui a tant de tonneaux
d'huile dans le ventre? Comment me vengerai-je de lui? Je
crois que le meilleur moyen serait de le bercer d'espé-
rances, jusqu'à ce que le vilain feu de sa concupiscence
96 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
l'ait fait fondre dans sa propre graisse... Avez -vous jamais
rien ouï de pareil?
fflSTRESS PAGE.
Les deux lettres sont exactement pareilles, sauf la diffé-
rence des noms de Page et de Gué. Pour te rassurer
pleinement sur le mystère de ta mauvaise réputation,
voici la sœur jumelle de ta lettre; mais la tienne peut
prendre l'héritage, car je proteste que la mienne n'y pré-
tend pas. Je garantis qu'il a au moins un millier de ces
lettres-là, écrites avec un espace blanc pour les différents
noms. Celles-ci sont de la seconde édition; il les imprimera
sans doute , car peu lui importe ce qu'il met sous presse,
puisqu'il voudrait nous y mettre toutes deux. J'aimerais
mieux être une géante, couchée sous le mont Pélion.
Allons, je vous trouverai vingt tourterelles lascives, avant de
trouver un homme chaste.
MISTRESS GUÉ, confrontant les deux lettres.
Mais c'est exactement la même chose : même écriture,
mêmes mots. Que pense-t-il donc de nous?
MISTRESS PAGE.
Dame, je n'en sais rien. Ça me donne presque envie
de chercher noise à ma propre vertu. Je serais tentée de
me traiter moi-même comme quelqu'un que je ne connais
pas; car, assurément, s'il ne connaissait en moi quelque
penchant que j'ignore moi-même, il ne m'aurait jamais
livré ce furieux abordage.
MISTRESS GUÉ.
Abordage, dites-vous! Je suis sûre que je le tiendrai
au-dessus du pont.
MISTRESS PAGE.
Et moi aussi! Si jamais il pénètre sous mes écou-
tilles, je veux ne jamais me risquer à la mer. Vengeons-
nous de lui ; fixons-lui un rendez-vous ; donnons à ses
instances un semblant d'espoir, et faisons-le aller avec des
SGÈiNE IV. 97
délais bien amorcés jusqu'à ce qu'il ait mis ses clievaux en
gage chez l'hôtelier de la Jarretière.
MISTRESS GUÉ.
Oui, je consentirai à lui jouer les plus méchants tours,
pourvu que la pureté de notre honneur n'en soit pas
souillée. Oh ! si mon mari voyait cette lettre ! elle fourni-
rait un éternel aliment à sa jalousie !
MISTRESS PAGE.
Justement, le voici qui vient ; et mon bon homme aussi.
Mais celui-là est aussi loin d'être jaloux que je suis loin de
lui en donner sujet; et la distance, j'espère, est incom-
mensurable.
MISTRESS GUÉ.
En cela vous êtes plus heureuse que moi.
MISTRESS PAGE.
Concertons-nous contre ce gras chevalier : venez ici.
Elles se retirent à l'écart.
Entrent GuÉ causant avec Pistolet, puis Page causant avec Nym.
GUÉ.
Allons, j'espère qu'il n'en est rien.
PISTOLET.
— L'espoir est dans certaines affaires un chien sans
queue. — Sir John en veut à ton épouse.
GUÉ.
Bah ! monsieur, ma femme n'est plus jeune.
PISTOLET.
Il courtise grandes et petites, riches et pauvres, — jeunes
et vieilles, n'importe qui, Gué. — 11 aime ta Galimafrée,
Gué, avise.
GUÉ.
11 aime ma femme?
PISTOLET.
— De toutes les ardeurs d'un foie brûlant. Préviens-le ,
98 LES JOYEUSES EPOUSES DE WINDSOR.
— OU tu es, comme messire Actéon, menacé d'une cou-
ronne de bois. Oh ! l'odieux nom !
GUÉ.
Quel nom, monsieur?
PISTOLET.
Eh bien, cornard! adieu. — Prends garde; aie l'œil ou-
vert ; car les voleurs rôdent de nuit ; — prends tes précau-
tions, avant que l'été vienne et que le coucou chante. -
Partons, messire caporal Nyin... - Crois-le, Page; il te
parle sensément.
Pistolet sort.
GUÉ.
J'y mettrai de la patience ; j'éclaircirai ceci.
NYM;,àPage.
Et ce que je dis est vrai. Le mensonge ne va pas à mes
manières. Il m'a offensé en quelque manière ; j'aurais bien
porté la manière de lettre qu'il adressait à votre femme ;
mais j'ai une épée que je sais faire mordre au besoin. En
deux mots comme en mille, il aime votre femme. Je me
nomme le caporal Nym; je parle, et j'affirme. C'est la vé-
rité. Mon nom est Nym, et Falstaff aime votre femme.
Adieu ! Il n'est pas dans mes manières de vivre de pain et
de fromage. Adieu.
Il sort.
PAGE, à part.
Ses manières! Voilà un gaillard terriblement maniéré.
GUÉ, à part.
Je surveillerai Falstaff.
PAGE, à part.
Je n'ai jamais ouï un drôle aussi verbeux et aussi pré-
tentieux.
GUÉ, à part.
Si je découvre quelque chose, bon !
SCÈNE IV. 99
PAGE, à part.
Je ne croirais pas un pareil Ciiinois, quand le prêtre de
la ville le recommanderait comme un honnête homme.
GUÉ, à part.
C'est un garçon fort sensé : bon !
PAGE, à sa femme qui s'avance.
C'est VOUS, Meg ?
MISTRESS PAGE.
Oii allez-vous, Georges ? Écoutez donc.
MISTRESS GUÉ, allant à son mari.
Eh bien, mon cher Frank? Pourquoi es-tu si mélanco-
lique ?
GUÉ.
Moi, mélancolique! Je ne suis pas mélancolique. Ren-
trez à la maison , allez.
MISTRESS GUÉ.
Ma foi, tu as quelque lubie en tête en ce moment... Ve-
nez-vous, mistress Page ?
MISTRESS PAGE.
Je suis à vous... Vous viendrez dîner, George?
A part, à mistress Gué.
Voyez donc qui vient là : ce sera notre messagère auprès
de ce faquin de chevalier.
Entre mistress Quickly.
MISTRESS GUÉ.
Sur ma parole, je songeais à elle : elle fera notre affaire.
MISTRESS PAGE, à mistress Quickly,
' Vous venez voir ma fille Anne?
MISTRESS QUICiaV.
Oui, ma foi. Et, je vous en prie, comment va cette bonne
mistress Anne ?
100 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS PAGE.
Entrez avec nous, vous la verrez. Nous avons une heure
à causer avec vous.
Sortent mistress Page^ inistress Gué et mistress Quickly.
PAGE.
Eh bien, maître Gué?
GUÉ.
Vous avez entendu ce que ce drôle m'a dit, n'est-ce pas?
PAGE.
Oui; et vous avez entendu ce que l'autre m'a dit?
GUÉ.
Les croyez-vous sincères ?
PAGE.
Au diable les maroufles ! Je ne pense pas que le cheva-
lier soit capable de ça; mais ceux qui l'accusent d'avoir des
intentions sur nos femmes ont été tous deux chassés de
son service : de vrais gueux, maintenant qu'ils sont sans
emploi.
GUÉ.
Ils étaient à son service?
PAGE.
Oui, morbleu.
GUÉ.
Je n'en suis pas plus rassuré... Il loge à la Jarretière?
PAGE.
Oui, morbleu. S'il tente l'aventure auprès de ma femme,
je la lâche contre lui ; et, si alors il obtient autre chose que
des rebuffades, j'en prends la responsabilité sur ma tête.
GUÉ.
Je ne doute pas de ma femme, mais je n'aimerais pas à
les mettre aux prises. On peut avoir trop de confiance. Je
ne voudrais rien prendre sur ma tête : ça ne me va pas.
PAGE.
Voyez, voici mon hôte de Jarretière qui arrive tout vocifé-
SCÈNE IV. 101
raut : il y a ou de la liqueur dans sa caboche ou de l'argent
dans sa bourse, quand il a l'air si jovial... Comment va
mon hôte?
Entre l'Hôte, suivi de Shallow.
L'hOTE, à Page.
Comment va, immense coquin? tu es un gentleman !
A Shalow.
Juge-cavalero, allons donc!
SHALLOW.
Jeté suis, mon hôte, je te suis... Vingt fois bon soir,
mon bon maître Page ! Maître Page, voulez-vous venir avec
nous? Nous avons une bonne farce en perspective.
l'hote.
Dis-lui, juge-cavalero ; dis-lui, immense coquin !
SHALLOW.
Monsieur, il doit y avoir un duel entre sir Hugh, le
prêtre welche, et Caïus, le docteur français.
GUÉ.
Mon bon hôte de la Jarretière, un mot !
l'hote.
Que dis-tu, mon immense coquin?
Gué el l'hôte se retirent à l'écart.
SHALLOW, à Page.
Voulez-vous venir voir ça avec nous? Notre joyeux hôte
a été chargé de mesurer leurs épées; et je crois qu'il leur a
indiqué à chacun un rendez-vous différent ; car, sur ma
parole, j'ai ouï dire que le pasteur ne plaisante pas. Écou-
tez, je vais vous conter toute la farce.
l'hote, à Gué.
Tu n'as pas de grief contre mon hôte-cavalier, le chevalier?
GUÉ.
Aucun, je le déclare; mais je vous offrirai un pot-de-vin
XI v. '7
102 LES JOYEUSES EPOUSES DE WINDSOR.
brûlé, si vous me donnez accès près de lui en lui disant que
je me nomme Fontaine : seulement pour une plaisanterie !
l'hote.
Voilà ma main, mon immense ; tu auras tes entrées et tes
sorties ; puis-je mieux dire? et ton nom sera Fontaine.
C'est un joyeux chevalier. Partons-nous, mes maîtres?
SHALLOW.
Je suis à vous, mon hôte.
PAGE.
J'ai ouï dire que le Français est très-fort à la rapière.
SHALLOW.
Bah ! mon cher, j'aurais pu vous en montrer davantage
autrefois. Aujourd'hui vous insistez sur les distances , vos
passes, vos estocades, et je ne sais quoi. Le cœur, maître
Page, tout est là ,tout est là. J'ai vu le temps où avec ma
longue épée j'aurais fait déguerpir comme des rats quatre
forts gaillards comme vous.
l'hote.
Par ici, enfants, par ici, par ici ! Filons-nous ?
PAGE.
Je suis à vous... J'aimerais mieux les entendre se cha-
mailler que les voir se battre.
Sortent l'hôte, ShaUow et Page.
GUÉ.
Page a beau être un débonnaire imbécile, et se fier si
fermement à la fragilité de sa femme ; je ne puis , moi,
tranquilliser si aisément mon esprit. Elle se trouvait avec
lui chez Page ; et ce qu'ils ont fait là, je ne sais pas. Allons,
je veux éclaircir ceci; et je me déguiserai pour sonder Fals-
taff. Si je la trouve vertueuse, je n'aurai pas perdu ma peine ;
s'il en est autrement, ma peine n'aura pas été inutile.
Il sort.
SCÈNE V. 103
SCÈNE V.
[L'auberge de la Jarretière.]
Entrent Falstaff et Pistolet.
FALSTAFF.
Je ne te prêterai pas un penny.
PISTOLET.
— En ce cas le monde sera pour moi une huître — que
j'ouvrirai à la pointe de mon épée. —
FALSTAFF.
Pas un penny ! Je vous ai laissé, monsieur, mettre mon
crédit en gage; j'ai arraché à mes meilleurs amis trois répits
pour vous et votre inséparable Nyra ; autrement vous auriez
fait derrière une grille la grimace de deux babouins. Je suis
damné en enfer pour avoir juré à des gentlemen, mes
amis, que vous étiez debons soldats et des hommes de cœur;
et, quand mistress Brigitte perdit le manche de son éven-
tail, je déclarai sur mon honneur que tu ne l'avais pas.
PISTOLET.
— IN'as-tu pas partagé? N'as-tu pas eu quinze pennys?
FALSTAFF.
Raisonne donc, coquin? raisonne. Crois-tu que je met-
trais mon âme en danger gratis? Une fois pour toutes, ne
te pends plus après moi ; je ne suis pas fait pour être ton
gibet. Va-t'en. Un petit couteau et une bonne foule, voilà
ce qu'il te faut...Vaàtonmanoir dePickt-Hatch... (10) Vous
ne voulez pas porter une lettre pour moi, faquin ! Vous vous
retranchez derrière votre honneur! Eh! abîme de bassesse,
c'est à peine si je puis, moi, observer strictement les lois
de mon honneur. Oui, moi, moi, moi-même, parfois, met-
tant de côté la crainte du ciel, et voilant l'honneur sous la
nécessité, je suis forcé de ruser, d'équivoquer, de biaiser; et
104 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WIWUSOK.
VOUS, coquin, vous mettez vos guenilles, vos regards de chat
de montagne, vos phrases de tapis-franc, vos jurons éhon-
tés sous le couvert de votre honneur! Vous me refusez,
vous !
PISTOLET.
Je me repens. Que peux-tu exiger de plus d'un homme?
Entre Robin.
ROBIN.
Monsieur, il y a là une femme qui voudrait vous parler.
FALSTAFF.
Qu'elle approche !
Entre mistress Quickly.
MISTRESS QUICKLY.
Je souhaite le bonjour à votre révérence.
FALSTAFF.
Bonjour, bonne femme.
MISTRESS OUICKLY.
Pas précisément, n'en déplaise à votre révérence.
FALTAFF.
Bonne fille, alors.
MISTRESS QUICKLY.
Je le suis, je le jure, comme l'était ma mère la pre-
mière heure après ma naissance.
FALSTAFF.
Je te crois sur parole. Que me veux-tu?
MISTRESS QUICKLY.
Accorderai-je un mot ou deux à votre révérence?
FALSTAFF.
Deux mille, ma belle; et moi je t'accorderai audience.
MISTRESS QUICKLY.
Il y a une mistress Gué, monsieur... Approchez, je vous
prie, un peu plus de ce côté... Je demeure, moi, chez
monsieur le docteur Caius.
SCÈNE V. 105
FALSTAFF.
Bon, continue. Mistress Gué, dis-tu?
MISTRESS QUICKLY.
Votre révérence dit vrai... Je prie votre révérence d'ap-
procher un peu plus de ce côté.
FALSTAFF.
Je te garantis que personne n'entend... Ce sont mes
gens, mes propres gens.
MISTRESS QUICKLY.
En vérité? que Dieu les bénisse et fasse d'eux ses servi-
teurs !
FALSTAFF.
Bon. Mistress Gué! Qu'as-tu à dire d'elle?
MISTRESS QUICKLY.
Ah! monsieur, c'est une bonne créature. Seigneur! Sei-
gneur! quel séducteur est monsieur! Mais que le ciel vous
pardonne, ainsi qu'à nous tous !
FALSTAFF.
Mistress Gué!... Voyons, mistress Gué!
MISTRESS QUICKLY.
Eh bien, bref, voici toute l'histoire. Vous l'avez mise
dans de telles agitations que c'est merveilleux. Le premier
des courtisans, quand la cour était à Windsor, n'aurait ja-
mais pu la mettre dans une telle agitation. Et pourtant il y
avait des chevaliers, des lords et des gentilshommes, avec
leurs carrosses... Je vous assure, carrosse sur carrosse,
lettre sur lettre, cadeau sur cadeau... Et tous sentant si bon
le musc, et tous, je vous assure, dans un tel froufrou de
soie et d'or; et tous avec des phrases si aUigantes, et avec
des vins sucrés si bons et si beaux, qu'ils auraient gagné
le cœur de n'importe quelle femme! Eh bien, je vous as-
sure qu'ils n'ont pas même obtenu un regard d'elle... Ce
matin même on m'a donné vingt angelots, mais je n'ac-
cueille les anges (de cette espèce-là, comme on dit), que
106 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
dans les voies de l'honnêteté... Et, je vous assure qu'ils
n'ont pas pu lui faire mettre les lèvres à la coupe du plus
fier d'entre eux... Et pourtant il y avait là des comtes, voire
des pensionnaires (11); mais je vous assure que c'est tout
un pour elle.
FÂLSTÂFF.
Mais que me fait- elle dire à moi? Abrège, cher Mercure
femelle.
MISTRESS QUICKLY.
Eh bien, elle a reçu votre lettre; elle vous en remercie
mille fois ; et elle vous fait notifier que son mari sera ab-
sent de chez elle entre dix et onze.
FALSTAFF.
Entre dix et onze.
MISTRESS QUICKLY.
Oui, dame; et alors vous pourrez venir voir la peinture
que vous savez, dit-elle. Maître Gué, son mari, n'y sera
pas. Hélas ! la chère femme mène une triste vie avec lui ;
c'est un homme tout jalousie ; elle mène avec lui une vie
de tribulations, le cher cœur!
FALSTAFF.
Entre dix et onze! Femme, fais-lui mes compliments. Je
ne la manquerai pas.
MISTRESS QUICKLY.
Voilà qui est bien dit. Mais j'ai un autre messager pour
votre révérence. Mistress Page aussi vous envoie ses affec-
tueux compliments; et, laissez-moi vous le dire à l'oreille,
c'est une femme aussi fartueuse, et aussi civile, aussi mo-
deste, et, voyez-vous, aussi incapable de manquer sa prière
du matin ou du soir que n'importe quelle autre à Windsor ;
et elle m'a chargée de dire à votre révérence que son mari
est rarement absent, mais qu'elle espère qu'il sortira quel-
que jour. .Je n'ai jamais vu une femme ainsi affolée d'un
I
SCÈNE V, 107
homme; sûrement, je crois que vous avez des charmes; là,
en vérité.
FÂLSTAFF.
Non, je t'assure; sauf l'attrait de mes avanlages person-
nels, je n'ai aucun charme.
MISTRESS QUICKLY.
Votre cœur en soit béni !
FÂLSTAFF.
Mais, dis-moi une chose, je te prie : la femme de Gué et
la femme de Page se sont-elles fait part de leur amour
pour moi ?
MISTRESS QUICKLY.
Ce serait plaisant, ma foi! Elles ont plus de savoir-vivre
que ça, j'espère... Ce serait un joli tour, ma foi!... Ah!
mistress Page vous conjure, de par tous les amours, de lui
envoyer votre peti! page; son mari a pour le petit page une
merveilleuse infection; et, vraiment, niaîlre Page est un
honnête homme. Il n'y a pas une femme mariée à Windsor
qui ait une vie plus heureuse qu'elle : elle fait ce qu'elle
veut, dit ce qu'elle veut, reçoit tout, paie tout, va au lit
quand il lui plaît, se lève quand il lui plaît; tout va comme
elle l'entend, et vraiment elle le mérite: car s'il y a une ai-
mable femme à Windsor, c'est celle-là. tl faut que vous lui
envoyiez votre petit page ; il n'y a pas de ren]iède.
FALSTAFF.
Eh bien, je le ferai.
MISTRESS QUICKLY.
' Oui, mais faites-le donc ; et prenez vos dispositions pour
qu'il soit un intermédiaire entre vous deux; et, à tout évé-
nement, ayez un mot d'ordro, pour pouvoir vous commu-
niquer réciproquement vos intentions, sans que le page ait
besoin d'y rien comprendre; car il n'est pas bon que les
enfants connaissent la malice ; les personnes d'un certain
108 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
âge, vous savez, ont, comme on dit, de la discrétion et
connaissent le monde.
FALSTAÏT.
Adieu; fais mes compliments à toutes deux. Voilà ma
bourse; je suis encore ton débiteur... Page, va avec cette
femme... Cette nouvelle me tourne la tête.
Sortent mistress Quickly et Robin.
PISTOLET.
— Cette ribaude est une des messagères de Cupido 1 . . .
— Forçons de voile, donnons-lui la chasse; hissons les bas-
tingages ; — feu ! Elle est ma prise, ou je veux que l'Océan
nous engloutisse tous ! —
Il sort.
FALSTAFF.
Tu crois, vieux Jack? va ton chemin. Je tirerai de ton
vieux corps plus de parti que jamais. Elles courent donc
encore après toi? Après avoir dépensé tant d'argent,
vas-tu donc bénéficier?... Bon corps, je te rends grâces;
qu'on dise que tu es grossièrement bâti; si tu plais, peu
importe.
Entre Bardolphe.
BARDOLPHE.
Sir John, il y a un messer Fontaine en bas qui voudrait
bien vous parler et faire votre connaissance ; il a envoyé un
pot de vin d'Espagne pour le déjeuner de votre révérence,
FALSTAFF.
Tl s'appelle Fontaine?
BARDOLPflE.
Oui, monsieur.
FALSTAFF.
Fais-le entrer.
Sort Bardolphe.
Les Fontaines sont les bienvenues chez moi, qui font
SGÈNK V. 109
ruisseler pareille liqueur... Ah! ah! mistress Gué et
mistress Page, je vous ai donc pincées? Allons! En avant!
Bardolphe rentre avec Gué, déguisé.
GUÉ.
Dieu vous bénisse, monsieur!
FALSTAFF.
Et VOUS aussi, monsieur! Vous voudriez me parler?
GUÉ.
Je suis bien indiscret de vous déranger ainsi sans plus
de cérémonie.
FALSTAFF.
Vous êtes le bienvenu. Que désirez- vous?... Laisse-nous,
garçon.
Bardolphe sort.
GUÉ.
Monsieur, vous voyez un gentleman qui a beaucoup dé-
pensé; je m'appelle Fontaine.
FALSTAFF.
Cher maitre Fontaine, je désire faire plus amplement
votre connaissance.
GUÉ.
Cher sir John, j'aspire à faire la vôtre; non pas pour
vous être à charge; car, je dois vous l'apprendre, je me
crois plus que vous en situation de prêter de l'argent. C'est
ce qui m'a un peu enhardi à vous importuner ainsi sans
façon. Car, comme on dit, quand l'argent va devant, tous les
chemins sont ouverts.
FALSTAFF.
L'argent, monsieur, est un bon soldat qui va toujours en
avant.
GUÉ.
Oui, ma foi; et j'ai là un sac d'argent qui m'embarrasse,
si vous voulez m'aider à le porter, sir John, prenez le tout
ou la moitié, pour me soulager du fardeau.
110 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
FÂLSTÂFF.
Monsieur, je ne sais comment je puis mériter d'être votre
porteur.
GUÉ.
Je vais vous le dire, monsieur, si vous voulez bien m'é-
couter.
FALSTAFF.
Parlez, cher maître Fontaine, je serai bien aise de vous
servir.
GUÉ.
Monsieur, je sais que vous êtes un homme éclairé... Je
serai bref... Et vous m'êtes connu depuis longtemps, bien
que je n'aie jamais eu l'occasion, désirée par moi, d'entrer
en relations avec vous. J'ai à vous faire une révélation qui
doit mettre à nu ma propre imperfection; mais, bon sir
John, en m'écoutant parler, si vous avez un œil fixé sur
mes folies, arrêtez l'autre sur le registre des vôtres. Peut-
être ainsi m'adresserez-vous de moins sévères reproches,
reconnaissant par vous-même combien il est aisé de faillir
ainsi.
FALSTAFF.
Fort bien, monsieur, poursuivez.
GUÉ.
Il y a une dame dans cette ville... Son mari s'appelle
Gué.
FALSTAFF.
Bien, monsieur.
GUÉ.
Je l'aime depuis longtemps, et je vous proteste que j'ai
beaucoup fait pour elle ; je l'ai suivie avec l'assiduité la plus
passionnée; j'ai saisi tous les moments favorables pour la
rencoritrer ; j'ai payé chèrement la plus mince occasion de
l'entrevoir, fût-ce un instant. Non-seulement j'ai acheté pour
elle bien des présents, mais j'ai fionné beaucoup à bien des
SCÈNE V. 111
gens pour savoir quels dons elle pouvait souhaiter.
Bref, je l'ai poursuivie, comme l'amour me poursuivait
moi-même, c'est-à-dire sur les ailes de toute occasion.
Mais, quoi que j'aie pu mériter, soit par mes sentiments,
soit par mes procédés, je suis bien sûr de n'en avoir retiré
aucun bénéfice, à moins que l'expérience ne soit un trésor;
pour celui-là, je l'ai acheté à un taux exorbitant, et c'est ce
qui m'a appris à dire ceci :
L'amonr fuit comme une ombre l'amour réel qui le poursuit.
Poursuivant qui le fait, fuyant qui le poursuit.
FALSTÂFF.
N'avez-vous reçu d'elle aucune promesse encourageante?
GUÉ,
Aucune.
FALSTAFF.
L'avez- vous pressée à cet effet?
GUÉ.
Jamais,
FALSTAFF.
De quelle nature était donc votre amour?
GUÉ.
Comme une belle maison bâtie sur le terrain d'un au-
tre! En sorte que j'ai perdu l'édifice pour m'être trompé
d'emplacement.
FALSTAFF.
Dans quel but m'avez-vous fait cette révélation?
GUÉ,
Quand je vous l'aurai dit, je vous aurai tout dit. Il y a
des gens qui prétendent que, si rigide qu'elle paraisse à mon
égard, elle exagère ailleurs la joyeuseté jusqu'à faire naître
sur son compte des bruits fâcheux. Maintenant, sir John,
nous voici au cœur de ma pensée. Vous êtes un gentil-
homme de parfaite qualité, d'une admirable étocution, du
112 LES lOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
meilleur monde, faisant autorité par votre rang et votre
personne, généralement vanté pour votre haute expérience
d'homme de guerre, d'homme de cour et de savant.
FÂLSTAFF.
Oh! monsieur!
GUÉ.
Vous pouvez m'en croire, car vous le savez vous-même...
Voilà de l'argent, dépensez-le, dépensez-le; dépensez tout
ce que j'ai ; seulement en retour accordez-moi sur vos mo-
ments le temps nécessaire pour faire le siège amiable de
la vertu de mistress Gué; usez de toute votre science de
galant; amenez-la à vous céder; si on le peut, vous le pou-
vez aussi aisément qu'un autre.
FALSTAFF.
Conviendrait-il à la véhémence de votre affection que je
fisse la conquête de celle que vous voulez posséder? Je
trouve votre prescription bien bizarre pour vous-même.
GUÉ.
Oh! comprenez bien mon intention! Elle s'appuie avec
une telle assurance sur l'excellence de sa vertu, que la
folie de mon âme n'ose s'exposer à elle; elle est trop
éblouissante pour pouvoir être affrontée. Maintenant,
si je pouvais me présenter à elle avec quelque preuve
à la main, mes désirs auraient un précédent, un argument
à invoquer en leur faveur. Je pourrais la déloger de cette
forteresse de pureté, de réputation, de fidélité conjugale etde
ces mille autres retranchements qui m'opposent aujourd'hui
une si formidable résistance. Qu'en dites-vous, sir John?
FALSTAFF.
Maître Fontaine, d'abord j'accepte sans façon votre ar-
gent; ensuite, donnez-moi votre main, et enfin, foi de gen-
tilhomme, vous aurez la femme de Gué, si vous le voulez.
GUÉ.
0 cher monsieur!
SGÈNli V. 113
FALSTAFF.
Je vous dis que vous l'aurez.
GUÉ.
Usez librement de mon argent ; il ne vous fera pas dé-
faut.
FALSTAFF.
Usez librement de mistress Gué, maître Fontaine; elle
ne vous fera pas défaut. Je dois la voir (je peux vous le
dire), à un rendez-vous qu'elle m'a donné elle-même; juste
au moment oià vous êtes arrivé, son assistante ou sa pro-
cureuse me quittait. Je répète que je dois la voir entre
dix et onze heures; car c'est le moment oi^i son affreux ja-
loux, son coquin de mari doit être absent. Venez me trou-
ver ce soir; vous connaîtrez mon succès.
GUÉ.
Mes relations avec vous sont une bénédiction. Connais-
sez-vous Gué, monsieur?
FALSTAFF.
Au diable le pauvre cocu! Je ne le connais pas. Pour-
tant j'ai tort de le traiter de pauvre. On dit que ce coquin
de cornard jaloux a des monceaux d'or; c'est ce qui fait
pour moi le charme de sa femme. Je veux la posséder comme
la clef du coffre de ce gredin de cocu; et alors commencera
pour moi la récolte.
GUÉ.
J'aurais voulu, monsieur, que Gué vous fût connu; vous
auriez pu l'éviter, en cas de rencontre.
FALSTAFF.
Au diable ce misérable trafiquant de beurre salé ! Je le
méduserai d'un regard; je le terrifierai avec ma canne:
elle planera comme un météore au-dessus des cornes du
cocu. Maître Fontaine, sache-le, j'aurai raison de ce ma-
raud, et tu coucheras avec sa femme... Viens me trouver
ce soir de bonne heure. Gué est un drôle, et je prétends
114 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
aggraver son titre; je veux, maître Fontaine, que tu le
tiennes pour un drôle et pour un cocu... Viens me trouver
ce soir de bonne heure.
Il sort.
GUÉ.
Quel maudit chenapan d'épicurien est-ce là!... Mon
cœur est prêt à éclater d'impatience!... Qu'on vienne me
dire que cette jalousie est insensée! Ma femme lui a envoyé
un message, l'heure est fixée, le marché est conclu. Au-
rait-on cru cela?... Oh! l'enfer d'avoir une femme infidèle!
mon lit sera souillé, mon coffre-fort pillé, ma réputation dé-
chirée à belles dents; et non-seulementje subirai ces affreux
outrages, mais je m'entendrai appliquer les épithètes les
plus abominables, et par celui-là même qui m'outrage ! ... Et
quelles épithètes! et quels noms!... Qu'on m'appelle Amai-
mon, soit; Lucifer, soit; Barbason, soit; ce sont des appel-
lations de diables, des noms de démons : mais cocu! archi-
cocu! le diable lui-même n'a pas un nom pareil. Page est
un âne, un âne de confiance; il a foi dans sa femme, il
n'est pas jaloux! Moi, j'aimerais mieux confier mon beurre
à un Flamand, mon fromage à Hugh, le pasteur welche, ma
bouteille d'eâu-de-vie à un Irlandais, ma haquenée à un
voleur pour une promenade, que ma femme à elle-même!
Elle complote, elle rumine, elle intrigue; et ce qUe les
femmes ont à cœur de faire, elles se rompront le cœur
plutôt qile de ne pas le faire. t)ieil soit loué de ma jalousie!
onze heures, voilà l'heure! je prévieridrai tout ça, je sur-
prendrai ma femme, je me vengerai de Falstaff et je rirai
de Page. A l'œuvre! plutôt trois heures d'avance qu'une
minute de retard. Fi, fi, fi! cocu! cocu! cocu!
Il sort.
SCENE VI. 11b
SCÈNE VI.
[Dans le parc de Windsor,]
Entrent Caius et Rugby.
CÀIUS.
Zack Rugby !
RUGBY.
Monsieur.
CAIUS.
Quelle heure est-il, Zack?
RUGBY.
Monsieur, il est passé l'heure à laquelle sir Hugh avait
promis de venir.
CAIUS.
Palsembleu, il a sauvé son âme en ne venant pas; il a
dû bien prier dans sa pible, pour n'être pas venu. Palsem-
bleu, Zack Rugby, il serait dézà mort, s'il était venu.
RUGBY.
Il est prudent, monsieur; il savait que votre révérence le
tuerait, s'il venait.
CAIUS.
Palsembleu, ze le tuerai comme un hareng saur ! Prenez
votre rapière, Zack ; ze veux vous montrer comme ze le
tuerais.
RUGBY.
Hélas, monsieur, je ne sais pas tirer.
CAIUS.
Maraud, prenez votre rapière.
RUGBY.
Arrêtez; voici de la compagnie.
116 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WIJNUSOH.
Enlrent, l'hOTE de la Jarretière, Shallow, Slender et 1*AGE.
l'hote.
Dieu te bénisse, immense docteur!
SHALLOW.
Dieu vous garde, maître docteur Caïus !
PAGE.
Salut, bon maître docteur!
SLENDER.
Je vous souhaite le bonjour, monsieur.
CÀIUS.
Un, deux, trois, quatre. Que venez-vous tous faire ici?
l'hote.
Nous venons te voir combattre, te voir tirer une botte,
te voir te tenir en garde, te voir de ci, te voir de là ; te voir
pousser ta pointe, ton estocade, ta riposte, ta parade, ta
tierce. Est-il mort, mon éthiopien, est-il mort, mon fran-
cisco? Hein, immense? Que dit mon Esculape? mon Ga-
lien? mon cœur de sureau? Hein! Est-il mort, immense
Pissat? est-il mort?
CAIUS.
Palsembleu, il est le prêtre le plus lâche du monde;
il n'ose pas montrer sa face !
l'hote.
Tu es un roi castillan, Urinai! un Hector de Grèce, mon
gars!
CAIUS.
Soyez témoins, je vous prie, que ze l'ai attendu six ou
sept, deux ou trois heures et qu'il n'est point venu.
SHALLOW.
Il n'en est que plus sage, maître docteur. Il est le méde-
cin des âmes et vous le médecin des corps. Si vous vous
SCÈNE VI. 117
battiez, vous prendriez votre profession à rebrousse-poil,
n'est-il pas vrai, maître Page?
PAGE.
Maître Shallow, vous avez été vous-même un grand ba-
tailleur, tout homme de paix que vous êtes.
SHALLOW.
Corbleu, maître Page, quoique je sois vieux maintenant,
et homme de paix, je ne puis voir une épée nue, sans que
les doigts me démangent : tout magistrats et docteurs et
gens d'église que nous sommes, maître Page, il nous reste
encore un levain de notre jeunesse; nous sommes fils de
femmes, maître Page.
PAGE.
C'est vrai, maître Shallow.
SHALLOW. .
11 en sera toujours ainsi, maître Page... Maître docteur
Caïus, je suis venu pour vous ramener. Je suis assermenté
juge de paix; vous vous êtes montré un sage médecin, et
sir Hugh s'est montré un sage et patient homme d'éghse. Il
faut que vous veniez avec moi, maître docteur.
l'hote.
Pardon, juge pratique!... Eh! monsieur Engrais li-
quide !
CAIUS.
Engrais liquide! Que signifie cela?
l'hote.
Pour nous autres Anglais, mon immense, l'engrais li-
quide est une grande valeur.
CAIUS.
Palsembleu, alors z'ai autant d'engrais liquide qu'aucun
Anglais... Ce misérable roquet de prêtre! Palsembleu!
ze lui couperai les oreilles !
l'hote.
11 te chantera tarare, mon immense î
XIV. 8
118 LES JOYEDSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
CAIUS.
Tarare ? que signifie cela !
l'hote.
Eh bien, il te fera réparation.
CAIUS.
Palsembleu ! ze compte bien qu'il me chantera ta-
rare ; palsembleu, ze le veux !
l'hote.
Et moi, je l'y exciterai, ou qu'il aille au diable !
CAIUS.
Ze vous remercie pour ça.
l'hote .
Et d'ailleurs, mon immense...
Bas aux trois autres.
Mais d'abord, monsieur mon convive, maître Page, et
toi aussi, cavalero Slender, rendez-vous par la ville à Frog-
more.
PAGE, bas à l'hôte.
Sir Hugh est là, n'est-ce pas.^
l'hote, bas à Page.
Il est là ; vous verrez dans quelle humeur il est, et moi,
j'amènerai le docteur par les champs. Ça va-t-il ?
SHALLOW, bas à l'hôte.
Nous ferons la chose.
PAGE, SHALLOW ET SLENDER.
Adieu, cher maître docteur.
Sortent Page, Shallow et Slender.
CAIUS.
Palsembleu ! ze veux tuer le prêtre ; car il veut parler à
Anne Paze pour un sapazou.
l'hote.
Qu'il meure donc ; rengaîne ton impatience ; jette de
l'eau froide sur ta colère ; viens avec moi par les champs
jusqu'à Frogmore ; je vais te mener là où est mistress
SCENE VIL 119
Anne Page, dans une ferme, à une fête ; et tu lui feras ta
cour. Taïaut ! est-ce bien parlé ?
CAIUS.
Palsembleu, ze vous remercie pour ça ! Palsembleu ,
ze vous aime ! Et ze veux vous procurer de bonnes prati-
ques, des comtes, des chevaliers, des lords, des zen-
tilshommes, mes patients.
l'hote.
En retour de quoi je serai ton adversaire auprès d'Anne
Page : est-ce bien parlé ?
CAIUS.
Palsembleu, bien parlé !
l'hote.
Filons donc.
CAIUS.
Marche à mes talons, Zack Rugby.
Ils sortent.
SCÈNE VII.
[Un champ près de Frogmore,]
Entrent sir Hugh EvANS et Simple.
EVANS.
Je vous en prie, pon serviteur de maître Slender, ami
Simple, s'il faut vous nommer, dites-moi de quel côté vous
avez cherché maître Caïus qui s'intitule docteur en mé-
decine.
SIMPLE.
Eh bien, monsieur, sur la route de Londres, du côté du
parc, partout; sur la route du vieux Windsor, partout
excepté du côté de la ville.
EVANS.
Je vous prie fehémentement de chercher aussi de ce
côté-là.
120 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
SIMPLE.
Bien, monsieur.
EVANS.
Dieu me pénisse ! dans quelle colère je suis ! dans quel
tremplement d'esprit ! Je serais bien aise qu'il m'eût
trompé! Comme me voilà mélancolique ! Je lui casserai ses
pots de chambre sur sa poule de coquin, si jamais je trouve
une ponne occasion. Dieu me pénisse !
Il chante.
Près des sources pea profondes dont la chute
Inspire des madrigaux aux mélodieux oiseaux,
Nous ferons nos lits de roses
Et mille guirlandes odorantes.
Près des sources...
Miséricorde ! Je me sens grande envie de pleurer !
... Inspire des madrigaux aux mélodieux oiseaux...
Quand j'étais à Papylone... (12)
Et mille guirlandes odorantes...
Près des sources...
SIMPLE.
Le voilà qui vient, de ce côté, sir Hugh !
EVANS.
Il est le bienvenu...
Près des sources peu profondes dont la chute...
Que le ciel protège le droit !... Quelles armes a-t-il?
SIMPLE.
Pas d'armes, monsieur. Voici mon maître, maître Shal-
low, et un autre gentleman qui viennent du côté de Frog-
more ; par-dessus la haie, de ce côlé.
EVANS.
Donnez-moi ma robe, je vous prie ; ou plutôt non, gar-
dez-la à votre pras.
SCÈNE VII. 121
Entrent Page, Shallow et Slender.
SHÂLLOW.
C'est vous, maître pasteur ! Bon jour, bon sir Hugh.
Voir un joueur loin de ses dés et un savant loin de ses
livres, c'est merveilleux.
LENDER, soupirant.
Ah ! suave Anne Page î
PAGE.
Dieu vous garde, bon sir Hugh !
EVANS.
Qu'il vus pénisse tous en sa merci !
SHALLOW.
Quoi ! l'épée et la parole ! Vous possédez donc l'une et
l'autre, maître pasteur?
PAGE.
Et vêtu comme un jouvenceau ! en pourpoint et en haut
de chausses par ce froid jour de rhumatismes !
EVANS.
Il y a des raisons et des causes pour ça.
PAGE.
Nous sommes venus à vous pour une bonne oeuvre,
maître pasteur.
EVANS.
Très-pien. De quoi s'agit-il?
PAGE.
Il y a là-bas un très-respectable gentleman qui, sans
doute ayant reçu une ofTense de quelqu'un, foule aux pieds
la gravité et la patience avec un emportement inouï.
SHALLOW.
J'ai vécu quatre-vingts ans et plus ; mais je n'ai jamais
vu un homme de sa profession, de sa gravité et de son
savoir, perdre ainsi le respect de lui-même.
122 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
EVANS.
Qui est-ce?
PAGE.
Je crois que vous le connaissez : monsieur le docteur
Caïus, le célèbre médecin français.
EVANS.
Vive Tieu et la passion de mon cœur ! j'aimerais autant
vous ouïr parler d'un plat de pouillie.
PAGE.
Pourquoi?
EVANS.
Il n'en sait pas plus long sur Hibbocrates et sur Galien, et
puis c'est un coquin, le plus lâche coquin que vous puis-
siez désirer connaître.
PAGE, à Shallow.
Je vous garantis que c'est lui qui devait se battre avec le
docteur.
SLENDER, soupirant.
Oh ! suave Anne Page !
SHALLOW, à Page.
Ses armes le donnent à croire en effet... Retenez-les l'un
et l'autre... Voici le docteur Caïus.
Entrent l'Hote, Caïus et Rubgy.
PAGE.
Ah! mon bon pasteur, rengainez votre épée,
SHALLOW.
Et vous la vôtre, mon bon docteur.
l'hote.
Désarmons-les, et laissons-les discuter : qu'ils conservent
leurs membres intacts, et qu'ils hachent notre anglais !
CAIUS, à Evans.
Ze vous prie, laissez moi dire un mot à votre oreille.
SCÈNE VU. 123
Bas.
Pourquoi ne voulez- vous pas me rencontrer?
EVANS, à Caïus.
De grâce, ayez patience : le moment viendra.
CAIUS, bas à Evans.
Palsembleu, vous êtes un couard, un chien de Zacquot,
un sapazou de Zeannot.
EVANS, bas à Caïus.
De grâce, ne servons pas de plastron à la risée pupli-
que ; je vous demande votre amitié, et je vous ferai répara-
tion d'une façon ou d'une autre...
Haut.
Je vous casserai votre pot de chambre sur votre toupet
de faquin pour vous apprendre à manquer à vos rendez-
vous !
CAIUS.
Diable! Zack Rugby, mon hôte de la Zarretière, ne
l'ai-ze pas attendu pour l'occire lui ? N'ai-ze pas attendu à
l'endroit que z' avais indiqué?
EVANS.
Sur mon âme de chrétien, voici l'endroit indiqué, voyez-
vous; j'en appelle à mon hôte de la Jarretière.
l'îiote.
Paix ! Gallois et Gaulois, Français et Welche, médecin
de corps et médecin d'âme !
CAIUS.
Âh ! cela est très-bon ! excellent !
l'hote.
Paix, dis-je ! Écoutez mon hôte de la Jarretière. Suis-je
politique? Suis-je subtil? Suis-je un Machiavel? Voudrais-
je perdre mon docteur? Non, il me donne des potions et
des lotions. Voudrais-je perdre mon pasteur? Il me donne
le verbe et les proverbes... Donne-moi ta main, sa-
vant terrestre... Donne-moi ta main, savant céleste; ainsi,
124 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
ainsi ! Enfants de la science, je vous ai trompés tous deux ;
vos cœurs sont grands, vos peaux sont intactes ; que le
vin chaud termine cette affaire... Allons mettre leurs épées
en gage... Suis -moi, gars de paix! Suivez, suivez,
suivez !
SHALLOW.
Sur ma foi, voilà un hôte assez fou!... Suivez, mes-
sieurs, suivez.
SLENDER, soupirant.
Oh ! suave Anne Page !
Sortent Shallow, Slender, Page et l'hôte.
CAIUS.
Ah ! ze devine ! Vous avez fait des sots de nous deux !
Ah ! ah !
EVANS.
C'est pon ! Il a fait de nous ses jouets. Soyons amis,
je vous le demande ; et compinons nos deux cervelles pour
nous venger de ce teigneux, de ce galeux, de ce coquin
d'hôte de la Jarretière.
CAlUS.
Palsembleu, de tout mon cœur; il m'a promis de me
mener voir Anne Paze ! Palsembleu, il se zoue de moi aussi !
EVANS.
Pien, je lui écraserai la poule... Suivez-moi, je vous
prie.
Ils sortent.
SCÈNE VIII.
[Les abords de la maison de Gué.]
Entrent mistress Page et Robin.
MISTRESS PAGE.
Allons, marchez devant, petit gaillard ; vous aviez cou-
tume de suivre, et maintenant vous conduisez. Qu'aimez-
SCÈNE VTII. 125
VOUS mieux, diriger ma marche, ou marcher derrière votre
maître ?
ROBIN.
J'aime mieux, ma foi, aller devant vous comme un
homme que le suivre comme un nain.
MISTRESS PAGE.
Oh ! vous êtes un petit flatteur; maintenant je le vois,
vous ferez un courtisan.
Entre Gué.
GUÉ.
Heureux de vous rencontrer, mistress Page; où allez-
vous ?
MISTRESS PAGE.
Voir votre femme, monsieur ; est-elle chez elle?
GUÉ.
Oui, et aussi désœuvrée qu'elle peut l'être, faute de com-
pagnie. Je crois que, si vos maris mouraient, vous vous
marieriez l'une et l'autre.
MISTRESS PAGE.
Soyez-en sûre, à deux autres maris.
GUÉ, montrant le page.
Oh avez-vous eu ce coq de clocher mignon?
MISTRESS PAGE.
Je ne saurais vous dire comment diable se nomme celui
de qui mon mari l'a eu. Comment appelez-vous votre che-
valier, l'ami?
ROBIN.
Sir John Falstaff.
GUÉ.
Sir John Falstaff!
MISTRESS PAGE.
Lui-même, lui-même! Je ne puis jamais attraper son
nom... Il y a une telle camaraderie entre mon bonhomme
et lui!... Votre femme est-elle chez elle, vraiment?
126 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
GUÉ.
Vraiment, elle y est.
MISTRESS PAGE, saluaat.
Avec votre permission, monsieur. Je suis malade tant
que je ne la vois pas.
Sortent mistress Page et Robin,
GUÉ.
Page a-t-il sa tête? a-t-il ses yeux? a-t-il son bon sens?
Sûrement, tout cela dort ; il n'en a plus l'usage. Mais ce gar-
çon porterait une lettre à vingt milles, aussi facilement
qu'un canon toucherait but à deux cent cinquante pas. Page
se prête aux inclinations de sa femme ; il donne à ses folies
le concours et l'occasion ; et la voilà qui va chez ma femme
avec le page de Falstaff! Tout homme entendrait cet ora^e-
là chanter dans le vent... Avec le page de Falstaff!... Beau
complot!... C'est arrangé; nos femmes révoltées vont se
damner ensemble. Bon! Je le surprendrai, je torturerai ma
femme, j'arracherai à l'hypocrite mistress Page son voile de
chasteté empruntée, je dénoncerai Page lui-même pour un
Actéon complaisant et volontaire; et à ces mesures violentes
tous mes voisins applaudiront.
L'horloge sonne.
L'horloge me donne le signal, et ma conviction me presse
de faire les perquisitions. Je trouverai Falstaff là, et loin de
me bafouer, on me louera pour ça. Car, aussi sûr que la
terre est ferme, Falstaff est là : j'y vais.
Entrent Page, Shallow, Slender, l'hote de la Jarretière, sir Hugh
Evans, Caius et Rugby.
TOUS.
Heureux de vous rencontrer, maître Gué.
GUÉ.
Bonne compagnie, sur ma parole! J'ai bonne chère à la
maison; je vous en prie, venez tous chez moi.
SCÈNE Vlll. 127
SHALLOW.
Il faut que je m'excuse, maître Gué.
SLENDER.
Et moi aussi, monsieur; nous avons promis de dîner
avec mistress Anne, et je ne voudrais pas lui faire faux
bond pour plus d'argent que je ne pourrais dire.
SHALLOW.
Nous avons mis en avant un mariage entre Anne Page et
mon neveu Slender, et c'est aujourd'hui que nous aurons
notre réponse.
SLENDER.
J'espère avoir votre consentement, père Page.
PAGE.
Vous l'avez, maître Slender. Je suis entièrement pour
vous.
A Caïus.
Mais ma femme, maître docteur, est pour vous tout à
fait.
CAIUS.
Oui, palsembleu! et la demoiselle m'aime; mon infir-
mière Quickly me le zure.
l'hote.
Que dites-vous du jeune monsieur Fenton? Il voltige, il
danse, il a les yeux de la jeunesse, il écrit des vers, il parle
en style de gala, il a un parfum d'avril et de mai. Il l'em-
portera, il l'emportera; les fleurs le lui annoncent; il l'em-
portera ! '
PAGE.
Ce ne sera pas avec mon consentement, je vous le pro-
mets. Ce monsieur n'a rien; il a été de la société de ce fou
de prince et de Poins ; il est de trop haute volée, il en sait
trop long. Non, il ne nouera pas un nœud à sa destinée
avec les doigts de ma fortune. S'il la prend, qu'il la prenne
telle quelle. Ce que je possède est attaché à mon consen-
128 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
tement, et mon consentement ne va pas de ce côté-là.
GUÉ.
J'insiste vivement pour que quelques-uns d'entre vous
viennent dîner chez moi ; outre la bonne chère, vous aurez
de l'amusement: je vous ferai voir un monstre. Maître doc-
teur, vous viendrez; et vous aussi, maître Page; et vous,
sir Hugh !
SHALLOW.
Eh bien, adieu... Nous n'en serons que plus à l'aise
pour faire notre cour chez maître Page.
Sortent Shallow et Slender.
CÂIUS.
Retourne à la maison, Zohn Rugby; ze reviendrai bien-
tôt.
Sort Rugby.
l'hote.
Adieu, mes chers cœurs; moi, je vais rejoindre mon hon-
nête chevalier FalstafT, et boire du canarie avec lui.
GUÉ, à part.
Je pense qu'auparavant je lui servirai à boire avec cer-
tain chalumeau qui le fera danser.
Haut.
Voulez-vous venir, messieurs?
TOUS.
Nous sommes à vous. Allons voir ce monstre.
Us sortent.
SCÈNE IX.
[Dans la maison de Gué.]
Entrent mistress Gué et mistress Page (1 3) .
MISTRESS GUÉ.
Holà, John! holà, Robert!
MISTRESS PAGE.
Vite, vite! le panier au linge sale... '
i
SGÉJNE IX. 129
MISÏRESS GUÉ.
J'en réponds... Holà! Robin!
Entrent des domestiques avec un panier à linge.
MISTRESS PAGE.
Allons, allons, allons.
MISTftESS GUÉ.
Posez-le là.
MISTRESS PAGE.
Donnez vos ordres à vos gens : il faut nous dépêcher.
MISTRESS GUÉ.
Eh bien, comme je vous l'ai déjà dit, Jean et Robert,
tenez-vous ici tout prêts dans la brasserie ; et, aussitôt que
je vous appellerai, arrivez, et, sans délai ni hésitation, char-
gez ce panier sur vos épaules ; cela fait, emportez-le en
toute hâte parmi les blanchisseuses, au pré Datchet, et
là videz-le dans le fossé bourbeux, près du bord de la
Tamise.
MISTRESS PAGE.
Vous ferez tout cela.
MISTRESS GUÉ.
Je le leur ai dit et redit; ils ont toutes les instructions
nécessaires. Partez, et venez dès que vous serez appelés.
Sortent les domestiques.
MISTRESS PAGE.
Voici le petit Robin .
Entre Robin.
MISTRESS GUÉ.
Eh bien, mon émouchet mignon, quelles nouvelles?
ROBIN.
Mon maître, sir John, est à la porte de derrière, mistress
Grué, et demande à vous voir.
130 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS PAGE.
Petit pantin, nous avez-vous été fidèle?
ROBIN, à mistress Page.
Oui, je le jure; mon maître ne sait pas que vous êtes ici ;
et il m'a menacé d'une éternelle liberté, si je vous dis la
chose; bref, il a juré qu'il me chasserait.
MISTRESS PAGE.
Tu es un bon garçon. Cette discrétion te servira de tailleur
et te fera un haut de chausses et un pourpoint neufs. Je
vais me cacher.
MISTRESS GUÉ.
C'est ça... Va dire à ton maître que je suis seule.
Robin sort.
Mistress Page, rappelez-vous votre rôle.
MISTRESS PAGE.
Je t'en réponds; si je ne le joue pas bien, siffle-moi.
Sort mistress Page.
MISTRESS GUÉ.
En avant donc ! Nous allons traiter comme il' faut cette
humeur malsaine, ce gros melon d'eau! Nous lui appren-
drons à distinguer les tourterelles des geais.
Entre Falstaff (14).
FALSTAFF.
T'ai-je donc attrapé, mon céleste bijou?
Ah! puissé-je mourir en ce moment! car j'ai assez vécu:
voici le comble de mon ambition. 0 heure bénie!
MISTRESS GUÉ.
0 suave sir John !
FALSTAFF.
Mistress Gué, je ne sais pas enjôler, je ne sais pas babil-
ler, mistress Gué. Je vais faire un souhait coupable : je
SCÈNE IX. 131
voudrais que ton mari fût mort. Je suis prêt à le déclarer
devant le lord suprême, je ferais de toi ma lady.
MISTRESS GUÉ.
Moi, votre lady, sir John! Hélas! je ferais une pitoyable
lady.
FÂLSTAFF.
Que la cour de France m'en montre une pareille! Tes
yeux, je le vois bien, rivaliseraient avec le diamant. Tu as
ces beaux sourcils arqués en harmonie avec la coiffure en
carène, la coiffure à voiles, avec la plus belle coiffure de
Venise (15)!
MISTRESS GUÉ.
Un simple mouchoir, sir John, voilà ce qui sied à mon
front, et tout au plus encore.
FALSTAFF.
Tu es une traîtresse de parler ainsi. Tu ferais une femme
de cour accomplie; et la fermeté rigide de ton pied donne-
rait une grâce parfaite à ta démarche dans le demi- cercle
d'un vertugadin. Je vois ce que tu serais sans la fortune
ennemie, la nature étant ton amie. Allons, tu ne saurais le
nier.
MISTRESS GUÉ.
Croyez-moi, je n'ai rien de tout ça.
FALSTAFF.
Qu'est-ce qui m'a fait t'aimer? Cela seul doit te con-
vaincre qu'il y a en toi quelque chose d'extraordinaire. Va,
je ne sais pas flatter, je ne sais pas te dire : tu es ceci et ça,
comme ces muguets susurrants qui ont des airs de femmes
en habit d'hommes, et qui sentent comme le marché aux
herbes à la saison des simples. Je ne le puis, moi; mais je
t'aime, je n'aime que toi, et tu le mérites.
MISTRESS GUÉ.
Ne me trahissez pas, messire ; j'en ai peur, vous ai-
mez mistress Page.
132 LES JOYEUSES ÉTOUSES DE WINDSOR.
FALSTAFF.
Tu ferais aussi bien de dire que j'aime à flâner devant
la porte de la prison pour dettes, laquelle m'estaussi odieuse
que la gueule d'un four à chaux.
MISTRESS GUÉ.
Ah ! Dieu sait combien je vous aime, et vous en aurez la
preuve un jour.
FALSTAFF.
Garde-moi cette inclination ; j'en serai digne.
MISTRESS GUÉ.
Eh ! vous en êtes digne, je dois vous le dire, sans quoi je
ne l'aurais pas.
ROBIN , de l'intérieur.
Mistress Gué! mistress Gué! voici mistress Page à la
porte, toute en nage, toute essoufflée, l'air effaré; elle tient
à vous parler sur-le-champ.
FALSTAFF.
Elle ne me verra pas ; je vais m'embusquer derrière la
tapisserie.
MISTRESS GUÉ.
Faites, je vous en prie; c'est une femme si bavarde.
Falstaff se cache.
Entrent mistress Page et Robin.
Eh bien! qu'y a-t-il?
MISTRESS PAGE.
Ah! mistress Gué, qu'avez-vous fait? Vous êtes déshono-
rée, vous êtes ruinée, vous êtes perdue pour toujours.
MISTRESS GUÉ.
Qu'y a-t-il, ma bonne mistress Page ?
MISTRESS PAGE.
Ah! miséricorde, mistress Gué! Ayant un honnête
homme pour mari, lui donner un tel sujet de suspicion !
SCÈNE IX. 133
MISTRESS GUÉ.
Quel sujet de suspicion ?
MISTRESS PAGE.
Quel sujet de suspicion?... Fi de vous! comme vous m'a-
vez trompée !
MISTRESS GUÉ.
Mais, miséricorde ! de quoi s'agit-il?
MISTRESS PAGE.
Votre mari vient ici, femme , avec tous les magistrats de
Windsor pour chercher un gentleman qui, dit-il, est
maintenant ici dans la maison, avec votre consentement,
pour prendre un avantage criminel de son absence. Vous
êtes perdue !
MISTRESS GUÉ.
J'espère qu'il n'en est rien.
MISTRESS PAGE.
Fasse le ciel qu'il n'en soit rien et que vous n'ayez pas
un homme ici ! Mais ce qui est bien certain, c'est que votre
mari vient pour l'y chercher, avec la moitié de Windsor à
ses talons. Je viens en avant vous le dire : si vous vous sen-
tez innocente, eh bien, j'en suis fort aise ; mais, si vous
avez ici un ami, faites-le évader, faites-le évader. Ne soyez
pas consternée ; reprenez toute votre présence d'esprit ; dé-
fendez votre réputation, ou dites pour jamais adieu à votre
bonne vie.
MISTRESS GUÉ.
Que faire? Il y a là un gentleman, mon ami cher; et je
redoute moins ma honte que son danger. Je voudrais, dût-
il m'en coûter mille livres, qu'il fût hors de la maison.
MISTRESS PAGE.
Parpudeur ! Laissez-Uvos : je voudrais Je voudrais. Y oive
mari est à deux pas ; songez à un moyen d'évasion ; vous ne
pouvez pas le cacher dans la maison... Oh! comme vous
m'avez trompée !.. Tenez, voici un panier s'il est de stature
134 LES JOYEUSES EPOUSES DE WINDSOR.
raisonnable, il peut se fourrer dedans ; vous jetterez sur lui
du linge sale que vous aurez l'air d'envoyer à la lessive ; et,
comme c'est le moment du blanchissage, vous le ferez
porter par vos deux valets au pré Datchet.
MISTRESS GUÉ.
Il est trop gros pour entrer là. Que faire ?
Rentre Falstaff.
FALSTÂFF.
Voyons ça, voyons ça ! Oli ! voyons ça ! j'entrerai, j'en-
trerai. Suivez le conseil de votre amie. J'entrerai !
MISTRESS PAGE, bas.
Quoi ! sir John Falstaff! Voilà donc ce que valent vos
lettres, chevalier?
FALSTAFF, bas à mistress Page.
Je t'aime, sauve-moi.
Haut.
Fourrons-nous là-dedans. Jamais je ne...
II se fourre dans le panier. On le couvre de linge sale.
MISTRESS PAGE.
Aidez à couvrir votre maître, page... Appelez vos gens,
mistress Gué. . . Hypocrite chevalier !
MISTRESS GUÉ.
Holà ! John, Robert, John !
Robin sort. Les DOMESTIQUES entrent.
Enlevez ce linge, vite ! Oii est la perche ? Comme vous
lambinez ! Portez-le à la blanchisseuse au pré Datchet ;
vite, allez.
Entrent Gué, Page, Caius et sir Hugh Evans.
GUÉ.
Avancez, je vous prie. Si je soupçonne sans cause, eh
bien, moquez-vous de moi, faites de moi votre risée, je le
mérite... Eh bien ! o\x portez-vous ça?
SCÈNE IX. 135
LES DOMESTIQUES.
A la blanchisseuse, pardine.
MISTRESS GUÉ.
Eh ! qu'avez- vous besoin de savoir oii ils portent ça ? Il ne
vous manquerait plus que de vous occuper du lavage !
GUÉ.
Du lavage, du lavage! Ah! si je pouvais laver mon hon-
neur ! Je vous garantis qu'il y a une tache, une tache ter-
rible ; vous allez voir.
Sortent les valets emportant le panier.
Messieurs, j'ai rêvé cette nuit; je vous dirai mon rêve.
Tenez, tenez, voici mes clefs ; montez dans mes apparte-
ments, fouillez, cherchez, trouvez; je vous garantis que
nous délogerons le renard... Laissez- moi d'abord fermer
cette issue ; maintenant, déterrez !
PAGE.
Mon cher monsieur Gué, contenez-vous : c'est vous faire
trop de tort à vous-même.
GUÉ.
C'est vrai, monsieur Page. . . Montons, messieurs ; vous
allez rire tout à l'heure ; suivez-moi, messieurs.
Il sort.
EVANS.
Voilà des humeurs et des jalousies pien singulières.
CAIUS.
Palsembleu, ceci n'est pas la mode de France ; on n'est
pas zaloux en France.
i?À6E.
Allons, suivez-le, messieurs; voyons l'issue de ces re-
fcherches.
Evans, Page et Caïus sortent.
mSTRESS PAGE.
L'aventure n'est-elle pas doublement excellente?
136 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS GUÉ.
Je ne sais ce qui me plaît le plus, la déconvenue de mon
mari ou celle de sir John.
MISTRESS PAGE.
Dans quelles transes il devait être, quand votre mari a
demandé ce qu'il y avait dans le panier !
MISTRESS GUÉ.
Je crains fort qu'il n'ait grand besoin de lessive ; et c'est
lui rendre service que de le jeter à l'eau.
MISTRESS PAGE.
Peste soit du déshonnête coquin ! Je voudrais que tous
ceux du même acabit fussent dans la même détresse.
MISTRESS GUÉ.
Je crois que mon mari se doutait particulièrement de la
présence de Falstaff ici ; car je ne l'ai jamais vu aussi brutal
dans sa jalousie.
MISTRESS PAGE.
Je trouverai moyen d'approfondir cela; et nous jouerons
de nouveaux tours à Falstaff. Son libertinage maladif ne
cédera pas à cette simple médecine.
MISTRESS GUÉ.
Si nous lui envoyions cette folie carogne de mistress
Quickly pour le prier d'excuser son immersion et pour lui
donner un nouvel espoir qui lui attire une nouvelle cor-
rection?
MISTRESS PAGE.
Oui ; envoyons-le chercher demain à huit heures pour
qu'il ait un dédommagement.
Rentrent Gué, Page, Caius et sir Hugh Evans.
GUÉ.
Je ne puis le trouver : le drôle a pu se vanter de ce qu'il
n'a pu obtenir.
SCÈNE IX. 137
MISTRESS PAGE.
Avez-vous entendu ça?
MISTRESS GUÉ.
Oui, oui, silence! Vous me traitez bien, maître Gué,
n'est-ce pas?
GUÉ.
Oui, certes.
MISTRESS GUÉ.
Puisse le ciel vous faire meilleur que vos pensées !
GUÉ.
Amen.
MISTRESS PAGE.
Vous VOUS faites grand tort à vous-même, maître Gué.
GUÉ.
Oui, oui, j'en dois porter la peine.
EVANS.
S'il y a personne dans la maison, dans les champres, dans
les coffres et dans les armoires, que le ciel me pardonne
mes péchés au jour du jugement !
CAIUS.
Palsembleu, ni moi non plus; il n'y a personne ici !
PAGE.
Fi, fi! maître Gué! n'avez-vous pas honte? Quel malin
esprit, quel démon vous suggère ces idées? Je ne voudrais
pas, pour toutes les richesses du château de Windsor, avoir
une maladie de ce genre.
GUÉ.
C'est mon malheur, maître Page : j'en souffre.
EVANS.
Vous souffrez d'une mauvaise conscience : votre femme
est une honnête femme, honnête comme j'voudrais en
trouver une sur cinq mille, voire sur cinq cents.
CAIUS.
Palsembleu, ze vois que c'est une honnête femme.
138 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
GUl!.
Bon!... je vous ai promis à dîner. Venez, venez faire un
tour dans le parc. Je vous en prie, pardonnez-moi : je vous
expliquerai plus tard pourquoi j'ai agi ainsi. Allons, ma
femme; allons, mistress Page; je vous en prie, pardonnez-
moi ; je vous en prie instamment, pardonnez-moi.
PAGE.
Allons, messieurs ; mais, si vous m'en croyez, nous nous
moquerons de lui. Je vous invite à déjeûner chez moi de-
main matin : après, nous irons ensemble à la chasse à l'oi-
seau ; j'ai un excellent faucon pour le bois. Est-ce dit?
GUÉ.
Comme vous voudrez.
EVANS.
S'il y en a un, je ferai le second de la compagnie.
CÂIUS.
S'il y en a un ou deux, ze ferai le troisième.
GUÉ.
Passez, je vous prie, maître Page.
EVANS, à Caïns.
Je vous en prie, rappelez-vous demain ce galeux, ce
pélitre d'hôte de la Jarretière!
CAIUS.
C'est zuste ! palsembleu, de tout mon cœur.
EVANS.
Le galeux ! le pelître ! se permettre des railleries et des
moqueries pareilles !
Us sortent.
SCÈNE X. 139
SCÈNE X.
[Chez maître Page.]
Entrent Fenton et mistress Anne Page.
FENTON.
— Je vois bien que je ne puis obtenir la sympatbie de
ton père, — cesse donc de me renvoyer à lui, chère Nan.
ANNE.
— Hélas ! comment faire alors ?
FENTON.
Eh bien, ose être toi-même. ~ Il prétend que je suis de
trop haute naissance, — et qu'ayant largement entamé mon
patrimoine par mes dépenses, — je cherche à le restaurer
avec sa fortune. — Il m'objecte encore d'autres choses, —
mes désordres passés, mes folles liaisons, — et il me dit
qu'il est impossible — que je t'aime autrement que comme
un héritage.
ANNE.
Peut-être dit-il vrai.
FENTON.
— Non, je le jure par la faveur que j'attends du ciel ! — Il
est vrai, je le confesse, que la fortune de ton père — a été
mon premier motif pour te faire la cour, Anne. — Mais, en
te la faisant , je t'ai trouvé plus de valeur — qu'à tout l'or
monnoyé, entassé dans des sacs scellés ; — et c'est aux
trésors de ta personne — que j'aspire désormais.
ANNE.
Cher monsieur Fenton, — n'en recherchez pas moins la
bienveillance de mon père ; recherchez-la toujours, mon-
sieur; — si les démarches les plus opportunes et les plus
humbles — n'amènent rien, alors... Écoutez.
Ils causent à part.
140 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
Entrent Shallow, Slender et mistress Quickly.
SHALLOW.
Interrompez leur colloque, mistress Quickly ; mon pa-
rent va parler pour lui-même.
SLENDER.
Je vais décocher une flèche ou deux : rien qu'un coup
d'essai.
SHALLOW.
Ne vous effrayez pas.
SLENDER.
Non, elle ne m'effraie pas ; ce n'est pas ce qui m'in-
quiète, mais j'ai peur.
fflSTRESS QUICKLY, à Anne.
Écoutez ; maître Slender voudrait vous dire un mot.
ANNE.
Je suis à lui.
A part.
C'est le choix de mon père. — Oh! quel tas de vilains dé-
fauts—trois cents livres par an embellissent!
MISTRESS QUICKLY.
Et comment va ce bon monsieur Fenton? Un mot, je
vous prie.
Elle prend Fenton à part.
SHALLOW, à Slender.
Elle vient; en avant, neveu. 0 mon gars, tu avais un
père!
SLENDER.
J'avais un père, mistress Anne... Mon oncle peut vous
conter de bonnes farces de lui... Oncle, dites donc, je vous
prie, à mistress Anne la farce des deux oies que mon père
vola un jour dans un poulailler, bon oncle.
SHALLOW.
Mistress Anne, mon neveu vous aime.
SCÈNE X. 141
SLENDER.
Oui, c'est vrai; autant que j'aime aucune femme du Glo-
cestershire.
SHALLOW.
Il VOUS maintiendra comme une dame.
SLENDER.
Oui, aussi bien que n'importe quel mortel, huppé ou
non, au-dessous du rang d'esquire.
SHALLOW.
Il VOUS assurera cent cinquante livres de préciput.
ANNE.
Cher monsieur Shallow, laissez-le faire lui-même sa
cour.
SHALLOW.
Vraiment, je vous remercie; je vous remercie de ce bon
encouragement. Elle vous appelle, neveu; je vous laisse
ensemble.
ANNE.
Eh bien, maître Slender?
SLENDER.
Eh bien, ma bonne mistress Anne?
ANNE.
Quelles sont vos volontés?
SLENDER.
Mes volontés! vive Dieu! voilà une johe plaisanterie,
vraiment! Je ne les ai pas arrêtées, grâce au ciel; je ne
suis pas si malade, le ciel soit loué!
ANNE.
J'entends demander, maître Slender, ce que vous me
voulez.
SLENDER.
Ma foi, pour ma part, je ne vous veux rien ou presque
rien. Votre père et mon oncle ont fait une motion; si elle
me réussit, bien; sinon, bonne chance au préféré! Ils
142 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
peuvent vous dire mieux que moi où en sont les choses.
Vous pouvez demander à votre père ; le voici qui vient.
Entrent Page et mistress Page.
PAGE.
— Allons, maître Slender! aime-le, fille Anne. — Eh
bien, que fait ici maître Fenton? — Il me déplaît fort,
m.onsieur, que vous hantiez ainsi ma maison; — je vous
ai dit, monsieur, que j'avais disposé de ma fille.
FENTON.
— Voyons, maître Page, ne vous impatientez pas,
MISTRESS PAGE.
— Mon cher monsieur Fenton, renoncez à mon enfant.
PAGE.
Ce n'est pas un parti pour vous.
FENTON.
— Monsieur, écoutez-moi.
PAGE.
Non, cher monsieur Fenton. — Venez, maître Shallow;
venez, fils Slender. — Connaissant mes idées, vous m'of-
fensez, maître Fenton.
Sortent Page, Shallow et Slender,
MISTRESS QUICKLY, à Fenton.
Parlez à mistress Page.
FENTON.
— Bonne mistress Page, j'ai pour votre fille — la plus
pure affection; — et, en dépit des obstacles et des re-
buffades de toutes sortes, j'aurai la force — d'arborer les
couleurs de mon amour; — je ne me retirerai pas : accor-
dez-moi votre consentement.
ANNE.
— Bonne mère, ne me mariez pas à cet imbécile là-
bas.
SCÈNE X. 143
MISTRESS PAGE.
— Ce n'est pas mon intention ; je vous cherche un meil-
leur mari.
MISTRESS QUICKLY.
— C'est mon maître, monsieur le docteur.
ANNE.
— Hélas! j'aimerais mieux être enterrée vive — et être
lapidée avec des navets !
MISTRESS PAGE.
— Allons, ne vous troublez pas. Cher monsieur Fenton,
— je i ne serai ni votre amie ni votre ennemie. — Je
saurai de ma fille jusqu'à quel point elle vous aime; — et
ses sentiments détermineront mes dispositions ; — jusque-
là, adieu, monsieur... Il faut qu'elle rentre ; — son père
se fâcherait.
FENTON.
Adieu, chère madame; adieu, Nan.
Sortent mistress Page et Anne.
MISTRESS QUICKLY, à Fenton-
Eh bien, voilà mon ouvrage : « Madame, ai-je dit, allez-
vous jeter votre enfant à ce niais ou à ce médecin? Prenez
maître Fenton. » Voilà mon ouvrage.
FENTON.
— Je te remercie. Ah ! je t'en prie, ce soir — remets cet
anneau à ma chère Nan. Voici pour ta peine.
Il sort.
MISTRESS OUICKLY.
Que le ciel t'envoie une bonne chance ! ... Il a un bon
cœur; une femme irait à travers l'eau et le feu pour un si
bon cœur. N'importe! je voudrais que mon maître eût mis-
tress Anne; ou je voudrais que maître Slender l'eût; ou,
ma foi, je voudrais que maître Fenton l'eût : je ferai tout
ce que je pourrai pour eux trois; car je l'ai promis, et je
tiendrai ma parole ; mais spécieusement pour maître
i44 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
Fenton. . . Eh ! mais je suis ciiargée par mes deux maîtresses
d'une autre commission pour sir John Falstaff. Quelle
bête je suis de flâner ainsi !
Elle sort.
SCÈNE XI.
[L'auberge de la Jarretière.]
Entrent Falstaff et Bardolphe.
FALSTAFF.
Bardolphe ! allons donc !
BARDOLPHE.
Voilà, monsieur!
FALSTAFF.
Va me chercher une pinte de vin d'Espagne; mets-y une
rôtie.
Sort Bardolphe.
Ai-je donc vécu pour être emporté dans un panier,
comme le rebut d'une boucherie, et jeté à la Tamise?
Ah! si jamais je me laisse jouer encore pareil tour, je veux
qu'on m'enlève la cervelle pour l'assaisonner au beurre, et
qu'on la donne à un chien pour ses étrennes. Les marauds
m'ont versé dans la rivière avec aussi peu de remords
que s'ils avaient noyé les quinze aveugles petits d'une
chienne! et vous pouvez voir par ma corpulence que j'ai
une certaine propension à enfoncer; quand le fond eût at-
teint jusqu'à l'enfer, j'y serais dégringolé. J'aurais été noyé
si la rivière n'avait été basse et pleine d'écueils... Une mort
que j'abhorre; car l'eau enfle un homme; et quelle figure
j'aurais faite, ainsi enflé! J'aurais été une momie-mon-
tagne.
SCÈNE XI. 145
Rentre Bardolphe avec du vin.
BARDOLPHE.
Monsieur, voici mistress Qaickly qui voudrait vous
parler.
FALSTAFF.
Allons! versons un peu de vin dans l'eau de la Tamise.
J'ai le ventre glacé comme si j'avais avalé des boules de
neige en guise de pilules pour me rafraîchir les entrailles...
Fais-la entrer.
BARDOLPHE.
Entrez, la femme.
Entre mistress Quickly.
MISTRESS IqUICKLY.
Avec votre permission... Je vous demande pardon... Je
souhaite le bonjour à votre révérence.
FALSTAFF, à Bardolphe.
Emporte ces calices; et va bellement me préparer un pot
de vin chaud.
BARDOLPHE.
Avec des œufs, monsieur?
FALSTAFF.
Sans mélange : je ne veux pas de germe de poulet dans
mon breuvage.
Sort Bardolphe.
Eh bien?
MISTRESS QUICKLY.
Ma foi, monsieur, je viens trouver votre révérence de la
part de mistress Gué.
FALSTAFF.
Mistress Gué! j'en ai eu assez, de gué! J'ai été jeté dans
le gué! j'ai du gué plein le ventre!
146 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS OUICKLY.
Hélas! le cher cœur, ce n'est pas sa faute; elle est si fu-
rieuse contre ses gens! Ils se sont trompés dans leur érec-
tion.
FALSTÂFF.
Comme moi, quand je me fondais sur la promesse d'une
folle!
MISTRESS QUICKLY.
Ah! monsieur^ elle s'en désole, que ça vous fendrait le
cœur de la voir. Son mari va ce matin chasser à l'oiseau;
elle vous prie encore une fois de venir la voir entre huit et
neuf. Il faut que je lui rapporte la réponse au plus vite ;
elle vous dédommagera, je vous le garantis.
FALSTÂFF.
C'est bon, je lui ferai visite : dis-le lui; et fais-lui bien
comprendre ce que c'est que l'homme; qu'elle considère
la fragilité humaine, et qu'alors elle juge de mon mérite.
MISTRESS QUICKLY.
Je le lui dirai.
FALSTÂFF.
Fais-le. Entre neuf et dix, dis-tu?
MISTRESS QUICKLY.
Entre huit et neuf, monsieur.
FALSTÂFF.
C'est bien, pars : je ne la manquerai pas.
MISTRESS QUICKLY.
Que la paix soit avec vous, monsieur !
Elle sort.
FALSTAFF.
Je m'étonne de ne pas voir maître Fontaine; il m'a en-
voyé dire de rester ici : j'aime fort son argent. Oh! le voici
qui vient.
SCÈNE XI. 147
Entre Gué.
GUÉ.
Dieu vous bénisse, monsieur !
FALSTAFF.
Eh bien, maître Fontaine, vous venez savoir ce qui s'est
passé entre moi et la femme de Gué?
GUÉ.
C'est, en effet, mon but, sir John.
FALSTAFF.
Maître Fontaine, je ne veux pas vous faire de mensonge.
J'étais chez elle à l'heure qu'elle m'avait fixée.
GUÉ.
Et vous avez réussi, monsieur?
FALSTAFF.
Fort mal, maître Fontaine.
GUÉ.
Comment ça, monsieur? Aurait- elle changé de détermi-
nation?
FALSTAFF.
Non, maître Fontaine; mais son misérable cornard de
mari, maître Fontaine, étant dans une continuelle alarme
de jalousie, nous est arrivé à l'instant même de notre ren-
contre, après le premier moment d'embrassades, de bai-
sers, de protestations, quand nous terminions, pour ainsi
dire, le prologue de notre comédie. Il était suivi d'une
bande de ses amis, qui, provoqués et ameutés par sa fu-
reur, venaient, morbleu, fouiller sa maison pour découvrir
l'amant de sa femme I
GUÉ.
Quoi! tandis que vous étiez là?
FALSTAFF.
Tandis que j'étais là!
148 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
GUÉ.
Et il vous a cherché sans pouvoir vous trouver?
FÂLSTAFF.
Vous allez voir. Par bonheur est arrivée une certaine mis-
tress Page ; elle a donné avis de l'approche de Gué ; et, à sa
suggestion, la femme de Gué ayant perdu la tête, on m'a
emmené dans un panier à linge.
GUÉ.
Un panier à linge !
FALSTAFF.
Oui, un panier à linge. On m'a entassé avec chemises et
cotillons sales, chaussettes et bas sales, serviettes cras-
seuses; le tout, maître Fontaine, faisait le plus puant mé-
lange d'odeurs nauséabondes qui aient jamais offensé les
narines.
GUÉ.
Et combien de temps êtes-vous resté là?
FALSTAFF.
Eh bien, vous allez voir, maître Fontaine, ce que j'ai
souffert afin d'amener cette femme à mal pour votre bien.
A peine étais-je empilé dans le panier que deux coquins de
valets de Gué ont été appelés par leur maîtresse pour me
transporter comme linge sale au pré Datchet : ils m'ont
chargé sur leurs épaules, et ont rencontré à la porte le co-
quin de jaloux, leur maître, qui leur a demandé une fois
ou deux ce qu'ils avaient dans leur panier ; je tremblais de
peur que ce coquin de lunatique ne fît une fouille; mais la
destinée, ayant ordonné qu'il serait cocu, a retenu sa main.
Bon! il est parti pour sa perquisition, et moi, je suis parti
pour linge sale. Mais remarquez la suite, maître Fontaine.
J'ai enduré les angoisses de trois différentes morts : d'abord,
l'intolérable frayeur d'être découvert par cet infect bélier ja-
loux ; puis le tourment d'être courbé comme une bonne lame
de Bilbao, dans la circonférence d'un dé, la poignée contre
SCÈNE XI. 149
la pointe, la tête contre les talons, et enfin la torture d'être
enfermé, comme pour une violente distillation, avec des
hardes puantes fermentant dans leur crasse! Pensez à ça!...
Un homme de ma trempe ! , . . Pensez à ça !.. . Moi , sur qui la
chaleur agit comme sur du beurre; un homme en inces-
sante dissolution, en dégel continu. C'est miracle que j'aie
échappé à la suffocation. Et au plus fort de ce bain, quand
j'étais plus qu'à moitié cuit dans la graisse, comme un plat
hollandais, être jeté à la Tamise, et, tout rouge de cha-
leur, refroidi dans cette eau, ainsi qu'un fer à cheval!
Pensez à ça!... tout chaud, tout bouillant!... Pensez à ça,
maître Fontaine.
GUÉ.
Sérieusement, monsieur, je suis fâché que pour moi
vous ayez souffert tout cela. Ainsi je n'ai plus d'espoir;
vous ne ferez plus de tentative auprès d'elle.
FALSTAFF.
Maître Fontaine, je veux être jeté dans l'Etna, comme je
l'ai été dans la Tamise, plutôt que de renoncer à elle ainsi.
Son mari est allé ce matin chasser à l'oiseau ; j'ai reçu
d'elle un message pour un autre rendez-vous : ce sera entre
huit et neuf heures, maître Fontaine.
GUÉ.
Il est déjà passé huit heures, monsieur.
FALSTAFF.
Vraiment? Je vais donc me préparer pour mon rendez-
vous. Venez me voir à l'heure qui vous conviendra, vous
saurez mon succès, et en conclusion, pour couronner la
chose, vous la posséderez. Adieu, elle sera à vous, maître
Fontaine. Fontaine, vous ferez cocu le Gué.
Il sort.
GUÉ.
Humph! hein, est-ce une vision? est-ce un rêve? suis-je
endormi? Maître Gué, éveillez-vous; éveillez-vous, maître
XIV. 10
150 LES JOYEUSES EPOUSES DE WINDSOR.
Gué; il y a un accroc à votre plus belle cotte, maître Gué.
Voilà ce que c'est que d'être marié! Voilà ce que c'est que
d'avoir du linge et des paniers à lessive!... Soit, je veux me
proclamer ce que je suis. Je vais enfin surprendre le pail-
lard; il est chez moi; il ne peut m'échapper; c'est im-
possible. Il ne peut pas se fourrer dans une bourse d'un sou,
ni dans une poivrière; mais, de peur que le diable qui le
guide ne l'assiste, je veux fouiller les plus impossibles en-
droits. Bien que je ne puisse éviter mon sort, un sort qui
m'est odieux ne me trouvera pas docile. Si j'ai des cornes
à me rendre furieux, j'entends justifier le proverbe, je serai
furieux comme une bête à cornes.
SCÈNE XII.
[Une avenue.]
Entrent mistress Page, mistress Quickly, et William.
MISTRESS PAGE.
Crois-tu qu'il soit déjà chez maître Gué?
MISTRESS QUICiaY.
Pour sûr, il y est déjà; ou il y sera dans un moment;
mais il est fièrement en colère d'avoir été ainsi jeté à l'eau.
Mistress Gué vous prie de venir immédiatement,
MISTRESS PAGE.
Je serai chez elle toute l'heure; il faut d'abord que je
mène mon petit homme à l'école. Tenez, voici justement
son maître qui vient; c'est jour de congé, je le vois.
Entre siR HuGH Evans.
Eh bien, sir Hugh? Pas d'école aujourd'hui?
EVANS.
Non, maître Slender a optenu pour les enfants la per-
mission de jouer.
SCÈNE XII. 151
MISTRESS QUICKLY.
Béni soit-il!
MISTRESS PAGE.
Sir Hugh, mon mari dit que mon fils ne fait aucun pro-
grès dans ses études. Je vous en prie, faites-lui quelques
questions sur ses rudiments.
EVANS.
Approchez, William; levez la tête; allons.
MISTRESS PAGE.
Allons, marmouset : levez la tête; répondez à votre
maître, n'ayez pas peur.
EVANS.
William, compien y a-t-il de nompres dans les noms?
WILLIAM.
Deux.
MISTRESS QUICKLY.
Vraiment, je croyais qu'il y en avait un de plus, puis-
qu'on parle toujours du nombre impair.
EVANS.
Cessez votre papil... Comment se dit beau, William?
WILLIAM.
Pulcher.
MISTRESS QUICKLY.
Poules chères ! il y a quelque chose de plus beau que
des poules chères, bien sûr.
EVANS.
Vous êtes un'ferame pien simple! Paix, je vous prie...
Qu'est-ce que lapis^ William?
WILLIAM.
Une pierre.
EVANS.
Et qu'est-ce qu'une pierre, William?
WILLIAM.
Un caillou.
152 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
EVANS.
Non, c'est lapis; je vous en prie, mettez-vous ça dans
la cervelle.
WILLIAM.
Lapis.
EVANS.
C'est pien, William. William, qu'est-ce qui fournit les
articles?
WILLIAM.
Les articles sont empruntés au pronom, et se déclinent
ainsi : singulier nominatif, hic, hœc, hoc.
EVANS.
Nominatif, %, hag, hog. Attention, je vous prie! géni-
tif, hujus. Pien, qu'est-ce que votre accusatif?
WILUAM.
Accusatif, h ne.
EVANS.
Je vous prie, ayez ponne mémoire, enfant. Accusatif,
hune, hane, hoc.
MISTRESS QUICKLY.
Un grand coq! c'est du latin pour le poulailler, bien
sûr.
EVANS.
Cessez votre papil, femme. Qu'est-ce que le vocatif, Wil-
liam?
WILLIAM.
Oh! vocatif, 0!
EVANS.
Souvenez-vous pien, William, vocatif caret.
. MISTRESS QUICKLY.
Carotte! bonne racine.
EVANS.
Femme, taisez-vous!
SCÈNE XII. 153
MISTRESS PAGE.
Paix!
EVANS.
Qu'est-ce que c'est que votre cas génitif pluriel, Wil-
liam ?
WILLIAM.
Le cas génitif?
EVÂNS.
Oui.
WILLIAM.
Génitif, horum, honim, horum.
MISTRESS QUICKLY.
C'est une horreur que le cas de Jenny ! Fi! Jenny pour
hommes! N'en parle pas, enfant, si c'est une putain.
EVANS.
Par pudeur, la femme!
MISTRESS QUICKLY.
Vous avez tort d'apprendre à l'enfant tout ça... Il lui ap-
prend le hic qu'on sait toujours trop tôt ! Il lui parle des
filles qui sont pour hommes!... Honte à vous!
EVANS.
Femme, es-tu lunatique? As-tu pas l'intelligence des cas,
des nompres et des genres? Tu es pien la plus sotte créature
chrétienne qu'on puisse désirer.
MISTRESS PAGE.
Je t'en prie, tais-toi.
EVANS.
Maintenant, William, dites-moi quelques déclinaisons
de vos pronoms.
WILLIAM.
Ma foi, j'ai oublié.
EVANS.
C'est qui, quœ, quod; si vous oupliez votre code, vous
154 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
aurez sur les doigts. Maintenant passez votre chemin et allez
jouer.
MISTRESS PAGE.
Il est plus savant que je ne croyais.
EVANS.
Il a la mémoire pien vive. Au revoir, mistress Page.
MISTRESS PAGE.
Adieu, bon sir Hugh.
Sort Evans.
Rentrez à la maison, enfant...
A mistress Quickly.
Venez, nous tardons trop.
Ils sortent.
SCÈNE XIII.
[Dans la maison de Gaé.]
Entrent Falstaff et mistress Gué (16).
FALSTAFF.
Mistress Gué, vos regrets ont dévoré mes souffrances. Je
vois combien votre amour est profond, et je m'engage à
vous payer scrupuleusement de retour, non-seulement,
mistress Gué, dans le simple office de l'amour, mais dans
tous ses accompagnements, dans tous ses compléments,
dans toutes ses cérémonies. Mais êtes-vous sûre de votre
mari maintenant?
MISTRESS GUÉ.
Il chasse à l'oiseau, suave sir John.
MISTRESS PAGE , de l'intérieur du théâtre.
Holà, commère Gué! Holà!
MISTRESS GUÉ.
Passez dans cette chambre, sir John.
Sort Falstaff.
SCÈNE XIII. 155
Entre mistress Paûe.
MÎSTRESS PAGE.
Eh bien, chère? Qui donc est ici avec vous?
MISTRESS GUÉ.
Mais rien que mes gens.
MISTRESS PAGE.
Vraiment?
MISTRESS GUÉ.
Assurément.
Bas.
Parlez plus haut.
MISTRESS PAGE.
En vérité, je suis si contente que vous n'ayez per-
sonne ici !
MISTRESS GUÉ.
Pourquoi ?
MISTRESS PAGE.
Eh ! ma chère, votre mari a été repris par ses vieilles
lunes ; il est là-bas avec mon mari à déblatérer; il tempête
contre toute l'humanité mariée : il maudit toutes les filles
d'Eve, de n'importe quelle couleur; il se frappe le front en
criant : percez ! percez donc ! Je n'ai jamais vu de démence
qui ne fût la douceur, la civilité et la patience même, à côté
de sa frénésie ! Je suis bien aise que le gros chevalier
ne soit pas ici.
MISTRESS GUÉ.
Quoi ! Est-ce qu'il parle de lui ?
MISTRESS PAGE.
Rien que de lui ; et il jure que, lorsqu'il a fait la dernière
perquisition, sir John a été emporté dans un panier; il dé-
clare à mon mari qu'il est ici maintenant ; et il l'a arraché
de la chasse, ainsi que le reste de la société, pour faire
une nouvelle expérience à l'appui de ses soupçons. Mais je
156 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
suis bien aise que le chevalier ne soit pas ici. Maintenant
il va voir lui-même sa folie.
MTSTRESS GUÉ.
A quelle distance est-il , mistress Page?
MISTRESS PAGE.
Tout près, au bout de la rue ; il va être ici à l'instant.
MISTRESS GUÉ.
Je suis perdue ! le chevalier est ici !
MISTRESS PAGE.
En ce cas, vous êtes complètement déshonorée, et lui,
c'est un homme mort... Quelle femme êtes-vous donc!...
Faites-le sortir, faites-le sortir. Mieux vaut un scandale
qu'un meurtre.
MISTRESS GUÉ.
Par où sortira-t-il ! Comment le sauver? Si je le mettais
encore une fois dans le panier ?
Rentre Falstaff.
FALSTAFF.
Non, je ne veux plus aller dans le panier. Est-ce que je
peux pas sortir avant qu'il vienne?
ffiSTRESS PAGE.
Hélas ! trois des frères de maître Gué veillent à la porte
avec des pistolets, afin que nul ne sorte. Sans quoi, vous
pourriez vous esquiver avant qu'il vienne. Mais que faites-
vous ici ?
FALSTAFF.
Que faire ? Je vais grimper dans la cheminée.
MISTRESS GUÉ.
C'est par là qu'ils ont l'habitude de décharger leurs fusils
de chasse. Glissez-vous dans le four.
FALSTAFF.
Où est-il?
SCÈNE XIll. 157
MISTRESS GUÉ.
Non, il vous y chercherait, sur ma parole. Il n'y a pas
d'armoire, de coffre, de caisse, de malle, de puits, de
caveau dont il n'ait l'inventaire pour fixer son souvenir, et
il en fait la visite, sa note à la main. Nul moyen de vous
cacher dans la maison.
FALSTÂFF.
Eh bien, je vais sortir,
MISTRESS PAGE.
Si VOUS sortez tel que vous êtes, vous êtes mort,
sir John... A moins que ne sortiez déguisé...
MISTRESS GUÉ.
Comment pourrions-nous le déguiser?
MISTRESS PAGE.
Hélas ! je ne sais pas. Il n'y a pas une robe de femme
assez ample pour lui; autrement il aurait pu mettre un cha-
peau, une mentonnière et une coiffe, et s'échapper ainsi.
FALSTAFF.
Chers cœurs, trouvez un moyen : toute extrémité plutôt
qu'un malheur.
MISTRESS GUÉ.
La tante de ma chambrière, la grosse femme de Brent-
ford, a laissé une robe là-haut.
MISTRESS PAGE.
Sur ma parole, ça lui ira ; elle est aussi grosse que lui ;
et il y a là également son chapeau d'étamine et sa menton-
nière. Montez vite, sir John.
MISTRESS GUÉ.
Allez, allez, suave sir John : mistress Page et moi, nous
chercherons quelque linge pour votre tête.
MISTRESS PAGE.
Vite, vite; nous allons vous attifer sur-le-champ : passez
la robe en attendant.
Sort Falstaff.
158 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS GUÉ.
Je voudrais que mon mari le rencontrât sous ce dégui-
sement : il ne peut pas souffrir la vieille femme de Brent-
ford ; il jure qu'elle est sorcière ; il lui a interdit ma maison,
en la menaçant de la battre.
MISTRESS PAGE.
Que le ciel le mène sous le bâton de ton mari ; et qu'en-
suite le diable mène le bâton !
MISTRESS GUÉ.
Mais est-ce que mon mari arrive ?
MISTRESS PAGE.
Oui, très-sérieusement. Il parle même de l'aventure du
panier, qu'il a sue je ne sais comment.
MISTRESS GUÉ.
Nous tirerons ça à clair ; car je vais dire à mes gens
d'emporter le panier encore une fois, et de faire en sorte
qu'ils le rencontrent à la porte, comme la dernière fois,
MISTRESS PAGE.
Mais il va être ici tout de suite. Allons habiller l'autre
comme la sorcière de Brentford.
MISTRESS GUÉ.
Je vais d'abord indiquer à mes gens ce qu'ils doivent
faire du panier. Montez, j'apporte du linge pour lui dans
un moment.
Elle sort.
MISTRESS PAGE.
Peste soit de ce déshonnête coquin! Nous ne saurions
trop le malmener.
Nous prouverons, par ce que nous allons faire^
Que des hpouses peuvent être Joyeuses en restant vertueuses.
Nous ne faisons pas le mal, nous qui souvent rions et plaisantons.
Le proverbe dit vrai : 11 n'est pire eau que l'eau qui dort.
Elle sort.
SCÈNE XIII. Î59
Rentre mistress Gué, avec deux valets.
MISTRESS GUÉ.
Allons, mes amis, chargez ce panier encore une fois sur
vos épaules ; votre maître est presque à la porte ; s'il vous
dit de le mettre à terre, obéissez-lui; vite, dépêchez.
Elle sort.
PREMIER VALET.
Allons, allons, enlève.
DEUXIÈME VALET.
Fasse le ciel que cette fois il ne soit pas rempli du
chevalier !
PREMIER VALET.
J'espère que non; j'aimerais autant porter une masse
égale de plomb.
Entrent Gué, Page, Shallow, Caius etsmHuGH Evans.
GUÉ.
Oui, mais, si le fait est prouvé, maître Page, quelle répa-
ration m'olïrirez-vous pour toutes vos railleries?.. Mets bas
ce panier, coquin; qu'on appelle ma femme!.. Damoiseau
du panier!... Oh! misérables ruffians! 11 y a une clique,
une bande, une meute de gens conjurés contre moi! Mais
le diable va être confondu... Allons! femme! viendrez-
vous?... Sortez, sortez de là!... Voyez l'honnête linge que
vous envoyez au blanchissage !
PAGE.
Ah! ceci passe les bornes, maître Gué; on ne doit pas
vous laisser en liberté plus longtemps; il faudra vous
attacher.
EVANS.
Eh! c'est un lunatique! c'est enragé comme un chien
enragé.
160 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
SHÂLLOW.
Vraiment, maître Gué, ce n'est pas bien ; vraiment.
GUÉ.
C'est ce que je dis, monsieur.
Entre mistress Gué.
Approchez, mistress Gué ; mistress Gué, l'honnête femme,
la chaste épouse, la vertueuse créature qui a pour mari un
bélître de jaloux!... Je soupçonne sans cause, madame,
n'est-ce pas?
MISTRESS GUÉ.
Oui, le ciel m'en est témoin, si vous me soupçonnez de
quelque déshonnêteté.
GUÉ.
Bien dit, front bronzé; persistez ainsi!... Sortez de là,
coquin.
Il arrache le linge du panier.
PAGE.
Ceci passe les bornes.
MISTRESS GUÉ.
N'avez-vous pas honte ? Laissez-là ce linge.
GUÉ.
Je vais vous y prendre !
EVANS.
C'est déraisonnable! allez-vous relever le linge de
votre femme? Laissez ça.
GUÉ.
Videz le panier, vous dis-je.
MISTRESS GUÉ.
Voyons, mon homme, voyons...
GUÉ.
Maître Page, comme il est vrai que je suis un homme,
quelqu'un a été emmené de ma maison hier dans ce panier ;
pourquoi n'y serait-il pas encore? Je suis sûr qu'il est dans
SCÈNE Xlll. 161
ma maison ; mes renseignements sont exacts ; ma jalousie
est raisonnable. Enlevez-moi tout ce linge.
MISTRESS GUÉ.
Si vous trouvez un homme là, qu'il meure comme une
puce!
PAGE.
II n'y a pas d'homme là.
SHALLOW.
Par ma fidélité, ce n'est pas bien, maître Gué; ceci vous
fait tort.
EVANS.
Maître Gué, vous ferez pien de prier, et de ne pas suivre
les imaginations de votre cœur : c'est des jalousies.
GUÉ.
Allons, celui que je cherche n'est pas là !
PAGE.
Non, ni là, ni ailleurs que dans votre cervelle.
GUÉ.
Aidez-moi, cette fois encore, à fouiller ma maison. Si je
ne trouve pas ce que je cherche, n'ayez pas de ménage-
ment pour mon extravagance, que je sois pour toujours
l'amusement de votre table; qu'on dise de moi : aussi
jaloux que Gué, qui cherchait V amant de sa femme clans le
creux d'une noix. Accordez-moi encore cette satisfaction ;
encore une fois fouillez avec moi.
MISTRESS GUÉ.
Holà ! mistress Page ! descendez, vous, et la vieille
femme. Mon mari va aller dans la chambre.
GUÉ.
La vieille femme ! quelle vieille femme est-ce là?
MISTRESS GUÉ.
Eh! la vieille de Brentford, la tante de ma chambrière.
GUÉ.
Une sorcière, une gouine, une vieille coquine de gouine !
162 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
Est-ce que je ne lui ai pas interdit ma maison? Elle vient
pour des commissions, n'est-ce pas? Que les hommes sont
simples! Nous ne savons pas ce qui se fait sous couleur de
dire la bonne aventure. Elle agit par des charmes, des
sortilèges, des chiffres et d'autres artifices du même genre
qui dépassent notre portée; nous n'y connaissons rien...
Descendez, sorcière, stryge; descendez, vous dis-je.
MISTRESS GUÉ.
Voyons, mon bon, mon bien-aimé mari! Chers mes-
sieurs, ne le laissez pas frapper la vieille femme.
Entre Falstaff habillé en femme, conduit par MISTRESS PAGE.
MISTRESS PAGE.
Venez, mère Prat, venez, donnez-moi la main.
GUÉ.
Je vais la pratiquer, moi !
Il bat Falstaff.
Hors de chez moi, sorcière, guenille, bagasse, fouine,
ca rogne! dehors! dehors! Je vais vous conjurer! Je vais
vous dire la bonne aventure, moi î
Sort Falstaff.
MISTRESS PAGE.
N'avez-vous pas honte? Je crois que vous avez tué la
pauvre femme.
MISTRESS GUÉ.
Oui, il la tuera... Ça vous fait grand honneur.
GUÉ.
A la potence, la sorcière !
EVANS.
Par oui et par non, je crois que la femme est vraiment
une sorcière ; je n'aime pas qu'une femme ait une grande
parpe; j'ai vu une grande parpe sous sa mentonnière.
GUÉ.
Voulez-vous me suivre, messieurs? Je vous en supplie,
suivez-moi; voyons seulement le résultat de ma jalousie.
SCÈNE XIII. 163
Si mon cri ne vous a pas mis sur une piste, ne vous fiez
plus à moi.
PAGE.
Prêtons-nous encore un peu à son humeur. Venez,
messieurs.
Sortent Gué, Page, Shallow, Caïus et Evans.
MISTRESS PAGE.
Ma foi, il l'a battu de la plus pitoyable façon.
MISTRESS GUÉ.
Non, par la messe, non ; il l'a battu, ce me semble, de
la façon la plus impitoyable.
MISTRESS PAGE.
Je veux que le bâton soit consacré et suspendu au-des-
sus de l'autel; il a fait un service méritoire.
MISTRESS GUÉ.
Quelle est votre opinion? Pouvons-nous, avec la réserve
féminine et l'appui d'une bonne conscience, pousser plus
loin notre vengeance contre lui ?
MISTRESS PAGE.
L'esprit du libertinage est à coup sûr expulsé de lui. S'il
n'appartient pas au diable en fief inaliénable , il ne fera
plus, je crois, aucune tentative à notre détriment.
MISTRESS GUÉ.
Dirons-nous à nos maris comme nous l'avons traité?
MISTRESS PAGE.
Oui, sans doute, quand ce ne serait que pour ôter du
cerveau de votre mari toutes ses visions. S'ils décident en
conscience que ce pauvre gros libertin de chevalier doit
subir un surcroît de punition, nous nous en chargerons
encore.
MISTRESS GUÉ.
Je garantis qu'ils voudront le confondre publiquement;
et il me semble que la farce ne serait pas complète, s'il
n'était pas publiquement confondu.
164 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS PAGE.
Allons! forgeons vite la chose; battons le fer, tandis
qu'il est chaud.
Ils sortent.
SCÈNE XIV.
[L'auberge de la Jarretière.]
Entrent l'Hôte et Bardolphe.
BARDOLPHE.
Monsieur, les Allemands désirent avoir trois de vos che-
vaux ; le duc en personne doit être demain à la cour, et ils
vont au-devant de lui.
l'hote.
Quel peut être ce duc qui arrive si secrètement? Je n'en-
tends rien dire de lui à la cour. Que je parle à ces mes-
sieurs! Ils parlent anglais?
BARDOLPHE.
Oui, monsieur; je vais vous les envoyer.
l'hote.
Ils auront mes chevaux; mais je les ferai payer; je les
salerai. Us ont eu, une semaine, ma maison à leur disposi-
■ tion ; j'ai renvoyé mes autres hôtes. Il faudra qu'ils dé-
boursent; je les salerai. Allons!
Ils sortent.
SCÈNE XV.
[Chez Gaé.]
Entrent Page, Gué, mistress Page, mistress Gué, et sir Hugh
Evans.
EVANS.
C'est une des plus pelles idées de femme que j'aie jamais
vues.
SCÈNE XV. 165
PAGE.
Et il VOUS a envoyé ces deux lettres en même temps?
MISTRESS PAGE.
Dans le même quart d'heure.
GUÉ.
— Pardonne-moi, femme ; désormais fais ce que tu vou-
dras. — Je soupçonnerai plutôt le soleil de froideur — que
toi de légèreté. Désormais ton honneur, — pour celui qui
naguère était un hérétique, — est une inébranlable foi.
PAGE.
C'est bon, c'est bon; en voilà assez. —Ne soyez pas
extrême dans la soumission — comme dans l'offense. —
Mais donnons suite à notre complot; qu'encore une fois —
nos femmes, pour nous donner un divertissement public,—
donnent à ce vieux gros gaillard un rendez-vous — oii nous
puissions le surprendre et le honnir. —
GUÉ.
Il n'y a pas de meilleur moyen que celui dont elles ont
parlé.
PAGE.
Quoi ! qu'elles lui assignent un rendez-vous dans le parc
à minuit! fi! fi! il n'ira jamais.
EVANS.
Vous dites qu'il a été jeté dans les rivières, et qu'il a
été si rudement pattu, sous son costume de vieille femme.
Il doit avoir dételles terreurs, ce me semple, qu'il ne vou-
drait pas venir. Sa chair est assez punie, ce me semple,
pour qu'il n'ait plus de désirs.
PAGE.
C'est aussi ce que je pense.
MISTRESS GUÉ.
— Avisez seulement à la manière dont vous le traiterez
quand il sera venu, — et nous, nous aviserons toutes deux
au moyen de l'amener là.
XIV. 11
166 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
fflSTRESS PAGE.
— Une vieille tradition raconte que Herne le chas-
seur, — garde de la forêt de Windsor au temps jadis,
— revient, durant tout l'hiver, dans le calme de minuit, —
rôder autour d'un chêne, avec de grandes cornes au front;
— et alors il flétrit les arbres, il ensorcelé le bétail , -
il fait donner du sang aux vaches laitières, et secoue
une chaîne — de la manière la plus sinistre et la plus
effroyable... — Vous avez entendu parler de cet esprit ; et
vous savez fort bien — que les vieillards superstitieux et
crédules — ont reçu et transmis comme vraie — à notre
génération cette légende de Herne le chasseur (17).
PAGE.
— Eh ! mais il y a encore nombre de gens qui ont peur
— de passer au milieu de la nuit près du chêne de -Herne
(18). — Mais oh voulez-vous en venir?
MISTRESS GUÉ.
Eh bien, voici notre idée : — que Falstaff vienne nous
rencontrer près de ce chêne, — sous le déguisement de
Herne, avec de grandes cornes sur sa tête.
PAGE.
— Soit ! admettons qu'il y vienne, —et sous ce déguise-
ment. Quand vous l'aurez amené là, — qu'en fera-t-on?
quel est votre plan ?
MISTRESS PAGE.
— Nous y avons songé, et voici : — Nanette Page, ma fille,
mon petit garçon, — et trois ou quatre autres enfants de
leur taille, auront été costumés par nous — en lutins, en
elfes et en fées, en vert et en blanc, — avec des couronnes de
flambeaux de cire sur la tête, — et des crécelles à la main ;
soudain, —dès que Falstaff, elle et moi, nous serons réu-
nis, — ils s'élanceront tous à la fois d'un fossé — en
entonnant des chants incohérents. A leur vue, — nous
fuirons toutes deux en grande épouvante. — Alors il faudra
SCÈNE XV. 167
que tous fassent un cercle autour de lui , — et, en vrais
lutins, pincent l'impur chevalier^ — lui demandant pour-
quoi, à cette heure de féeriques ébats, — il ose pénétrer
dans leurs sentiers sacrés — sous ce déguisement profane.
MISTRESS GUL
Et jusqu'à ce qu'il ait dit la vérité, — il faudra que
les prétendues fées le pincent solidement, — et le brûlent
avec leurs flambeaux,
MISTRESS PAGE.
La vérité une fois confessée, — nous nous présenterons
tous, nous désencornerons le revenant, — et nous le
ramènerons sous les rires à Windsor.
GUÉ.
Les enfants devront — être parfaitement exercés à leur
rôle; sinon, ils ne le rempliront pas. —
EVANS.
J'apprendrai aux enfants leurs fonctions; et je serai
moi-même en magot pour pouvoir prûler le chevalier avec
mon flampeau.
GUÉ.
Ce sera excellent. Je vais acheter les masques.
MISTRESS PAGE.
Ma Nanette sera la reine des fées, — magnifiquement
vêtue de blanc.
PAGE.
— Je vais acheter la soie.
A part.
Et à ce beau moment - maître SIender enlèvera ma Na-
nette, — pour aller l'épouser à Éton...
Haut.
Allons, envoyez vite chez Fal staff.
GUÉ.
—Et moi, je vais encore une fois me présenter à lui sous
le nom de Fontaine : - il me dira tousses projets... Il
viendra, bien sûr.
168 LES JOYEDSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS PAGE.
— N'en doutez pas... Allons chercher les toilettes — et
les parures pour nos fées.
EVANS.
A l'œuvre ! c'est des plaisirs admirables et des malices
pien honnêtes.
Sortent Page, Gué, et Evans.
MISTRESS PAGE.
Allons, mistress Gué, — envoyez vite chez sir John sa-
voir sa décision.
Sort mistress Gné.
— Moi, je vais chez le docteur; il a mes sympathies, —
et nul autre que lui n'épousera Nanette Page. — Ce Slen-
der, avec toutes ses terres, n'est qu'un idiot, — et c'est lui
que mon mari préfère. — Le docteur a de beaux écus et
des amis — puissants en cour; lui seul aura ma fille, —
quand vingt mille plus dignes la solliciteraient.
Elle sort.
SCÈNE XVI.
[La cour de l'auberge de la Jarretière.]
Entrent l'Hote et Simple.
l'hote.
Que veux-tu, rustaud? que veux-tu, cuir épais? parle,
murmure, explique-toi ; sois bref, prompt , leste , preste !
SIMPLE.
Eh bien, monsieur, je viens pour parler à sir John Fals-
taff de la part de maître Slender.
l'hote.
Voilà sa chambre, sa maison, son château, son lit fixe et
son lit roulant; tout autour est peinte fraîchement et à
SCÈNE XVI. 169
neuf l'histoire de l'Enfant prodigue. Va, frappe et appelle;
il te répliquera comme un anthropophage. Frappe, te dis-je.
SIMPLE.
Il y a une vieille femme, une grosse femme, qui est
montée dans sa chambre ; je prendrai la liberté d'at-
tendre qu'elle descende, monsieur ; c'est à elle que je
viens parler.
l'hote.
Hein ! une grosse femme ! le chevalier pourrait être volé!
Je vais appeler... Immense chevalier! Immense sir John !
réponds de toute la force de tes poumons militaires. Es-tu
là? C'est ton hôte, ton Éphésien, qui appelle.
FALSTÂFF, paraissant à une fenêtre.
Qu'y a-t-il, mon hôte ?
l'hote.
Voici un Tartare-Bohémien qui attend que ta grosse
femme vienne en bas. Fais-la descendre, immense, fais-la
descendre. Mes chambres sont honorables. Fi ! des pri-
vautés ! fi !
Entre Falstaff.
FALSTÂFF.
En effet, mon hôte, il y avait une vieille grosse femme
tout à l'heure avec moi ; mais elle est partie.
SIMPLE.
Monsieur, je vous prie, n'était-ce pas la devineresse de
Brentford ?
FALSTAFF.
Oui, morbleu, c'était elle, coquille de moule, que lui
veux-tu ?
SIMPLE.
Mon maître, monsieur, maître Slender, l'ayant vue
passer par les rues, m'a envoyé après elle pour savoir,
monsieur, si un certain Nym, monsieur, qui lui a filouté
une chaîne, a la chaîne ou non.
170 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
FALSTAFF.
J'ai parlé de ça à la vieille femme.
SIMPLE.
Et que dit-elle, je vous prie, monsieur'*
FALSTAFF.
Morbleu, elle dit que le même homme, qui a filouté à
maître Slender sa chaîne, la lui a escroquée.
SIMPLE.
J'aurais voulu parler à la femme elle-même ; j'avais en-
core d'autres choses à lui dire de la part de mon maître.
FALSTAFF.
Quelles sont-elles? voyons.
l'hote.
Oui, allons, vite !
SIMPLE.
Je ne puis les taire, monsieur.
l'hote.
Tais-les, ou tu es mort.
SIMPLE.
Eh bien , monsieur, elles ont trait uniquement à mistress
Anne Page ; il s'agit de savoir si mon maître a, ou non,
la chance de l'avoir.
FALSTAFF.
Oui, il a cette chance.
SIMPLE.
Laquelle?
FALSTAFF.
De l'avoir, ou non. Va, dis que la femme m'a dit ça.
SIMPLE.
Puis-je prendre la liberté de dire ça, monsieur?
FALSTAFF.
Oui, messire Claude : quelle hberté !
SIMPLE.
Je remercie Votre Révérence. Je rendrai mon maître
bien heureux avec ces nouvelles.
Sort Simple.
scène xvi. 171
l'hote.
Tu es docte, tu es docte, sir John. Est-ce qu'il y avait
une devineresse chez toi?
FALSTAFF.
Oui, il y en avait une, mon hôte, une qui m'a révélé
plus de choses que je n'en avais appris dans toute ma vie ;
et je n'ai rien payé; c'est moi au contraire qui ai été payé
pour apprendre !
Entre Bardolphe.
BARDOLPHE.
Merci de nous, monsieur ! filouterie ! pure filouterie !
l'hote.
Où sont mes chevaux? Il faut m'en rendre bon compte,
varletto.
BARDOLPHE.
Echappés avec les filous ! A peine étais-je arrivé au delà
d'Éton, en croupe derrière l'un d'eux, qu'ils m'ont ren-
versé dans une fondrière ; puis ils ont piqué des deux
et disparu, comme trois diables allemands, trois docteurs
Faust.
l'hote.
Ils sont allés tout bonnement à la rencontre du duc, ma-
raud ; ne dis pas qu'ils se sont enfuis ; les Germains sont
d'honnêtes gens.
Entre sir HUGH EvANS.
EVANS.
Où est mon hôte ?
l'hote.
De quoi s'agit-il, monsieur?
EVANS.
Ayez l'œil à vos pratiques ; un mien ami, qui arrive à
la ville, me dit qu'il y a trois cousins germains qui ont volé
172 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
dans toutes les auperges de Reading, de Colebrook, et y ont
piqué tous les chevaux. Je vous dis ça dans votre intérêt,
voyez-vous ; vous êtes spirituel, plein de saillies et de mots
piquants ; et il ne faut pas que vous soyez attrapé par ces
cousins-là. Adieu.
Il sort.
Entre LE docteur Caius.
CAIUS.
Où être mon hôte de la Zarretière?
l'hote.
Ici, maître docteur, en grande perplexité et dans un em-
barrassant dileipme.
CAIUS.
Ze ne sais pas ce qui se passe. Mais z'ai appris que vous
faites de grands préparatifs pour un duc de Zarmanie. Sur
mon âme, on n'attend à la cour la venue d'aucun duc.
Ze vous dis cela dans votre intérêt. Adieu.
Il sort.
l'hote.
Haro! haro! Cours, coquin!... Assistez-moi, chevalier.
Je suis ruiné! Cours, vite, crie : haro! coquin, je suis
perdu !
Sortent l'hôte et Bardolphe.
FALSTAFF.
Je voudrais que tout le monde fût mystifié ; car moi j'ai
été mystifié, et de plus battu. Si l'on venait à savoir à la
cour comment j'ai été métamorphosé, et comment, dans
mes métamorphoses, j'ai été trempé et bâtonné, on mo fe-
rait suer ma graisse goutte à goutte pour en huileries bottes
des pêcheurs : je garantis que tous me fustigeraient de leurs
bons mots, jusqu'à ce que je fusse aplati comme une poire
tapée. Je n'ai jamais prospéré depuis que j'ai triché à la
prime. Ah ! si j'avais seulement assez de souffle pour dire
mes prières, je me repentirais.
SCÈNE XVI. 173
Entre mistress Quickly.
Allons! de quelle part venez-vous?
MISTRESS QUICKLY.
Eh ! delà part des deux intéressées.
FALSTAFF.
Que le diable emporte l'une, et sa mère l'autre ; et elles
seront toutes deux bien loties! Pour l'amour d'elles j'ai
souffert plus de choses, oui, plus que la misérable fragilité
de la nature humaine n'en peut supporter.
MISTRESS QUICKLY.
Et est-ce qu'elles n'ont pas souffert? Oui, certes, je vous le
garantis; spécieusement l'une d'elles : mistress Gué, ce cher
cœur! est bleue et noire de coups, au point que vous ne lui
trouveriez pas une place blanche.
FALSTAFF.
Que me parles-tu de bleu et de noir? J'ai été, moi, telle-
ment battu que je suis de toutes les couleurs de l'arc-en-
ciel; j'ai même failli être appréhendé au corps pour la
sorcière de Brentford ; si l'admirable présence d'esprit avec
laquelle j'ai su conlrefaire la démarche d'une bonne vieille,
ne m'avait sauvé, le coquin de constable m'aurait mis aux
ceps, aux ceps publics, comme sorcière.
MISTRESS QUICKLY.
Monsieur, permettez que je vous parle dans votre cham-
bre, vous apprendrez comment les choses s'arrangent; et je
vous garantis que vous serez content. Voici une lettre qui
vous dira quelque chose. Chers cœurs, que de mal on a à
vous mettre en présence ! Assurément, l'un de vous ne sert
pas bien le ciel, pour que vous soyez ainsi traversés.
FALSTAFF.
Monte dans ma chambre.
Ils sortent.
174 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
Entrent Fenton et l'Hôte.
l'hote.
Maître Fenton, ne me parlez pas; j'ai le cœur gros; je
renonce à tout.
FENTON.
— Écoutez-moi cependant. Assistez-moi dans mon pro-
jet, — et, foi de gentilhomme, je vous donnerai — cent
livres en or, plus que vous n'avez perdu. —
l'hote.
Je vous écoute, maître Fenton ; et je m'engage, tout au
moins, à vous garder le secret.
FENTON.
— Je vous ai parlé plusieurs fois — du tendre amour que
je porte à la jolie Anne Page ; — elle a répondu à mon affec-
tion, — autant qu'il lui est permis personnellement de le
faire, — et que je puis le désirer. J'ai une lettre d'elle —
dont le contenu vous émerveillera ; — il y a une plaisan-
terie si bien mêlée à mon secret — que je ne puis révéler
l'un — sans expliquer l'autre. Le gros Falstaff — doit jouer
un grand rôle; les détails de la farce, — je vous les mon-
trerai ici tout au long.
Il lui montre une lettre.
Écoutez, mon bon hôte. — Cette nuit entre minuit et une
heure, au chêne de Herne, —ma bien-aimée Nanette doit re-
présenter la reine des fées. — Pourquoi? Vous le ver-
rez ici.
Il montre la lettre.
Sous ce déguisement, — tandis que les autres seront dans
toute l'ardeur de leurs plaisanteries, — son père lui a com-
mandé de s'esquiver — avec Slender, et d'aller avec lui à
Éton — pour se marier immédiatement : elle a consenti. —
D'un autre côté, —sa mère fortement opposée à cette union,
— et entêtée du docteur Caius, a décidé — que celui-ci en-
SCÈNE XYI. 175
lèverait Anne,pendant que les autres seraient préoccupés de
leur jeu, —et l'épouserait aussitôt au Doyenné — où un prêtre
attend : Anne, feignant de se prêter — à ce complot de
sa mère, a également — donné sa promesse au docteur.
Maintenant, voici l'état des choses. — Son père veut qu'elle
soit tout en blanc, — et que sous ce costume, au moment
favorable — où Slender la prendra par la main et lui dira
de partir, — elle parte avec lui, — Sa mère entend, — pour
mieux la désigner au docteur, — (car tous doivent être mas-
qués et travestis,) — qu'elle soit parée de vert, qu'elle ait
une robe flottante, — avec des rubans épars chatoyant tout
autour de sa tête ; — et, quand le docteur verra l'occasion
propice, — il devra lui pincer la main, et, à ce signal, — la
jeune fille a consenti à partir avec lui.
l'hote.
— Et qui compte-t-elle tromper? Son père ou sa mère?
FENTON.
— Tous deux, mon cher hôte, pour partir avec moi. — Il
ne faut plus qu'une chose : c'est que vous engagiez le
vicaire — à m'attendre à l'église entre minuit et une heure,
— et à unir solennellement nos cœurs — selon la formule
légale du^mariage.
l'hote.
-C'est bien, disposez tout pour votre projet; moi, je
vais chez le vicaire; - amenez la fille, le prêtre ne vous
fera pas défaut.
FENTON.
— Je t'en serai à jamais reconnaissant, — et je veux, au
surplus, te récompenser dès à présent.
Us sortent.
176 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
SCÈNE XVII.
[L'appartement de Falstaff.]
Entrent Falstaff et mistress Quickly.
FALSTAFF.
Je t'en prie, assez de bavardage. Pars, je serai exact.
C'est la troisième fois ; les nombres impairs portent bon-
heur, j'espère... En route, pars! On dit que les nombres
impairs ont une vertu divine, soit pour la naissance, soit
pour la fortune, soit pour la mort... En route !
MISTRESS QUICKLY.
Je vous procurerai une chaîne; et je ferai ce que je
pourrai pour vous avoir une paire de cornes.
FALSTAFF.
Partez, vous dis-je; le temps se passe; relevez la tête, et
trottez menu.
Sort mistress Qaickly.
Entre Gué.
Comment va, maître Fontaine? Maître Fontaine, l'affaire
se conclura cette nuit, ou jamais. Soyez dans le parc vers
minuit, au chêne de Herne, et vous verrez merveilles.
GUÉ.
Est-ce que vous n'êtes pas allé la voir hier, monsieur,
selon la convention dont vous m'aviez parlé?
FALSTAFF.
Je suis allé chez elle, comme vous voyez, maître Fon-
taine, en pauvre vieux; mais je suis sorti de chez elle, maî-
tre Fontaine, en pauvre vieille. Ce coquin de Gué, son
mari, maître Fontaine, est possédé du plus furieux démon
de jalousie qui ait jamais gouverné un frénétique. Il m'a
battu rudement sous ma forme de femme ; car sous ma
SCÈNE XVIII. 177
forme d'homme, maître Fontaine, avec le simple fuseau
d'un tisserand je ne craindrais pas Goliath ; je sais d'ail-
leurs que la vie n'est qu'une navette. Je suis pressé, venez
avec moi, et je vous dirai tout, maître Fontaine. Depuis le
temps oii je plumais les oies, oià je faisais l'école buisson-
nière, et oià je fouettais une toupie, je n'ai jamais su qu'hier
ce que c'est que d'être battu. Accompagnez-moi; je vous
dirai d'étranges choses de ce coquin de Gué; cette nuit je
vais me venger de lui, et je remettrai sa femme dans vos
mains... Venez; d'étranges choses se préparent, maître Fon-
taine ! Venez.
Ils sortent.
SCÈNE XVIII.
[Les abords du parc de Windsor.]
Entrent Page, Shallow et Slender.
PAGE.
Venez, venez; nous nous coucherons dans le fossé du
château, jusqu'à ce que nous voyions la lumière de nos fées.
Rappelle-toi bien ma fille, fils Slender.
SLENDER.
Oui, dame ; je lui ai parlé, et nous avons un mot d'ordre
pour nous reconnaître l'un l'autre. J'irai à celle en blanc
et je lui crierai : Motus! Elle criera : Budget! Et par ça
nous nous reconnaîtrons.
SHALLOW.
C'est bien ; mais qu'avez-vous besoin de votre motus et de
son budget? Le blanc vous la désignera suffisamment... Il
est dix heures sonnées.
PAGE.
La nuit est sombre ; la lumière et les apparitions n'en au-
ront que plus d'effet. Que le ciel protège notre divertisse-
ment! Personne ne songe à mal, si ce n'est le diable, et
178 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
nous le reconnaîtrons à ses cornes. Partons! suivez-moi.
Ils sortent.
Entrent Mistress Page^ Mistress Gué et le docteur Caius.
MISTRESS PAGE.
Maître docteur, ma fille est en vert ; quand vous verrez
le moment propice, prenez-la par la main, emmenez-la au
doyenné, et finissez-en vite. Allez dans le parc en avant. Il
faut que nous allions toutes deux seules ensemble.
CAIUS.
Ze sais ce que ze dois faire ; adieu.
MISTRESS PAGE.
Adieu, docteur.
Sort Caius.
Mon mari éprouvera moins de plaisir à voir berner Fals-
tafï que de colère à savoir sa fille mariée au docteur ; mais
n'importe ; mieux vaut une petite gronderie qu'un grand
crève- cœur.
MISTRESS GUÉ.
Où est Nanette avec sa troupe de fées? et Hugh, le diable
welche?
MISTRESS PAGE.
Ils sont tous tapis dans un fossé près du chêne de Herne,
avec des lumières cachées ; et, au moment où Falstaff sera
réuni à nous, ils feront tout d'un coup leur déploiement
dans la nuit.
MISTRESS GUÉ. •
Ça ne peut pas manquer de l'effarer.
MISTRESS PAGE.
S'il n'est pas effaré, il sera bafoué; s'il est effaré, il
sera bafoué de plus belle.
MISTRESS GUÉ.
Nous allons joliment le trahir.
SCÈNE XIX. 179
MISTRESS PAGE.
— Il n'y a pas de déloyauté à trahir — des libertins pa-
reils et leur paillardise.
MISTRESS GUÉ.
L'heure approche : au chêne! au chêne!
Elles sortent.
SCÈNE XIX.
[Le parc de Windsor. Devant le chêne de Heine.]
Entrent sir HuGH EvANS et les Fées.
EVANS.
Filez, filez, fées, allons; et rappelez-vous pien vos rôles.
De la hardiesse, je vous prie; suivez-moi dans le fossé; et
quand je donnerai le signal, faites comme je vous ai dit.
Venez, venez, filez, filez.
Ils se cachent.
Entre Falstaff, déguisé, ayant des cornes de cerf sur la tête (19).
FALSTAFF.
La cloche de Windsor a sonné minuit. La minute appro-
che. Maintenant, que les dieux au sangardent m'assistent!...
Souviens-toi, Jupin, que tu fus un taureau pour ton Eu-
rope; l'amour t'imposa des cornes. Oh! puissance de
l'amour qui, dans certains cas, fait d'une bête un homme,
et, dans d'autres, d'un homme une bête!... Jupiter, vous
fûtes cygne aussi pour l'amour de Léda. 0 omnipotent
amour! combien peu s'en est fallu que le dieu n'eût l'air
d'une oie!... Première faute commise sous la forme d'une
bête à cornes, ô Jupin, faute bestiale! Seconde faute sous
les traits d'une volaille, songes-y, Jupin, excès volage!...
Quand les dieux ont l'échiné si ardente, que peuvent faire
les pauvres hommes? Pour moi, je suis un cerf de Windsor,
180 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOK.
et le plus gras, je pense, de la forêt. Rafraîchis pour moi
la saison du rut, ô Jupin; sinon, qui pourra me blâmer
de pisser mon suif?... Qui vient ici? ma biche?
Entrent mistress Gué et mistress Page.
MISTRESS GUÉ.
Sir John ! Es-tu là, mon cerf, mon mâle chéri ?
FÂLSTÂFF.
Ma biche au poil noir? Maintenant, que le ciel fasse pleu-
voir des patates! qu'il tonne sur l'air des Manches vertes!
qu'il grêle des dragées aphrodisiaques et qu'il neige des
érynges ! Qu'une tempête de provocations éclate! je m'a-
brite ici.
Il l'embrasse,
MISTRESS GUÉ.
Mistress Page est venue avec moi , mon cher cœur.
FALSTAFF.
Partagez-moi comme un daim qu'on dépèce; chacune
une hanche ! Je garde mes côles pour moi, mes épaules
pour le garde du bois, et je lègue mes cornes à vos maris.
Ne suis-je pas un veneur accompli ? hein ! est-ce que je ne
parle pas comme Herne le chasseur ?... Allons, Cupido est
cette fois un garçon de conscience : il me dédommage. Foi
de franc esprit, vous êtes les bienvenues.
Bruit derrière le théâtre.
MISTRESS PAGE.
Miséricorde! quel est ce bruit?
MISTRESS GUÉ.
Le ciel nous pardonne nos péchés !
FALSTAFF.
Qu'est-ce que ça peut être?
MISTRESS PAGE ET MISTRESS GUÉ.
Fuyons, fuyons.
Elles se sauvent.
SCÈNE XIX. 181
FALSTAFF.
Je crois que le diable ne veut pas que je sois damné, de
peur que l'huile qui est en moi ne mette le feu à l'enfer;
autrement il ne me contrarierait pas ainsi.
Entrent siR Hugh Evans, déguisé en satyre ; Pistolet, représentant
Hobgoblin; Anne Page, vêtue comme la reine des Fées^ accom-
pagnée de son frère et d'autres, déguisés en fées, et portant sur
la tête des flambeaux de cire allumés.
LA REINE DES FÉES.
— Fées noires , grises, vertes et blanches, — vous,
joueuses du clair de lune, ombres de la nuit, — vous, créa-
tures orphelines de l'immuable destinée, — faites votre
office et votre devoir... — Crieur Hobgoblin, faites l'appel
des fées.
PISTOLET.
— Elfes, écoutez vos noms ; silence, espiègles aériens !
— Grillon, tu sauteras aux cheminées de Windsor; — et là
où le feu ne sera pas couvert, l'âtre pas balayé, - tu pin-
ceras les servantes et leur feras des bleus foncés comme la
myrtille. - Notre reine radieuse hait les salauds et la saleté.
FALSTAFF.
— Ce sont des fées; quiconque leur parle est mort; —
je vais fermer les yeux et me coucher à terre. Nul être hu-
main ne doit voir leurs œuvres.
Il s'étend la face contre terre.
EVANS.
— Où estPède?... Allez, vous, et quand vous trouverez
une fille — qui , avant de dormir, ait dit trois fois ses prières,
charmez en elle les organes de la rêverie, - et qu'elle dorme
du sommeil profond de l'insouciante enfance. — Mais ceux
qui s'endorment sans songer à leurs péchés, - pincez-
leur lespras, les jambes, le dos, les épaules, les côtes et les
mollets.
XIV. 12
\82 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
LA REINE DES FÉES.
A l'œuvre ! à l'œuvre ! - Fouillez le château de Wind-
sor, elfes, au dedans et au dehors; ■- semez la bonne
chance, lutins, dans chacune de ses salles sacrées ; — que
jusqu'au jugement dernier il reste debout, — dans îa pléni-
tude de sa majesté ; — que toujours le château soil digne
du châtelain, le châtelain du château î — Ayez soin de frot-
ter les fauteuils de l'ordre — avec le suc embaumé des
fleurs les plus rares : — que chacune de ces belles stalles,
chaque écu, chaque cimier, — soient à jamais ornés d'un
blason loyal! — Et vous, fées des prairies, chantez pen-
dant la nuit — en formant un rond pareil au cercle de
la Jarretière; — que sous la trace de vos pas la verdure
naisse — plus épaisse et plus fraîche que dans tous les
autres prés ; — puis écrivez Honni soit qui mal y pense —
en touffes éméraude, en fleurs pourpres, bleues et blan-
ches, — éclatantes comme les saphirs, les perles et les riches
broderies — bouclés au-dessous des genoux fléchissants
de la splendide chevalerie ! — Les fées ont pour lettres les
fleurs. — Allez, dispersez-vous ; mais jusqu'à une heure,
— n'oublions pas de danser notre ronde coutumière — au-
tour du chêne de Herne le chasseur.
EVANS.
— Je vous en prie, mettez-vous en place, la main serrée
dans la main ; — et vingt vers luisants nous serviront de
lanternes — pour guider notre mesure autour de l'arpre.
— Mais arrêtez ! je sens un homme de la terre moyenne.
FALSTAFF.
Que les cieux me défendent de ce lutin welche ! Il me
métamorphoserait en un morceau de fromage.
PISTOLET.
— Vil reptile, tu as été atteint dès ta naissance du mau-
vais œil.
SCÈNE XIX. 183
LA REINE DES FÉES.
— Qu'on me touche le bout de son doigt avec le feu de
l'épreuve ; — s'il est chaste, la flamme descendra en arrière,
— sans lui faire de mal; mais s'il tressaille, — c'est qu'il a
la chair d'un cœur corrompu.
PISTOLET.
— Une épreuve, allons!
EVANS.
Voyons, ce pois-là va-t-il prendre feu?
Tous le brûlent avec leurs flambeaux.
FALSTAFF.
Oh! oh! oh!
LA REINE DES FÉES.
— Corrompu, corrompu, souillé dans ses désirs!— En-
tourez-le, fées, chantez-lui des vers méprisants, — et, tout
en courant, pincez-le en mesure.
CHANSON :
Fi des pensées pécheresses!
Fi du vice et de la luxure I
La luxure n'est qu'un feu sanglant.
Allumé par d'impurs désirs,
Dont le foyer est au cœur et dont les flammes aspirent
Toujours, et toujours plus haut, sous le souffle des pensées.
Fées, pincez-le à l'envi;
Pincez-le pour sa vilenie ;
Pincez-le, brûlez -le, et tournez autour de lai.
Jusqu'à ce que les llambeaux, la lumière des étoiles
Et le clair de lune soient éteints !
Durant ce chant, les fées pincent Falstaff. Le DOCTEUR CaïUS arrive
d'un côté et enlève une fée habillée de vert, Slender arrive d'un
autre côté, et enlève une fée velue de blanc ; puis Fenton arrive et
enlève Anne Page. Un bruit de chasse se fait entendre. Toutes
les fées s'enfuient, Falstaff arrache sa tête de cerf et se redresse.
Entrent Page, Gué, mistress Page et mistress Gué. Ils se saisissent
de Falstaff.
PAGE.
— Non, ne fuyez pas; je pense que nous vous avons
184 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
dompté cette fois. — Ne pouvez-vous donc réussir que sous
la figure de Herne le chasseur?
MISTRESS PAGE.
— Laissez-le, je vous prie; ne poussons pas plus loin la
plaisanterie... — Eh bien, bon sir John, comment trouvez-
vous les dames de Windsor?
Montrant les cornes de Falstaff.
Voyez-vous ça, mon mari? Est-ce que ces belles ra-
mures ne vont pas mieux à la forêt qu'à la ville?
GUÉ, à Falstaff.
Eh bien, messire, qui donc est cocu à- présent?... Maître
Fontaine, Falstaff est un drôle, un drôle de cocu ; voici ses
cornes, maître Fontaine. Ainsi, maître Fontaine, de ce qui
appartient à Gué il n'a eu que son panier à linge sale, son
gourdin, et vingt livres d'argent, lesquelles devront être
remboursées à maître Fontaine. Ses chevaux sont saisis en
nantissement, maître Fontaine.
MISTRESS GUÉ.
Sir John, nous n'avons pas eu de chance; nous n'avons
jamais pu avoir de tête-à-tête. Allons, je ne veux plus vous
prendre pour amant, quelque chair que je puisse vous
trouver.
FALSTAFF.
Je commence à m'apercevoir que j'ai été un âne.
GUÉ.
Oui, et un bœuf aussi : les preuves en existent.
FALSTAFF.
Ce ne sont donc pas des fées? J'ai eu trois ou quatre fois
dans l'idée que ce n'en était pas ; et pourtant mes remords
de conscience, le brusque saisissement de mes facultés
m'ont aveuglé sur la grossièreté de la mascarade et fait
croire fermement, en dépit de toute rime et de toute raison,
que c'étaient des fées. Voyez maintenant à quel ridicule l'es-
prit s'expose, quand il est mal employé.
SCÈNE XIX. 185
EVANS.
Sir John Falstaff, servez Tieu, et renoncez à vos convoi-
tises, et les fées ne vous pinceront plus.
GUÉ.
Bien dit, fée Hugh.
EVANS, à Gué.
Et vous aussi, renoncez à vos jalousies, je vous prie.
GUÉ.
Je ne me méfierai désormais de ma femme que quand tu
seras capable de lui faire la cour en bon anglais.
FALSTAFF.
Ai-je donc laissé dessécher ma cervelle au soleil, qu'il ne
m'en reste plus assez pour me prémunir contre une si gros-
sière duperie? Suis-je donc berné par un bouc gallois? Me
laisserai-je coiffer d'un bonnet d'âne welche? Il ne me reste
plus qu'à me laisser étrangler par un morceau de fromage
grillé.
EVANS.
Le vromage ne se donne pas au peurre ; et votre pedaine
est tout de peurre.
FALSTAFF.
Vromage et peurre ! Ai-je donc vécu pour être en butte
aux railleries d'un être qui fait un hachis de l'anglais? En
voilà assez pour mortifier, par tout le royaume, le liber-
tinage et les rôdeurs nocturnes.
MISTRESS GUÉ.
Allons, sir John, quand même nous aurions expulsé la
vertu de nos cœurs par la tête et par les épaules, quand
nous nous serions données sans scrupule à l'enfer, croyez-
vous donc que jamais le diable vous eût fait agréer de nous?
GUÉ.
Quoi ! un hoche-pot ! un ballot de chanvre !
MISTRESS PAGE.
Un homme tuméfié !
!«6 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
PAGE.
Vieux, glacé, flétri, et d'intolérables intestins !
GUÉ.
Et aussi médisant que Satan !
PAGE.
Et pauvre comme Job !
GUÉ.
Et mauvais comme sa femme !
EVANS.
Et adonné aux fornications, et aux tavernes, et au xérès,
et au vin, et à l'hydromel, et à la poisson, et aux jurements,
et aux effronteries, et au patati et au patata !
FALSTAFF.
Fort bien, je suis votre plastron : vous avez l'avantage
sur moi ; je suis écrasé ; je ne suis pas capable de répon-
dre à de la flanelle welche. L'ignorance elle-même me
toise. Traitez-moi à votre guise.
GUÉ.
Eh bien, monsieur, nous allons vous mener à Windsor à
un certain maître Fontaine, à qui vous avez escroqué de
l'argent, et dont vous deviez être l'entremetteur; entre tou-
tes les mortifications que vous avez subies, la plus cuisante,
je crois, ce sera de rembourser cet argent.
PAGE.
N'importe; sois gai, chevalier. Tu prendras ce soir
chez moi un bon chaudeau ; et je t'inviterai alors à rire
de ma femme qui maintenant rit de toi : tu lui diras que
maître Slender a épousé sa fille.
MISTRESS PAGE, à part.
Il y a des docteurs qui doutent de ça: s'il est vrai qu'Anne
Page soit ma fille, elle est à cette heure la femme du
docteur Caïus.
SCÈNE XIX. 187
Entre Slender.
SLENDER.
Houhou ! ho ! ho ! père Page !
PAGE.
Eh bien, fils? eh bien, fils? Est-ce expédié ?
SLENDER.
Expédié ! Je défie le plus malin du comté de Glocester
de s'y reconnaître ; et s'il le fait, là, je veux être pendu.
PAGE.
Qu'ya-t-il, fils?
SLENDER.
Quand je suis arrivé là-bas à Éton pour épouser mi stress
Anne Page, elle- s'est trouvée être un grand lourdaud de
garçon. Si nous n^'avions pas été dans l'église, je l'aurais
étrillé, ou il m'aurait étrillé. Si je n'ai pas cru que ce fût
Anne Page, je veux ne plus jamais bouger; eh bien,
c'était un postillon !
PAGE.
Sur ma vie, alors vous vous êtes mépris.
SLENDER.
Qu'avez-vous besoin de me le dire? je le crois bien,
puisque j'ai pris un garçon pour une fille. Il avait beau être
habillé en femme; quand je l'aurais épousé, je n'aurais pas
voulu de lui.
PAGE.
Eh! c'est une bêtise que vous avez faite. Ne vous
avais-je pas dit que vous reconnaîtriez ma fille à ses vête-
ments ?
SLENDER.
Je suis allé à celle en blanc, et je lui ai crié motus, et
elle m'a crié budget, comme Anne et moi nous en étions
convenus ; et pourtant ce n'était pas Anne, mais un pos-
tillon !
188 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
MISTRESS PAGE, à Page.
Mon bon Georges, ne vous fâchez pas; je savais votre
projet ; j'ai travesti ma fille en vert ; et , en réalité, elle
est maintenant avec le docteur au doyenné, oià on les
marie.
Entre Caius.
CÂIUS.
Oh est mistress Paze? Palsembleu! Ze suis zoué. Z'ai
épousé un garçon, un boy, un paysan, palsembleu, un
boy l Ce n'est pas Anne Paze ; palsembleu, ze suis zoué!
MISTRESS PAGE.
Mais avez-vous pris celle en vert?
CAIUS.
Oui, palsembleu, et c'était un garçon; palsembleu, ze
vais soulever tout Windsor.
Sort Caïus.
GUÉ.
C'est étrange ; qui a donc la vraie Anne?
PAGE.
J'ai une appréhension au cœur : voici maître Fenton.
Entrent Fenton et Anne Page.
Qu'est-ce à dire, maître Fenton ?
ANNE.
Pardon, bon père! ma bonne mère, pardon !
PAGE.
Eh bien, «listress? Comment se fait-il que vous ne soyez
pas partie avec maître Slender ?
MISTRESS PAGE.
Pourquoi n'êtes-vous pas partie avec monsieur le doc-
teur, donzelle?
FENTON.
— Vous l'accablez ! Ecoutez la vérité. — Vous vouliez
pour elle un mariage misérable, — où les sympathies
SCÈNE XIX. 189
n'eussent pas été assorties. — Le fait est qu'elle et moi,
depuis longtemps fiancés, — nous sommes désormais si
fermement unis que rien ne peut nous séparer. — Sainte est
l'offense qu'elle a commise ; — et ce stratagème ne saurait
être traité de fraude, — de désobéissance, d'irrévérence,
— puisque par là elle évite et écarte — les mille moments
d'irréligieuse malédiction — qu'allait lui imposer un mariage
forcé.
GUÉ.
— Ne restez pas ainsi consternés. Il n'y a pas de re-
mède. - En amour, le ciel exerce un empire souverain; —
les terres s'achètent par argent, les femmes s'acquièrent
de par le sort ! —
FALSTAFF.
Je suis ravi de voir que, bien que vous eussiez pris posi-
tion pour m'atteindre, votre flèche a porté contre vous.
PAGE.
— Eh bien , quel remède? Fenton, que le ciel te tienne
en joie ! — Ce qui ne peut être évité doit être accepté.
FALSTAFF.
Quand les chiens chassent de nuit, toute proie leur est
bonne.
MISTRESS PAGE.
— Soit, n'y pensons plus, maître Fenton ! —Que le ciel
vous accorde maintes, maintes journées de bonheur! —
Mon cher mari, retournons tous à la maison, — et allons
achever celte plaisanterie autour d'un feu de campagne ;
— sir John, comme les autres.
GUÉ.
— Qu'il en soit ainsi !... Sir John, — vous aurez encore
tenu parole à maître Fontaine ; — car il couchera cette nuit
avec mistress Gué.
Ils sortent.
FIN DES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR.
LA
COMÉDIE DES ERREURS
PERSONNAGES
SOLINUS, duc d'Éphèse.
ÉGÉON, marchand de Syracuse.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÉSE, j frères jumeaux, fils d'Égéon et
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE,) d'Émilia.
DROMION D EPHESE, ) frères jumeaux, au service des deux
DROMION DE SYRACUSE, ) Antipholus.
BALTHAZAR, marchand.
ANGELO, orfèvre.
UN MARCHAND, ami d' Antipholus de Syracuse.
UN AUTRE MARCHAND, créancier d'Angelo.
PINCH, maître d'école et exorciste.
ÉMILIA, femme d'Égéon, abbesse à Éphèse.
ADRIANA, femme d'Antipholus d'Éphèse.
LUCIANA, sa sœur.
LUGE, sa servante.
UNE COURTISANE.
GEOLIERS, OFFICIERS, GENS DE SUITE.
La scène est à Ëphèse.
SCENE I.
[Dans le palais du duc d'Éphèse.]
Entrent LE Duc d'Éphèse et sa suite, ÉgéON, un GEOLIER et des gardes.
ÉGÉON.
Poursuivez, Solinus, consommez ma perte, — et, par un
arrêt de mort, terminez mes maux, terminez tout pour moi.
LE DUC.
— Marchand de Syracuse, cessez de plaider ; — je ne
suis pas assez partial pour enfreindre nos lois. — La haine
et la discorde, récemment — provoquées par l'impitoyable
cruauté de votre duc — envers d'honnêtes marchands, nos
compatriotes, — qui, faute d'or pour racheter leurs vies, —
ont scellé de leur sang ses rigoureux décrets, — bannissent
toute pitié de nos regards menaçants. — Depuis les hostili-
tés intestines et mortelles — soulevées entre tes séditieux
compatriotes et nous, — il a été décidé, en assemblées solen-
nelles, —et par les Syracusains et par nous-mêmes, — que
tout trafic serait interdit entre nos villes ennemies ; — en
outre, tout homme, né à Ephèse, qui se montre — dans les
marchés et dans les foires de Syracuse, — tout Syracusain —
qui aborde à la baie d'Éphèse, doit être mis à mort, — ses
biens confisqués au profit du duc, — à moins qu'il ne four-
nisse mille marcs— de rançon pour racheter la pénalité.—
194 LA COMÉDIE DES ERREURS.
Ton avoir, évalué au plus haut, —ne monte pas à cent marcs.
— Conséquemment, tu es de par la loi condamné à mourir.
ÉGÉON.
— J'ai du moins cette consolation que, votre arrêt une
fois prononcé, — mes maux se seront évanouis avec le soleil
couchant.
LE DUC.
— Allons, Syracusain, dis-nous brièvement — pour-
quoi tu as quitté ton pays natal, — et pour quelle cause tu
es venu à Éphèse.
ÉGÉON.
— On ne pouvait m'imposer une tâche plus pénible —
que celle de dire mes indicibles malheurs. — Cependant,
pour que le monde sache bien que je meurs — pour le seul
crime d'avoir obéi à la nature, —je dirai ce que ma douleur
me permettra de dire. - Je naquis à Syracuse, et j'épousai —
une femme qui eût fait mon bonheur, — comme moi le
sien, sans notre mauvaise étoile. — Je vivais avec elle en joie;
notre fortune croissait, —grâce à d'heureux voyages que je
faisais fréquemment — à Epidamnum, quand mon facteur
mourut. — La nécessité de veiller sur mes biens restés à l'a-
bandon — m'arracha aux doux embrassements de mon
épouse.— J'étais absent depuis six mois à peine, —quand
elle-même, presque défaillante — sous la délicieuse peine
infligée aux femmes, — fit ses préparatifs pour me rejoindre,
— et bientôt arriva saine et sauve oii j'étais.— Peu de temps
après, elle devint — l'heureuse mère de deux beaux garçons,
— se ressemblant à tel point, chose étrange, — qu'ils ne pou-
vaient être distingués que par leur nom. — A la même heure
et dans la même hôtellerie, — une pauvre femme fut déli-
vrée — d'un fardeau pareil, deux garçons parfaitement
semblables ; — leurs parents étant dans une indigence
extrême, — j'achetai ces enfants, et les élevai pour les met-
tre au service des miens. — Ma femme, qui n'était pas
SCÈNE I. 195
peu fière de ses deux fils, — insistait chaque jour pour notre
retour à Syracuse. — J'y consentis à regret ; trop tôt, hélas !
Nous nous embarquâmes. — Partis d'Épidamnum, nous
avions fait une lieue, — avant que la mer toujours obéis-
sante au vent — nous fît pressentir aucun malheur tra-
gique; — mais nous ne gardâmes pas plus longtemps notre
espoir; — car bientôt le peu de lumière que nous accordait le
ciel — ne fit que révéler à nos esprits épouvantés — l'alar-
mante certitude d'une mort immédiate. — Pour moi, je
l'eusse accueillie volontiers ; — mais les incessantes lamen-
tations de ma femme, — d'avance éplorée de ce qui lui
paraissait inévitable, — mais les plaintes touchantes de ces
jolis enfants - qui pleuraient par instinct, ne sachant que
craindre, — firent que je cherchai à reculer l'instant fatal
pour eux et pour moi. — Voici le moyen que j'employai, à
défaut d'autre. — Les matelots avaient cherché leur salut
dans la chaloupe, — et nous avaient abandonné le vaisseau
prêt à couler. — Ma femme, plus occupée de son dernier-
né, — l'attacha à un de ces petits mâts de rechange — que
les marins réservent pour les tempêtes ; — avec lui elle
lia un des deux autres jumeaux^ — tandis que moi, je
m'occupais pareillement du couple restant. — Les enfants
ainsi placés, ma femme et moi , — sans perdre des yeux
ceux que nous devions surveiller, — nous nous attachâmes
aux deux extrémités du mât; — et, flottant aussitôt à la
merci du courant, — nous fûmes emportés, à ce qu'il nous
sembla, dans la direction de Corinthe. — Enfin le soleil,
dardant sur la terre, — dispersa les brumes qui nous acca-
blaient; — sous l'influence de sa lumière désirée, — la
mer se calma, et nous distinguâmes — au loin deux navi-
res qui venaient vers nous, — l'un , du côté de Corinthe,
l'autre, du côté d'Épidaure. — Mais avant qu'ils nous eus-
sent atteints... Oh ! permettez que je n'en dise pas davan-
tage. — Par ce qui précède devinez la suite.
196 Li COMÉDIE DES ERREURS.
LE DUC.
— Non, continue, vieillard ; ne t'interromps pas ainsi;
— tu peux obtenir notre pitié, sinon notre pardon.
ÉGÉON.
— Oh ! si j'avais obtenu celle des dieux, je n'aurais pas
eu — alors à les qualifier d'inexorables î — Les deux navires
étaient encore éloignés d'une dixaine de lieues— quand
nous rencontrâmes un gros rocher; — violemment lancé
contre cet écueil, — notre secourable esquif se brisa par
le milieu, — de telle sorte que, dans notre inique divorce,
— la fortune laissa à ma femme et à moi — une consola-
tion et un regret. — La moitié du mât qui la portait, pau-
vre âme, étant apparemment chargée — d'un poids moin-
dre, mais non d'une moindre douleur, — fut emportée par
lèvent avec plus de vitesse, — et tous trois furent recueillis à
nos yeux — par des pêcheurs de Corinthe, à ce que nous
crûmes. — Enfin, un autre navire nous prit à son bord; —
et, dès qu'ils surent qui ils avaient eu la chance de sauver, —
les gens de l'équipage accordèrent les soins les plus empres-
sés aux naufragés leurs hôtes ; — ils voulaient même en-
lever leur proie aux pêcheurs ; mais leur bâtiment n'é-
tait pas assez fin voilier, — et conséquemment ils dirigèrent
leur course vers leur pays. — Vous savez maintenant com-
ment j'ai été arraché à mon bonheur; — l'adversité n'a
prolongé ma vie — que pour que je fisse le triste récit de
ma propre infortune.
LE DUC.
— Au nom de ceux que tu pleures, — fais-moi la faveur
de me conter en détail — ce qui vous est arrivé, à eux
comme à toi, jusqu'à ce jour.
ÉGÉON.
— Mon plus jeune fils, l'aîné dans ma sollicitude, — à
l'âge de dix-huit ans voulut s'enquérir — de son frère et
me pressa de permettre — que son serviteur, comme lui-
SCÈNE I. 197
même, — privé d'un frère dont il ne se rappelait plus que le
nom, — l'accompagnât dans cette recherche. — Dans mon
ardeur de revoir l'enfant que j'avais perdu, — j'ai risqué
la perte de celui que j'aimais. — Pendant cinq étés j'ai
voyagé jusqu'aux extrémités de la Grèce, — errant le long
des confins de l'Asie, — et c'est au retour, qu'en suivant
les côtes, je suis venu à Éphèse,~sans espoir de retrouver
mes fils, mais répugnant à laisser inexploré — un seul des
lieux qui abritent l'homme. — Ici doit finir l'histoire de
ma vie, — et je serais heureux de mourir à cette heure, —
si tous mes voyages m'avaient donné la certitude de leur
existence.
LE DUC.
— Malheureux Égéon que le sort a prédestiné — à subir
les plus terribles extrémités de l'infortune, — crois-moi, si
ce n'était pas une atteinte à nos lois, — à ma couronne, à
mon serment, à cette dignité — que les princes ne peuvent
prescrire, quand ils le voudraient, — mon âme te servirait
d'avocat. — Mais, bien que tu sois condamné à mort, —
et qu'une sentence prononcée ne puisse être révoquée —
sans que notre honneur en soit grandement compromis, —
je veux te favoriser autant qu'il m'est possible. — En con-
séquence, marchand, je t'accorde ce jour — pour chercher
ton salut dans un secours bienfaisant. — Adresse-toi à
tous les amis que tu as dans Éphèse. — Sollicite ou em-
prunte la somme nécessaire, — et tu vivras ; sinon, tu
es voué à la mort. — Geôlier, prends-le sous ta garde.
LE GEOLIER.
Oui, monseigneur.
ÉGÉON.
— Sans espoir, sans ressource, Egéon se retire, — mais à
peine aura-t-il différé son agonie finale.
Ils sortent.
XIV. 13
198 LA COMÉDIE DES ERREURS.
SCÈNE II.
[Uiae place publique.]
Entreat un Marchand, Antipholus de Syracuse et Dromion
DE Syracuse.
LE MARCHAND, à Antipholus.
— Ainsi, déclarez que vous êtes d'Epidamnum, — si
vous ne voulez pas que vos biens soient immédiatement
confisqués. - Aujourd'hui même, un marchand syracusain
— a été arrêté pour avoir débarqué ici ; — et, comme il
n'a pas les moyens de racheter sa vie, — conformément aux
statuts de la ville, - il doit mourir avant que le soleil fati-
gué se couche à l'occident. — Voilà votre argent que j'avais
en dépôt.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE, à Dromion.
— Va porter ça au Centaure, où nous logeons, — et reste
là, Dromion, jusqu'à ce que je te rejoigne. —Il y a encore
une heure d'ici au dîner ; — jusque-là, je vais étudier les
mœurs de la ville, — voir les marchands, regarder les édi-
fices, — et puis je reviendrai dormir à mon auberge; —car
je suis accablé et harassé de ce long voyage. — Décampe.
DROMION DE SYRACUSE, prenant le sac d'argent.
— Bien des gens vous prendraient au mot, — et décam-
peraient en effet, ayant une si bonne aubaine.
Sort Dromion de Syracuse.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Un honnête maraud, monsieur, qui bien souvent, —
quand je suis abattu par les soucis et la mélancolie, - al-
lège mon humeur par ses propos joyeux. — Allons, vou-
lez-vous faire un tour avec moi dans la ville, — et puis
venir dîner avec moi à mon auberge ?
SCENE IL 19f
LE MARCHAND.
— Je suis invité, monsieur, chez certains marchands,—
avec qui j'espère faire de gros bénéfices; — je vous supplie
de m'excuser. A cinq heures au plus tard, — si vous voulez,
je vous rejoindrai au marché, — et ensuite je vous tiendrai
compagnie jusqu'à l'heure du coucher. — Mes affaires
m'éloignent de vous pour le moment.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Adieu jusque-là! Je vais m' égarer, — et flâner en vi-
sitant la ville.
LE MARCHAND.
— Monsieur, je vous recommande à votre propre bonheur.
Il sort,
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Celui qui me recommande à mon propre bonheur —
me recommande à ce que je ne puis trouver. — Je suis en
ce monde comme une goutte d'eau — qui cherche une autre
goutte dans l'Océan; — elle s'y laisse tomber pour y trouver
sa pareille, — et, inaperçue, inquiète, s'y abîme : — ainsi
moi, voulant trouver une mère et un frère, — malheureux
je me perds à leur recherche.
Entre Dromion d'ÉphéSE.
— Voilà l'almanach véridique de mon existence. — Eh
bien, par quel hasard es-tu sitôt revenu?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Sitôt revenu? dites donc arrivé si tard! — Le chapon
brûle, le cochon tombe de la broche. — L'horloge a frappé
douze coups, — et ma maîtresse en a frappé un... sur ma
joue. — Elle s'est échauffée ainsi parce que le dîner a re-
froidi ; — le dîner a refroidi parce que vous ne rentrez pas ;
— vous ne rentrez pas parce que — vous n'avez pas d'ap-
pétit;— vous n'avez pas d'appétit parce que vous avez dé-
200 LA COMÉDIE DES ERREURS.
jeûné; — mais nous, qui savons par expérience ce que c'est
que jeûner et prier, — nous faisons pénitence aujourd'hui
par votre faute,
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Contenez votre souffle, messire ; dites-moi, je vous
prie, — oii avez-vous laissé l'argent que je vous ai remis?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Oh! les six pennys que j'ai eus mercredi dernier, —
pour payer au sellier la croupière de ma maîtresse ! — Le
sellier les a eus, monsieur, je ne les ai pas gardés.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je ne suis pas en humeur de rire à ce moment; —
dis-moi, sans badinage, oii est l'argent? — Nous sommes
étrangers ici ; comment oses-tu — te dessaisir d'un dépôt
si considérable?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— De grâce, monsieur, vous plaisanterez quand vous
serez à table; — je viens à vous au galop de la part de ma
maîtresse; — si je retourne sans vous, elle me donnera un
vrai galop, — en faisant pâtir ma caboche pour votre faute.
— Il me semble que votre estomac, comme le mien, de-
vrait vous servir d'horloge, — et vous rappeler au logis
sans qu'il fût besoin de messager.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Allons, Dromion, allons, ces plaisanteries sont hors
de saison ; — réserve-les pour une heure plus gaie : — où
est l'or que je t'ai donné à garder?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— A moi, monsieur? Mais vous ne m'avez pas donné d'or.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Allons donc, messire drôle, cesse de batifoler, — et
dis-moi ce que tu as fait de ce dont je t'ai chargé.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Je n'ai été chargé que d'une chose, c'est d'aller vous
SCÈNE II. 201
chercher au marché, — et de vous ramener dîner chez vous,
au Phénix, monsieur ; — ma maîtresse et sa sœur vous at-
tendent.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Allons, répondez-moi, dites-moi — en quel lieu sûr
vous avez déposé mon argent, —ou, foi de chrétien, je bri-
serai cette tête folle — qui s'obstine au badinage quand je
n'y suis pas disposé. — Où sont les mille marcs que tu as
eus de moi?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— J'ai eu quelques marques de vous sur ma caboche, —
quelques marques de ma maîtresse sur mes épaules, — mais
le tout ne va pas à mille. — Si je les restituais à votre ré-
vérence, — peut-être ne les empocherait-elle pas patiem-
ment.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Les marques de ta maîtresse ! Quelle maîtresse as-tu
donc, maraud?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Éh! la femme de votre révérence, ma maîtresse, là-
bas au Phénix, — qui jeûne en attendant que vous veniez
dîner — et qui prie que vous accouriez pour dîner.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Quoi, tu persistes à me narguer en face — malgré
ma défense! Tiens, attrape ça, messire drôle.
11 le frappe.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Quelle idée avez-vous, monsieur? Au nom du ciel,
retenez vos mains. — Ah! si vous ne le voulez pas, je vais
jouer des talons.
Il s'enfuit.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE, seuL
— Sur ma vie, par un artifice ou par un autre — le ma-
raud se sera laissé escamoter tout mon argent. — On dit
202 LA COMÉDIE DES ERREURS.
que cette ville est pleine d'oscrocs, - d'agiles jongleurs
qui trompent les yeux, — de nécromans ténébreux qui
changent l'esprit, —de sorcières, assassines de l'âme, qui dé-
forment le corps, — de fripons déguisés, de charlatans ba-
vards, — et de bien d'autres adeptes du péché. — Si cela
est, je n'en partirai que plus tôt. —Je vais au Centaure cher-
cher ce maroufle; — je crains fort que mon argent ne soit
en danger.
Il sort.
SCÈNE III.
[Le Phénix.]
Entrent Adriana et LuciANA.
ADRIANÂ.
— Ils ne reviennent pas ! ni mon mari, ni l'esclave —
que j'avais envoyé cherché son maître en si grande hâte!
- Sûrement, Luciana, il est deux heures.
LUCIANA.
— Peut-être quelque marchand l'aura-t-il invité, - et
sera-t-il allé dîner quelque part en sortant du marché. -
Bonne sœur, dînons, et ne vous tourmentez pas. — Les
hommes sont maîtres de leur liberté. — Le moment seul
est leur maître; et, au gré du moment, — ils vont et vien-
nent. Cela étant, patience, ma sœur.
ADRIANA.
— Pourquoi leur liberté serait-elle plus grande que la
nôtre?
LUCIANA.
— Parce que leurs occupations sont toujours au de-
hors.
ADRIANA.
— Mais, si j'en faisais autant que lui, il le prendrait
mal.
SCÈNE m. ?08-
LUCIÂNÂ.
— Oh ! sachez-le, il est la bride de votre volonté.
ÂDRIANA.
-- Il n'y a que les ânes qui se laissent brider ainsi,
LUCIANA.
— Une liberté rétive est fouettée par le malheur. — Il
n'y a rien sous l'œil du ciel, — rien sur la terre, dans la
mer, dans le firmament, qui n'ait sa borne. —Les femelles
des quadrupèdes, des poissons et des oiseaux — sont as-
sujetties à leurs mâles, et sous leur autorité. — L'homme,
plus divin, le maître de tout cela, — le souverain du con-
tinent immense et des solitudes humides de la mer, —
placé par le sens intellectuel et par l'âme — bien au-des-
sus du poisson et de l'oiseau, — est le seigneur et maître
de sa femelle; — ainsi, que votre volonté se soumette à sa
convenance.
ADRIANA.
— C'est cette servitude-là qui vous empêche de vous
marier.
LUCIANA.
— Non, c'est la crainte des tribulations du lit conjugal.
ADRIANA.
— Mais, si vous étiez mariée, vous voudriez avoir quel-
que ascendant.
LUCIANA.
— Avant d'apprendre à aimer, je m'exercerai à obéir.
ADRIANA.
— Et si votre mari allait soupirer ailleurs ?
LUCIANA.
— J'attendrais^patiemment qu'il revînt à moi.
ADRIANA.
—Nulle merveille que la patience inattaquée reste calme.
— On peut être doux quand on n'a pas de raison d'être
autrement. —Une misérable créature, meurtrie par l'adver-
204 LA COMÉDIE DES ERREURS.
site, — crie-t-elle? nous lui disons de se taire. — Mais si
nous avions à porter un égal poids de douleur, — nous nous
plaindrions autant, et plus encore. — Ainsi toi, qui n'as pas
de mari méchant qui t'afflige, —tu crois me soulager en me
prêchant une impuissante patience; — mais, si tu vis assez
pour voir tes droits également méconnus, — tu renonceras
alors à cette folle patience.
LUCIANA.
— Eh bien, je me marierai un jour, rien que pour es-
sayer; — voici votre valet, votre mari n'est pas loin.
Entre Dromion d'ÉphéSe.
ADRIANA.
— Parlez, votre maître retardataire vous suit-il? —
DROMION D'ÉPHÈSE.
Ah! il ne m'a que trop poursuivi, mes deux oreilles peu-
vent l'attester!
ADRIANA.
— Lui as-tu parlé? connais-tu ses intentions?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Oui, oui, il me les a dites à l'oreille : — maudit bras !
je n'y ai vu que du feu. —
LUCIANA.
A-t-il donc parlé d'une manière si trouble que tu n'aies
pu même sentir sa pensée?
DROMION d'ÉPHÈSE.
Ses expressions étaient si nettes que je n'en ai été que
trop frappé, et en même temps elles étaient si troubles que
je n'y ai vu que du feu.
ADRIANA.
— Mais dis-moi, je le prie, revient-il à la maison? — Il
semble qu'il se préoccupe fort de plaire à sa femme !
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Assurément, maîtresse, mon maître a des lunes.
SCÈNE III. 205
ADRIANA.
— Des lunes, maraud !
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Je ne prétends pas dire qu'il porte cornes, comme le
croissant; — mais il est complètement lunatique. —Quand
je l'ai prié de revenir dîner, — il m'a réclamé mille marcs
d'or. — C'est l'heure de dîner ^ disais-je. Mon or! disait-il.
— La viande brûle^ disais-je. Mon or! disait-il. — Allez-
vous revenir? disais-je. Mon or! disait-il. — Où, sont les
mille marcs que je fai remis, maraud? — Le cochon est
hrulé, disais-je. Mon or, disait-il. - Monsieur, disais-je,
ma maîtresse... Peste soit de ta maîtresse! — Je ne connais
pas ta maîtresse, au diable ta maîtresse!
LUCIANA.
Qui disait ça?
DROMION d'ÉPHÈSE.
Mon maître! — Je ne connais, disait-il, ni maison, ni
femme, ni maîtresse. — Si bien que le message dont de-
vait être chargée ma langue, — grâce à lui, je le rapporte
sur mes épaules; — car, en conclusion, c'est là qu'il m'a
battu.
ADRIANA.
— Retourne, maraud, et ramène-le bellement.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Moi, retourner! pour être battu de plus belle! — Au
nom du ciel, envoyez quelque autre messager.
ADRIANA.
— Retourne, maroufle, ou je te fends la caboche en
quatre.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Et lui, il sanctifiera par de nouveaux soufflets la croix
que vous m'aurez faite ; — entre vous deux j'aurai une sa-
crée tête.
206 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ADRIANA.
— Hors d'ici, méchant bavard! ramène ton maître, et
rondement.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Suis-je donc rond avec vous, autant que vous l'êtes avec
moi, — pour que vous me relanciez comme une balle de
paume? — Vous me chassez d'ici, lui me chasse de là-bas; —
si je reste à ce service-là, au moins revêtez-moi de cuir (20).
Il sort.
LUCIANA.
— Fi ! comme l'impatience assombrit votre visage !
ADRIANA.
— Il faut qu'il accorde à ses mignonnes la faveur de sa
compagnie, — tandis qu'à la maison je suis affamée d'un
regard aimable. — L'âge brutal a-t-il enlevé les séductions
de la beauté — à mon pauvre visage? eh bien, c'est lui qui
l'a ravagé. - Ma conversation est-elle ennuyeuse, mon es-
prit stérile? — Si je n'ai plus la parole vive et piquante,
— c'est que son insensibilité, plus dure que le marbre, l'a
émoussée. — Est-ce par leurs parures éclatantes qu'elles
amorcent ses affections? — Ce n'est pas ma faute : il est le
maître de ma fortune. — Quelles ruines y a-t-il en moi qui
n'aient été — ruinées par lui? Si je suis défigurée,— c'est
lui qui en est cause. Un regard radieux de lui — réparerait
bien vite ma beauté délabrée. — Mais lui, cher indocile, il
a brisé sa cage, — et cherche pâture ailleurs; et moi, pau-
vrette, je ne suis plus que son chaperon.
LUCIANA,
' — Funeste jalousie ! fi! bannissez-la.
ADRIANA.
— D'insensibles niaises sont seules exemptes de ces
tourments-là ! — Je sais que ses yeux portent ailleurs leur
hommage ; — autrement, qu'est-ce qui l'empêcherait d'être
ici? — Sœur, vous savez qu'il m'a promis une chaîne : —
SCÈNE IV. 20?
je voudrais que ce fût la seule chose qu'il me laissât dé-
sirer, — et qu'il restât fidèle au lit conjugal. — Je le vois,
le joyau le mieux émaillé — doit perdre sa beauté ; l'or a
beau résister — au toucher, à la longue le toucher doit —
user l'or, et il n'y a pas un homme — dont la fausseté et la
corruption ne finissent par déparer le caractère. — Puisque
ma beauté ne peut plus charmer ses yeux, — je veux, à
force de pleurer, en détruire les restes et mourir.
LUCIANA.
— Que de pauvres insensées obéissent à la folle jalousie !
Elles sortent.
SCÈNE IV.
[La place publique.]
Entre Antipholus de Syracuse.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— L'or que j'avais remis à Dromion est déposé — en
sûreté au Centaure; et le zélé maraud — est sorti pour aller
à ma recherche. — D'après le calcul et le rapport de l'hôte,
— je n'ai pas pu parler à Dromion depuis le moment —
oti je l'ai renvoyé du marché... Justement, le voici qui vient.
Entre Dromion de Syracuse.
— Eh bien, monsieur ? votre joyeuse humeur s'est-elle
modifiée? — Si vous aimez les coups, recommencez vos
plaisanteries, — Vous ne connaissez pas le Centaure ! Vous
n'avez pas reçu d'or ! — Votre maîtresse vous a envoyé me
chercher pour dîner! — Je demeure au Phénix î Étais-tu
fou — de me faire des réponses aussi folles?
DROMION DE SYRACUSE.
— Quelles réponses, monsieur? quand ai-je dit de pa-
reilles paroles ?
208 LA COMÉDIE DES EKREURS.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— A l'instant, ici même, il n'y a pas une demi-heure.
DROMION DE SYRACUSE.
— Je ne vous ai pas vu depuis que vous m'avez renvoyé
d'ici— au Centaure avec l'or que vous m'aviez remis.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Maraud, tu as nié avoir reçu cet or; — et tu m'as
parlé d'une maîtresse et d'un dîner; — sornettes qui m'ont
fort déplu, tu l'as senti, j'espère.
DROMION DE SYRACUSE.
— Je suis bien aise de vous voir dans cette joyeuse veine.
— Que signifie cette plaisanterie? dites-le-moi, maître, je
vous en prie.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Oui-dà, tu railles, et tu me nargues en face? — Crois-
tu que je plaisante? Tiens, attrape ça, et ça.
Il le frappe.
DROMION DE SYRACUSE.
— Arrêtez, monsieur, au nom du ciel ; votre plaisante-
rie devient grave. — A quel propos me houspillez-vous
ainsi?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Parce que familièrement parfois —je vous prends pour
mon bouffon et je cause avec vous, — votre impertinence se
rit de ma bienveillance, — et en prend à son aise avec mes
moments sérieux. — Quand le soleil brille, que les mou-
cherons espiègles s'ébattent, soit; —mais qu'ils se fourrent
dans des trous quand le soleil cache ses rayons. — Si
vous voulez badiner avec moi, étudiez mon visage, — et
réglez vos façons sur ma mine ; — ou j'inculquerai violem-
ment le savoir-vivre à votre esprit fort.
DROMION DE SYRACUSE.
Vous croyez mon esprit fort; j'aimerais mieux que vous
le crussiez faible et que votre batterie cessât. Si vous persis-
SCÈNE IV. 209
tez h frapper, il faudra que je le fortifie tout do bon ; sans
quoi, il me retomberait en cervelle sur les épaules. Mais, de
grâce, monsieur, pourquoi suis-je battu?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Est-ce que tu ne le sais pas?
DROMION DE SYRACUSE.
Je ne sais rien, monsieur, sinon que je suis battu.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Faut-il que je vous en dise le motif?
DROMION DE SYRACUSE.
Oui, monsieur, et le pourquoi ; car on dit que tout a son
pourquoi.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— C'est d'abord parce que tu t'es gaussé de moi ; et en-
suite - parce que tu as recommencé.
Il le frappe de nouveau.
DROMION DE SYRACUSE.
— Fut-on jamais ainsi battu hors de saison? - Vos mo-
tifs n'ont, monsieur, ni rime ni raison. — Merci bien!
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Vous me remerciez, monsieur! et de quoi?
DROMION DE SYRACUSE.
Eh bien, monsieur, de me donner ainsi quelque chose
pour rien.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Je te dédommagerai la prochaine fois, en ne te donnant
rien pour quelque chose. Mais dites-moi, monsieur, est-il
temps de dîner?
DROMION DE SYRACUSE.
Non, monsieur; je crois qu'il manque au rôti ce que
j'ai eu.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Et quoi donc, s'il vous plaît?
DROMION DE SYRACUSE.
Une bonne sauce.
210 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Eh bien, il sera desséché, voilà tout.
DROMION DE SYRACUSE.
En ce cas, monsieur, je vous prie de n'y pas toucher.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Pour quelle raison ?
DROfflON DE SYRACUSE.
De peur que vous ne vous mettiez en colère, et que vous
ne me sauciez encore une fois.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Allons, monsieur, apprenez à ne plaisanter qu'à propos.
Il y a temps pour tout.
DROMION DE SYRACUSE.
C'est ce que j'aurais nié, avant que vous fussiez si co-
lère.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
En verlu de quel argument, monsieur?
DROMION DE SYRACUSE.
En vertu d'un argument aussi peu tiré par les cheveux
que peut l'être le crâne chauve du vieux Temps lui-même.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
J'écoute.
DROMION DE SYRACUSE.
Il n'y a pas de temps pour recouvrer ses cheveux, quand
on est devenu chauve.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Ne peut-on pas les recouvrer par quelque expédient?
DROMION DE SYRACUSE.
Oui, en faisant emplette d'une perruque, et en recou-
vrant les cheveux perdus d'un autre.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Pourquoi le Temps est-il aussi avare envers nous de l'ex-
crément capillaire, si commun d'ailleurs?
SCÈNE lY. 211
DROMION DE SYRACUSE.
Parce que c'est une bénédiction qu'il prodigue aux bêtes ;
quant aux hommes, ce qu'il leur retire en poil, il le leur
rend en esprit.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Mais il y a bien des hommes qui ont encore plus de
cheveux que d'esprit.
DROMION DE SYRACUSE.
Il n'est pas un d'eux qui n'ait encore l'esprit de perdre
ses cheveux.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Eh ! tu affirmais tout à l'heure que les hommes les plus
chevelus étaient des gens simples et sans esprit.
DROMION DE SYRACUSE.
Plus l'homme est simple, plus il est sujet à perdre ses
cheveux ; et encore il les perd en grande gaîté.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Pour quelle raison ?
DROMION DE SYRACUSE.
Pour deux raisons valides.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Ne dis pas valides, je te prie.
DROMION DE SYRACUSE.
Eh bien, pour deux raisons sûres.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Ne dis pas sûres, quand il s'agit de telles erreurs !
DROMION DE SYRACUSE.
Eh bien, pour deux certaines raisons.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Dis-les.
DROMION DE SYRACUSE.
La première, c'est qu'il économise l'argent qu'il dépen-
serait en frisure; la seconde, c'est qu'il ne craint pas qu'à
dîner ses cheveux tombent dans sa soupe.
2i2 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ANTIPIIOLUS DE SYRACUSE.
Vous avez voulu tout ce temps prouver qu'il n'y a pas
temps pour tout.
DROMION DE SYRACUSE.
Eh bien, je l'ai prouvé, monsieur : il n'y a pas de temps
pour recouvrer ses cheveux, quand on les a perdus.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Mais vous ne démontrez pas par une raison solide pour-
quoi il n'y a pas de temps pour les recouvrer.
DROMION DE SYRACUSE.
Voici comment je l'explique : le Temps lui-même est
chauve, et conséquemment il voudra, jusqu'à la fin du
monde, avoir un cortège de chauves.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Je savais bien que ta conclusion serait chauve. Mais tout
beau! qui donc nous fait signe là-bas?
Entrent AdriANA et LUCIANA.
ADRIANA.
— Oui, oui, Antipholus, prends un air indifférent, maus-
sade même; — tes tendres regards sont réservés à quel-
que maîtresse ; — je ne suis pas Adriana, je ne suis pas
■ ta femme! — Il fut un temps oh volontiers tu jurais —
qu'il n'était point de parole harmonieuse à ton oreille, —
point d'objet agréable à ton regard, — point de contact doux
à ta main, — point de mets assaisonné à ton goût, — si je
n'étais là pour te parler, te contempler, te toucher, te ser-
vir. — Comment se fait-il donc, mon mari, oh ! comment
se fait-il — que tu te renies ainsi toi-même? — Je dis toi-
même, puisque tu me renies, moi — qui, inséparable de
toi, confondue avec toi, — suis plus que la meilleure por-
tion de ton cher être. — Ah! ne t'arrache pas de moi; —
car sache-le, mon amour, autant vaudrait laisser tomber —
SCÈNE IV. 2lâ
une goutte d'eau dans l'océan qui se brise — et tenter de la
retirer entière — sans addition ni diminution — que ten-
ter de te séparer de moi sans m'entraîner avec toi. — Com-
bien profondément tu te sentirais blessé — si tu apprenais
que je suis infidèle, — et que ce corps, à toi consacré, —
est flétri par une infâme luxure! — Ne me cracherais-tu pas
au^visage? ne me chasserais-tu pas? — ne me jetterais-tu pas
le nom d'époux à la face ? — Ne déchirerais-tu pas la peau
souillée de mon front impudique? — N'arracherais-tu pas
l'anneau nuptial de ma main perfide, — et ne le briserais-
tu pas avec un serment de divorce éternel? — Je le sais, tu
ferais tout cela ; eh bien, fais-le donc. — J'ai sur moi la ta-
che de l'adultère ! — La fange de la luxure est mêlée à mon
sang ! — Car, si tous deux nous ne sommes qu'un, et si tu
es infidèle, — j'ai dans les veines le poison de ta chair, —
et je suis prostituée par ta contagion. — Garde donc Ion
amour et ta foi à ton lit légitime; — alors je vis sans tache,
et toi sans déshonneur !
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Est-ce à moi que vous parlez, belle dame? Je ne vous
connais pas. — Je suis à Éphèse depuis deux heures seule-
ment, — aussi étranger à votre ville qu'à ce que vous me
dites ; — j'ai eu beau mettre toute mon intelligence à étu-
dier chacune de vos paroles, — l'intelligence me manque
pour en comprendre une seule.
LUCIANA.
— Fi, mon frère! comme tout est changé avec vous ! —
Quand avez-vous jamais traité ma sœur ainsi? ~ Elle vous a
envoyé chercher par Dromion pour dîner.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Par Dromion?
DROMION DE SYRACUSE.
Par moi ?
XIV. 14
gl4 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ADRIANA.
— Par toi ; et tu m'as rapporté pour réponse — qu'il t'a-
vait souffleté, en niant— que ma maison fut la sienne et que
je fusse sa femme.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE, à Dromion.
— Avez-vous conversé, monsieur, avec cette dame? —
Quel est le sens et le but de votre complot ?
DROMION DE SYRACUSE.
— Moi, monsieur? je ne l'ai jamais vue jusqu'ici.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Maraud, tu mens; car tu m'as rapporté — son message
en propres termes sur la place du marché.
DROMION DE SYRACUSE.
— Je ne lui ai jamais parlé de ma vie.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Comment alors peut-elle ainsi nous appeler par nos
noms, — à moins que ce ne soit par inspiration ?
ADRIANA.
— Qu'il sied mal à votre gravité — de jouer cette comédie
grossière avec votre esclave, — en l'excitant à me contra-
rier dans ma tristesse ! — C'est assez pour mon malheur que
vous me délaissiez; — n'outrez pas cet outrage par un sur-
croît de mépris... — Allons, je veux m'attacher à ton bras :
— mon mari, tu es l'ormeau; moi, je suis la vigne; — ma
faiblesse, en épousant ta forte nature, — me communiquera ta
force. — Si quelque chose te sépare de moi, c'est quelque
plante de rebut, — lierre parasite, ronce ou mousse sté-
rile, — qui, faute d'être élaguée, devient envahissante, — cor-
rompt ta sève et vit de ta ruine.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— C'est à moi qu'elle parle, c'est moi qu'elle prend pour
thème de ses invocations ! —Quoi! l'aurais-je épousée en
rêve? — ou serais-je endormi à présent, et songerais-je
que j'entends tout ceci? — Quelle erreur égare nos oreilles
SCÈNE IV. 215
et nos yeux? — Jusqu'à ce que j'aie éclairci cette incerti-
tude, — je veux me prêter à i'illasion qui s'offre.
LUCIANA.
— Dromion, va dire aux valets de servir le dîner.
DROMION DE SYRACUSE, à part.
— Ah ! où est mon chapelet? Je me signe, comme un pé-
cheur. — C'est ici le pays des fées... 0 mésaventure des
mésaventures ! — Nous parlons à des lutins, à des goules, à
des elfes ; — si nous ne leur obéissons pas, il s'ensuivra
ceci, — qu'ils avaleront notre haleine ou qu'ils nous pince-
ront jusqu'au noir, jusqu'au bleu !
LUCIANA.
— Que marmonnes-tu là, au lieu de répondre? — Dromion,
frelon, Hmaçon, fainéant, sot que tu es!
DROMION DE SYRACUSE, à Antipholas.
— Je suis métamorphosé, maître, n'est-ce pas?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je crois que tu l'es dans l'âme, ainsi que moi.
DROMION DE SYRACUSE.
— Non, je suis métamorphosé, corps et âme.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Tu as bien ta propre forme.
DROMION DE SYRACUSE.
Non, je suis un sapajou.
— Si tu es changé en quelque chose, c'est en âne.
DROMION DE SYRACUSE.
— C'est vrai, elle me surmène, et j'aspire à paîtte. —
C'est exact, je suis un âne ; autrement il serait impossible
— que je ne la reconnusse pas comme elle me reconnaît.
ADRIANA.
— Allons, allons, je ne veux plus être assez bête — pourme
mettre le doigt dans l'œil et pleurer, - pendant que maître
et valet se moquent de mes chagrins. — Mon mari, je veux
2-1 6- LA COMEDIE DES ERREURS.
dîner avec vous aujourd'hui, -et vous faire confesser mille
méchantes escapades... - Maraud, si quelqu'un demande
votre maître, — répondez qu'il dîne dehors, et ne laissez
entrer personne. - Venez, sœur... Dromion, faites bien
votre office de portier.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Suis-je sur terre, au ciel ou en enfer, — endormi ou
éveillé, fou ou dans mon bon sens? - Connu d'elles et
méconnaissable pour moi-même? ~ Je dirai comme elles,
j'irai jusqu'au bout, — et je me le laisserai aller à toute
aventure dans ce brouillard.
DROMION DE SYRACUSE.
— Maître, ferai-je l'office de portier?
ÂDRIANA.
— Oui, et ne laissez entrer personne, ou je vous fends la
caboche.
LUCIANA.
— Venez, venez, Antipholus; nous dînons trop tard.
Ils sortent.
SCÈNE V.
[Devant le Phénix.]
Entrent ANTIPHOLUS d'ÉphèsE;, DromioN d'EphèSE, Angelo et
Balthazar.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Bon signor Angelo, il faut que vous nous excusiez. —
Ma femme est maussade quand je ne suis pas à l'heure. —
Vous direz que je me suis attardé dans votre boutique — à
voir faire sa chaîne, — et que demain vous l'apporterez à la
maison.
Montrant Dromion.
— Mais voici un maraud qui me soutient en face — qu'il
SCÈNE V. 217
m'a rencontré au marché, que je l'ai battu, -- en lui récla-
mant mille marcs d'or, — et que j'ai renié ma femme et
ma maison ! — Ivrogne, que veux-tu dire par là ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Dites ce que vous voudrez, monsieur, mais je sais ce
que je sais : — que vous m'avez battu, j'ai votre griffe pour
le prouver. — Si ma peau était un parchemin et vos coups
de l'encre, — votre propre écriture attesterait ce que je
déclare.
ANTIPHOLUS.
— Je déclare que tu es un âne.
DROMION d'ÉPHÈSE.
Dame, on le croirait — aux mauvais traitements que
j'endure et aux coups que je reçois. — Je devrais ruer,
quand on me frappe ; et en ce cas — vous feriez bien de
prendre garde à mes coups de pied, et de vous défier de
l'âne.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Vous êtes triste, signor Balthazar, Dieu veuille que
notre menu — réponde à ma bonne volonté et à l'empres-
sement de mon accueil.
BALTHAZAR.
— J'attache peu de prix à la bonne chère, monsieur, et
un grand prix à votre bon accueil.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Oh! signor Balthazar, en fait de viande ou de pois-
son, — le meilleur accueil ne vaut pas un bon plat.
BALTHAZAR.
— La bonne chère est commune, monsieur; le premier
rustre venu peut l'offrir,
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Et un bon accueil est plus commun encore; il n'est
fait que de paroles.
218 LA COMÉDIE DES ERREURS.
BALTHAZAR.
— Petite chère et grand accueil font un joyeux festin.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Oui, pour un hôte ladre, et un convive fort sobre. —
Mais, si mesquin que soit mon menu, acceptez-le de bonne
grâce : — on peut vous offrir chère meilleure, mais non de
meilleur cœur. —Mais tout beau! Ma porte est fermée...
Va dire qu'on nous ouvre.
DROMION d'ÉPHÈSE, allant à la porte.
— Madelon, Brigitte, Marianne, Cécile, Julienne,
Jenny !
DROMION DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— Môme, rosse, chapon, bélître, idiot, paillasse! — Re-
tire-toi de la porte, si tu ne veux pas faire faction devant
le guichet. — Fais-tu une évocation de filles, que tu en
appelles une telle cargaison, — quand c'est déjà trop
d'une? Allons, retire-toi de la porte.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Quel paillasse nous a-t-on donné pour portier? Mon
maître attend dans la rue.
DROfflON DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— Qu'il retourne là d'oii il vient, s'il ne veut pas attraper
froid aux pieds.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Qui donc parle là?... Holà, ouvrez la porte.
DROMION DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— A merveille, monsieur, je vous dirai quand, dès que
vous m'aurez dit pourquoi.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Pourquoi? Pour que j'aie mon dîner. Je n'ai pas dîné
aujourd'hui.
DROMION DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— El vous n'aurez pas à dîner ici aujourd'hui; revenez
quand vous pourrez.
SCÈNE V. 2191
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Qui es-tu, toi qui m'empêches d'entrer chez moi?
DROMION DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— Le portier pour le moment, monsieur, et mon nom est
Dromion.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Ah! coquin, tu m'as volé et mon office et mon nom.
— L'un m'a toujours valu peu de considération, — l'autre
force rebuffades. — Si aujourd'hui tu avais été Dromion à
ma place, — tu aurais volontiers donné ta face pour un
nom, et ton nom pour celui d'un âne.
LUCE, de l'intérienr.
— Quel est ce vacarme? Dromion, qui donc est à la
porte?
dromion d'ÉPHÈSE.
— Faites entrer mon maître, Luce.
LUCE, de l'intérieur.
Ma foi, non ; il vient trop tard ; — dites-le bien à votre
maître.
DROfflON d'ÉPHÈSE.
Seigneur ! voilà qui est risible ! — Holà , vous ! Voulez-
vous de mon bâton ?
LUCE, de l'intérieur.
— Holà, vous! Comment l'en tendez-vous?
DROfflON DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— Si ton nom est Luce, Luce, tu as parfaitement ré-
pliqué.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Écoutez, vous, mignonne! Vous nous permettrez
d'entrer, j'espère.
LUCE, de Tintérieur.
— Je croyais vous l'avoir demandé.
DROfflON DE SYRACUSE, de l'intérlear.
Et vous avez refusé.
220 LA COMÉDIE DES ERREURS.
DROMION D'ÉPHÈSE.
— Allons, soutenez le dialogue. Bien riposté ! coup pour
coup !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Allons, bagasse, laisse-nous entrer.
LUCE, de l'intérieur.
Pourriez-Yous me dire au nom de qui ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Maître, frappez à la porte, fort.
LUGE, de l'intérieur.
Qu'il frappe jusqu'à ce qu'il lui en cuise !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE, frappant à la porte.
— Vous pâtirez pour ça, mignonne, si une fois j'en-
fonce la porte.
LUGE, de l'intérieur.
— Que nous importe ! Il y a un pilori dans la ville.
ADRIANA, de l'intérieur.
— Qui donc est à la porte à faire tout ce bruit?
DROMION DE SYRAGUSE, de l'intérieur.
— Sur ma parole, votre ville est infestée de mauvais
garnements.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Est-ce vous, ma femme? Vous auriez pu venir plus tôt.
ADRIANA, de l'intérieur.
— Votre femme, messire drôle! allons, retirez-vous de
la porte.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Maître, si vous étiez déjà froissé, voilà un drôle qui va
vous blesser.
ANGELO.
— On ne trouve ici ni bonne chère ni bon accueil ; et
nous aurions souhaité l'un ou l'autre.
SCÈNE V. • 2Î\
BÂLTHAZAR.
— Nous qui nous demandions lequel est préférable, nous
n'obtiendrons ni l'un ni l'autre.
DROMION D'ÉPHÈSE, ironiquement, à Antipholus.
— Ils attendent à votre porte, maître ; empressez-vous
donc de les accueillir.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Il y a quelque chose dans l'air : nous ne pouvons pas
entrer.
DROMION D'ÉPHÈSE.
— Vous sentiriez l'air mieux encore, maître, si vous étiez
vêtu légèrement. — Votre dîner est bien chaud chez vous,
pendant qu'ici vous restez au frais. — Etre ainsi attrapé! il
y a de quoi rendre un homme furieux comme une bête à
cornes.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Va me chercher quelque chose ; je vais enfoncer la
porte.
DROMION DE SYRACUSE, de l'intérienr.
— Oui, brisez ici n'importe quoi, et je vais vous rompre
votre caboche de coquin.
DROMION D'ÉPHÈSE.
— On peut bien rompre avec vous une parole ou deux;
les paroles ne sont qu'un souffle ; — eh bien, je voudrais
vous en briser une à la face, pour ne pas faire lâchement
les choses.
DROMION DE SYRACUSE, de l'intérieur.
— Il paraît que tu as besoin de briser... La peste soit
de toi , rustre !
DROMION D'ÉPHÈSE.
— C'est trop fort!... La peste soit de toi! Je t'en prie,
laisse-moi entrer.
222 LA COMÉDIE DES ERREURS.
DROMION DE SYRACUSE^ de l'intérieur.
— Oui, quand les moutons n'auront pas de laine, et les
poissons pas de nageoires.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Allons, je vais enfoncer la porte. Va me chercher un
bélier.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Un bélier dépourvu de laine, c'est ainsi que vous
l'entendez, maître.
A Dromion de Syracuse.
— S'il n'y a pas de poisson sans nageoire, il y a du
moins des béliers sans laine. —Et nous allons voir, coquin,
si un de ces béliers-là pourra nous faire entrer.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Allons, va vite me chercher un bélier de fer.
BALTHAZAR.
— Patience, monsieur ! Oh! n'en faites rien. — Vous atta-
queriez ainsi votre réputation,— en mettant à la portée du
soupçon — l'honneur immaculé de votre femme. —Encore un
mot... La longue expérience que vous avez de sa sagesse,
— sa chaste vertu, son âge, sa modestie, — plaident à sa
décharge quelque cause inconnue de vous ; — n'en doutez
pas, monsieur, elle s'excusera parfaitement — de vous
avoir ainsi fermé la porte. — Croyez-moi, retirez-vous tran-
quillement, — et allons tous dîner au Tigre; — puis, vers le
soir, vous reviendrez seul — savoir le motif de cette
étrange expulsion. — Si vous tentez d'entrer de vive force,
— au moment le plus animé de la journée, — le vulgaire
fera là-dessus des commentaires. — Contre votre réputation
encore intacte, — la multitude élèvera des soupçons odieux
— qui pourront plus tard forcer la porte de votre tombeau
— et peser sur vous j usque dans la mort. — Car la calomnie
se perpétue comme par succession ; — dès qu'elle s'est
logée quelque part, elle s'y fixe à jamais.
SCÈNE VI. 223
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Vous m'avez décidé. Je vais partir en paix, — et, si
difficile que me soit la gaieté, je prétends m'égayer. — Je
connais une donzelle d'une conversation charmante, —
jolie et spirituelle, mauvaise et pourtant bonne. — C'est
chez elle que nous dînerons ; à propos de celte fille — m'a
femme, (sans motif, je le jure,) — m'a souvent fait la guerre.
— Nous irons dîner chez elle.
A Angelo.
Retournez chez vous — chercher la chaîne ; elle doit être
terminée maintenant; — rapportez-la-moi, je vous prie, au
Porc-Épic; — c'est là le logis. La chaîne, — quand ce ne
serait que pour vexer ma femme, —j'en ferai cadeau à mon
hôtesse; dépêchez-vous, cher monsieur. — Puisque ma
propre porte me refuse l'hospitalité,— j'irai frapper ailleurs,
et je verrai si on m'y repousse.
ANGELO.
— J'irai vous rejoindre là, dans une heure environ ,
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Faites. Cette plaisanterie-là me coûtera un peu cher.
Ils sortent.
SCÈNE VI.
[Même lieu,]
Entrent Luciana et Antipholus de Syracuse.
LUCIÂNA.
— Et est-il possible que vous ayez oublié si complète-
ment— les devoirs d'un mari? Se peut-il, Antipholus, — que
la fleur printanière de votre amour pourrisse à son prin-
temps?—L'amour peut-il menacer ruine avant d'être édi-
fié? — Si vous avez épousé ma sœur pour sa fortune, —
traitez-la avec plus d'égards, ne fût-ce qu'à cette considé-
224 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ration. —Ou bien, si vous aimez ailleurs, aimez en secret;
— masquez votre amour perfide d'une aveuglante appa-
rence ; — que ma sœur ne le lise pas dans vos yeux. — Que
votre langue ne soit pas l'organe de votre propre honte ; —
ayez l'air tendre et la parole douce, parez la déloyauté; —
habillez le vice comme le hérault de la vertu; — ayez un
front pur, si taré que soit votre cœur ; — donnez au péché
l'attitude d'un saint; —soyez discrètement trompeur. A quoi
bon lui tout révéler? — Quel voleur est assez simple pour
se vanter de son forfait? — Vous êtes doublement coupable
d'être infidèle à votre lit, — et de le lui laisser lire à table
dans vos regards. — La honte, bien ménagée, obtient une
considération bâtarde ; — les mauvaises actions sont doublées
par une mauvaise parole. — Hélas ! pauvres femmes ! faites-
nous seulement croire, - crédules comme nous le sommes,
que vous nous aimez : - si d'autres ont le bras, montrez-
nous la manche. — Nous tournons dans votre mouvement,
et vous nous émouvez à votre gré. — Ainsi, mon gentil
frère, rentrez ; — consolez ma sœur, rassurez-la, appelez-
la votre femme. ~ C'est une sainte manœuvre que d'être
un peu faux, — quand le doux souffle de la flatterie peut
maîtriser la discorde.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Chère dame (car je ne sais quel autre nom vous don-
ner, — et par quel prodige vous avez deviné le mien,) — vos
lumières et vos grâces font de vous — la merveille de la
terre, une créature divine, plus que terrestre! — Ap-
prenez-moi, chère, ce que je dois penser et dire; — dé-
voilez à mon grossier entendement terrestre, — étouffé sous
l'erreur, faible, superficiel, chétif, -le sens caché de vos
décevantes paroles. — Pourquoi, en dépit de sa pure loyauté,
vous efforcez-vous — d'égarer mon âme dans une région
inconnue? — Êtes-vous un dieu? Prétendez-vous me créera
nouveau? - Alors transformez-moi, et je céderai à votre
SCÈNE VI. 225
puissance. — Mais, si je suis ce que je suis, je suis bien
sûr - que votre sœur éplorée n'est pas ma femme, — et que
je ne dois pas hommage à son lit. — Bien plus, bien plus
je me sens entraîné vers vous.— Oh! ne m'attire pas par
tes chants, suave sirène, — pour me noyer dans le flot des
larmes de ta sœur; — chante, sirène, mais pour toi-même,
et je raffolerai ; — étends sur les vagues d'argent ta cheve-
lure d'or, — et je ferai d'elle mon lit, et je m'y coucherai ;
— et, dans ce glorieux rêve, je regarderai — comme un
bien de pouvoir mourir ainsi. — Que mon idéal amour
soit noyé s'il s'y abîme !
LUCIANA.
— Êtes-vous fou de raisonner ainsi?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je ne suis pas fou, mais aveuglé, je ne sais pas
comment.
LUCIANA.
— C'est la faute de vos yeux.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— C'est pour avoir de trop près regardé vos rayons, beau
soleil.
LUCL^NA.
— Fixez vos regards oii vous le devez, et cela éclaircira
votre vue.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Autant fermer les yeux, ma bien-aimée, que regarder
la nuit.
LUCIANA.
— Pourquoi m'appelez-vous votre bien-aimée? Appelez
ainsi ma sœur.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— La sœur de ta sœur.
LUCIANA.
Ma sœur !
226 Là COMÉDIE DES ERREURS.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Non, — c'est toi, toi, la meilleure portion de moi-même,
—la vision radieuse de ma vision, le cœur le plus profond de
mon cœur profond, — mon aliment, mafortune, le butdemon
doux espoir, —le ciel unique de ma terre, et ma part de ciel!
LUCIANA.
— Ma sœur est tout cela, ou devrait l'être.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Sois donc cette sœur, ma charmante, car c'est toi que
j'ai en vue; — c'est toi que je veux aimer, avec toi que je
veux passer ma vie. — Tu n'as pas encore de mari, ni moi
de femme; — donne-moi ta main!
LUCIANA.
Oh! doucement, monsieur, tenez-vous tranquille; —je vais
chercher ma sœur pour lui demander son consentement. -
Sort Luciana.
Entre, sortant de la maison, Dromion DE Syracuse.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Eh bien, Dromion? où cours4u si vite?
DROMION DE SYRACUSE*
Vous me reconnaissez, monsieur? Suis-je Dromion? Suis-
je votre homme? Suis-je moi-même?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Tu es Dromion, tu es mon homme, tu es toi-même.
DROMION DE SYRACUSE.
Je suis un âne, je suis l'homme d'une femme, et hors de
moi.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
De quelle femme es-tu l'homme? Et comment es-tu hors
de toi?
DROMION DE SYRACUSE.
Eh bien, monsieur, je ne m'appartiens plus, je suis la
propriété d'une femme, une femme qui prétend à moi, qui
me hante, qui me veut.
SCÈNE VI . 227
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Quelles prétentions peut-elle avoir sur toi?
DROMION DE SYRACUSE.
Eh ! monsieur, juste les mêmes prétentions que vous
pourriez avoir sur votre cheval ; elle me réclame comme
une bête; ce n'est pas que je sois une bête et qu'elle me
réclame à ce titre; mais c'est qu'elle-même est une créature
fort bestiale et qu'elle me veut.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Qui est-elle?
DROMION DE SYRACUSE.
Une fort respectable personne, et dont on ne peut parler
sans dire : sauf votre respect. Je n'ai fait qu'une maigre
affaire dans ce marché-là, et pourtant c'est un mariage pro-
digieusement gras.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Qu'entends-tu par mariage gras?
DROMION DE SYRACUSE.
Eh ! monsieur, c'est la fille de cuisine^ et elle est toute en
graisse ; je ne sais pas h quoi l'employer, à moins d'en faire
une lampe pour me sauver d'elle à sa propre lumière. Je
vous garantis que ses bardes, avec leur suif, brûleraient
tout un hiver de Pologne. Si elle vit jusqu'au jugement
dernier, elle brûlera une semaine de plus que tout le
monde.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
De quelle couleur est-elle?
DROMION DE SYRACUSE.
Basanée comme mon soulier; mais sa figure est bien
loin d'être aussi propre. Pourquoi? Parce qu'elle sue tant
qu'un honnête homme en aurait de la crasse au-dessus
de la cheville.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
C'est un défaut que l'eau corrigera.
228 LA. COMÉDIE DES ERREURS.
DROMION DE SYRACUSE.
Non, monsieur, c'est dans le grain ; le déluge de Noé
n'y pourrait rien.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Quel est son nom?
DROMION.
Latone, monsieur; mais son nom triplé, c'est-à-dire
une triple tonne, ne la mesurerait pas d'une hanche à
l'autre.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Elle est donc d'une certaine taille?
DROMION DE SYRACUSE.
Elle n'est pas plus longue de la tête au pied que d'une
hanche à l'autre ; elle est sphérique comme un globe ; je
pourrais trouver tous les pays en elle (21).
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Dans quelle partie de son corps est située l'Irlande?
DROMION DE SYRACUSE.
Eh bien, monsieur, dans ses fesses ; je l'ai reconnue aux
marécages.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Où est l'Ecosse?
DROMION DE SYRACUSE.
Je l'ai reconnue à l'aridité et à l'âpreté ; elle est dans la
paume de sa main.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Et la France?
DROMION DE SYRACUSE.
Dans son front, armé, hérissé et continuellement sou-
levé... à contre-poil.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Oh est l'Angleterre?
DROMION DE SYRACUSE.
J'en ai cherché les falaises crayeuses, mais je n'ai rien
SCÈNE VI. 229
trouvé de blanc. Je conjecture qu'elle doit être dans sa
mâchoire inférieure, par le flux acre qui coulait entre la
France et elle.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Oh est l'Espagne?
DROMION DE SYRACUSE.
Ma foi, je ne l'ai pas vue, mais j'en ai senti les chaleurs
dans son haleine.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Où sont l'Amérique, les Indes?
DROMION DE SYRACUSE.
Oh ! Monsieur, sur son nez, tout enrichi de rubis, d'es-
carboucles, de saphirs déployant leurs splendeurs à la
chaude haleine de l'Espagne, laquelle envoyait des armadas
entières de galions se lester à son nez !
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Oh sont situés la Belgique, les Pays-Bas?
DROMION DE SYRACUSE.
Oh ! monsieur, je n'ai pas regardé si bas. Pour con-
clure, cette souillon, cette stryge a revendiqué ses droits sur
moi, m'a appelé Dromion, m'a juré que je lui étais dévolu,
m'a dit quels signes particuliers j'ai sur moi, la marque à
mon épaule, le signe à mon cou, la grosse verrue à mon
bras gauche; si bien que, tout ébahi, je me suis sauvé d'elle
comme d'une sorcière. Et je crois que, si je n'avais pas
eu la poitrine cuirassée de foi et un cœur d'acier, elle
m'aurait transformé en caniche, et m'aurait fait tourner le
tourne-broche.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
- Va, cours vite à la rade ; - et, pour peu que le vent
qui souffle nous éloigne du rivage, — je ne veux pas rester
cette nuit dans cette ville. -S'il y a une barque en partance,
reviens au marché — me le dire ; je vais m'y promener. —
Si chacun nous connaît ici sans que nous connaissions per-
XIV. 15
230 LA COMÉDIE DES ERREURS.
sonne, — il est, je crois, urgent de plier bagage et de dé-
camper.
DROMION DE SYRACUSE.
— Comme on se sauve d'un ours, à toutes jambes, — je
fuis, moi , celle qui prétend être ma femme.
Il sort.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Il n'y a que des sorcières qui habitent ce pays ; — et
par conséquent il est grand temps que je m'en aille. —
Celle qui m'appelle son mari , je l'abhorre — comme
épouse du fond de l'âme ; mais sa charmante sœur, — douée
d'une grâce si gentiment souveraine, — d'une conversa-
tion et d'un maintien si enchanteurs, — m'a presque rendu
traître à moi-même. — Mais, pour ne pas être le complice
de ma ruine, — je veux fermer l'oreille aux chants de la
sirène.
Entre Angelo.
ANGELO.
— Maître Antipholus ?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Oui, c'est là mon nom.
ANGELO.
— Je le sais, monsieur. Tenez, voici la chaîne ; — je
croyais vous rattraper au Porc-Épic; —mais la chaîne n'était
pas finie, et c'est ce qui m'a retardé si longtemps.
II lui offre une chaîne d'or.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Que désirez-vous que je fasse de ceci ?
ANGELO.
— Ce qui vous plaira à vous-même, monsieur; je l'ai
faite pour vous.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Vous l'avez faite pour moi ! je ne l'ai pas commandée!
SCÈNE VII. 251
ANGELO.
— Pas une fois ni deux fois, mais vingt fois; — rentrez
avec elle, et gratitîez-en votre femme ; — bientôt, à l'heure
du souper, je vous ferai visite, — et alors je recevrai l'ar-
gent de ma chaîne.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Veuillez, monsieur, recevoir l'argent maintenant ; —
sans quoi vous pourriez bien ne revoir ni chaîne ni argent.
ANGELO.
— Vous êtes jovial, monsieur ; adieu.
Il sort.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
~ Que penser de ceci ? je ne saurais le dire ; — mais
ce que je pense, c'est qu'il n'y a pas d'homme assez
sot — pour refuser l'offre d'une si belle chaîne. — Je vois
qu'ici un homme n'est pas réduit à vivre d'expédients, —
puisqu'il lui arrive dans les rues des présents aussi mas-
sifs.— Je vais au marché pour y attendre Dromion. — S'il
y a un navire qui appareille, en route sur-le-champ !
Il sort.
SCÈNE VII.
[Une place.]
Entrent un Marchand, Angelo et un Officier de justice.
LE MARCHAND.
— Vous savez, la somme est due depuis la Pentecôte, —
et depuis lors je ne vous ai pas beaucoup importuné, — et
je ne le ferais même pas aujourd'hui si, devant partir —
pour la Perse, je n'avais besoin de florins pour mon
voyage. — Veuillez donc vous acquitter sur-le-champ, —
ou je vous fais arrêter par cet officier.
ANGELO.
— J'ai à recevoir d'Antipholus — juste la somme que je
232 LA COMÉDIE DES ERREURS.
VOUS dois ; — et, au moment où je vous ai rencontré, — je
venais de lui remettre une chaîne ; à cinq heures, — j'en
toucherai l'argent. — Veuillez m'accompagner jusque chez
lui, — j'acquitterai mon engagement, et de plus je vous re-
mercierai.
Eatrent Antipholus d'Éphèse et Dromion d'Éphèse.
l'officier.
— Vous pouvez vous épargner cette peine ; le voici qui
vient.
ANTIPHOLUS d'Éphèse, à Dromion.
— Pendant que je vais chez l'orfèvre, va, toi, — acheter un
bout de corde; j'en ferai des largesses — à ma femme et à ses
complices, — pour leur apprendre à me fermer ma porte
en plein jour. — Mais doucement ! j'aperçois l'orfèvre ; dé-
tale, — achète une corde et apporte-la-moi à la maison.
DROMION d'Éphèse.
— J'achète mille livres de revenu ! j'achète une corde !
Sort Dromion.
ANTIPHOLUS d'Éphèse^ à Angelo.
— On est bien avisé de se fier à vous! — j'avais promis
votre présence et la chaîne; — mais ni chaîne ni orfèvre ne
sont venus. — Vous avez cru apparemment que nos amours
dureraient trop longtemps — si elles étaient liées par une
chaîne, et voilà pourquoi vous n'êtes pas venu.
A^^GELO.
— N'en déplaise à votre humeur joviale, voici la note —
du poids de votre chaîne jusqu'au dernier carat, — du titre
de l'or et des frais de la façon : — le tout se monte à trois
ducats de plus — que je ne dois à ce monsieur. — Je vous
prie d'acquitter immédiatement ma créance ; — car il va
s'embarquer et n'attend plus que ça.
ANTIPHOLUS d'Éphèse.
— Je n'ai pas sur moi la somme nécessaire ; — et pus
SCÈNE VU, 233
j'ai une affaire en ville. — Bon signor, menez cet étranger
chez moi, — prenez avec vous la chaîne, et dites à ma
femme — d'en solder le prix en la recevant ; — peut-être
serai-je là-bas aussitôt que vous.
ANGELO.
—Alors vous voudrez bien lui porter la chaîne vous-même.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Non, emportez-la avec vous dans la crainte que je
n'arrive pas à temps.
ANGELO.
— Eh bien, monsieur, soit. Avez-vous la chaîne sur
vous?
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Si je ne l'ai pas, monsieur, j'espère bien que vous
l'avez; — autrement vous pourriez vous en retourner sans
votre argent.
ANGELO.
— Allons, je vous en prie, monsieur, donnez-moi la
chaîne. — Le vent et la marée réclament ce monsieur, —
et je suis blâmable de l'avoir retenu ici si longtemps.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Bon Dieu! vous usez de ce badinage pour excuser
—votre manque de parole au rendez-vous du Porc-Épic; —
ce serait à moi de vous gronder pour ne pas l'avoir appor-
tée, — et c'est vous, querelleur, qui tout le premier me
cherchez noise î
LE MARCHAND, à Angelo.
— L'heure avance ; je vous en prie, monsieur, dépêchez-
vous.
ANGELO, à Antipholus.
— Vous voyez comme il m'importune : la chaîne !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Eh bien, portez-la à ma femme, et vous toucherez
votre argent.
234 LA COMÉDIE DES ERREURS,
ANGELO.
—Allons, allons, vous savez bien que je vous l'ai remise
à l'instant : — ou envoyez la chaîne , ou envoyez un mot
par moi.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Fi ! vous poussez cette plaisanterie trop loin. —Allons,
cil est la chaîne? faites-la-moi voir, je vous prie.
LE MARCHAND.
— Mes affaires ne peuvent plus admettre ce badinage.
— Cher monsieur, dites-moi si vous voulez me payer, ou
non ; — sinon, je vais le livrer à l'officier.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Moi, vous payer ! qu'ai-je donc à vous payer?
ANGELO.
— L'argent que vous me devez pour la chaîne !
ANITPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Je ne vous dois rien tant que je n'ai pas reçu la
chaîne.
ANGELO.
— Vous savez bien que je vous l'ai donnée, il y a une
demi-heure.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Vous ne m'avez rien donné ; vous m'offensez fort en
disant cela.
ANGELO.
— Vous m'offensez plus fort , monsieur, en le niant, —
Considérez qu'il y va de mon crédit.
LE MARCHAND, toontrant Angelo.
— Eh bien, officier, arrêtez-le à ma requête.
l'officier, à Angelo.
— Je vous arrête, et je vous somme, au nom du duc, de
m'obéir.
ANGELO, à Antipholus.
— Ceci me touche dans ma réputation. — Consentez à
SCÈNE VII. 235
payer cette somme pour moi, — ou je vous fais appréhen-
der par cet officier.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Que je consente à te payer pour ce que je n'ai pas eu !
— Arrête-moi , être stupide, si tu l'oses !
ANGELO, à l'officier.
— Voici tes honoraires ; officier, arrête-le. — Je n'épar-
gnerais pas mon propre frère en pareil cas, — s'il se jouait
de moi aussi ouvertement.
l'officier, à Antipholus.
— Je vous arrête, monsieur; vous avez entendu la re-
quête.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Je t'obéis en attendant que je t'aie donné caution.
— Mais vous, coquin, vous me paierez cher cette plaisan-
terie : — tout le métal de votre boutique m'en répondra.
ANGELO.
— Monsieur, monsieur, j'obtiendrai justice à Éphèse, —
pour votre honte, je n'en doute pas, pour votre honte
notoire.
Entre Dromion de Syracuse.
DROMION DE SYRACUSE, à Antipholus.
— Maître, il y a une barque d'Épidamnum — qui n'at-
tend plus que son patron — pour mettre à la voile ; j'ai fait
porter, monsieur, — nos bagages à son bord, et j'ai acheté
— de l'huile, du baume et de l'eau-de-vie. — Le navire
est tout appareillé ; le vent favorable — souffle gaîment de
la terre : on n'attend plus — que le patron, maître, et vous-
même.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Ah çà ! es-tu fou ? animal stupide, —quel est le navire
d'Épidamnum qui m'attend?
236 LA COMÉDIE DES ERREURS.
DROMION DE SYRACUSE.
— Le navire où vous m'avez envoyé arrêter notre pas-
sage !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Misérable ivrogne ! je t'ai envoyé en quête d'une
corde , — et je t'ai dit à quelle intention, et dans quel but.
DROMION DE SYRACUSE.
— Vous m'avez envoyé aussi bien me faire pendre ! —
Allons, monsieur, vous m'avez envoyé à la baie en quête
d'un navire.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Je discuterai cette affaire-là plus à loisir, — et j'appren-
drai à vos oreilles à m'écouter avec plus d'attention. —
Maraud, cours vite chez Adriana, — donne-lui cette clef,
et dis-lui que, dans le bureau — qui est couvert d'un tapis
turc, — il y a une bourse de ducats ; qu'elle me l'envoie ;
— dis-lui que j'ai été arrêté dans la rue, — et que ce sera
ma caution. Cours, maraud : pars... — En avant, l'officier !
En prison jusqu'à ce qu'il revienne.
Sortent le marchand, Angelo, Antipholus d'Éphèse et l'officier.
DROMION DE SYRACUSE.
— Chez Adriana ! C'est là que nous avons dîné, — là que
cette Douzabelle m'a réclamé pour son mari : — elle est
trop grosse, j'espère, pour que je puisse l'embrasser. —Il faut
que j'y retourne bien malgré moi; — car il faut que les
serviteurs fassent la volonté de leur maître.
Il sort.
SCÈNE VIII.
[La maison d'Antipholas d'Éphèse.]
Entrent Adriana et Luciana.
ADRIANA.
— Ah ! Luciana ! il t'a pressée ainsi ! — As-tu pu voir dis-
tinctement à son air — s'il parlait sérieusement, oui ou
SCÈNE VIII. 237
non?— Sa figure était-elle rouge ou pâle, grave ou gaie? —
Pouvais-tu observer sur son visage — les émotions de son
cœur, comme des météores en lutte ?
LUCIMA.
— Et d'abord il a nié que vous eussiez aucun droit
sur lui.
ÂDRIÂNA.
— Il a voulu dire qu'il ne m'en accordait aucun; offense
bien plus grande!
LUCIÂNA.
— Puis il a juré qu'il était ici un étranger.
ADRIANA.
— Et il a juré la vérité, le parjure !
LUCIANA.
— Alors j'ai parlé pour vous.
ADRIANA.
Et qu'a-t-ildit?
LUCIANA.
— L'amour que j'implorais pour vous, il l'a imploré
de moi.
ADRIANA.
— Avec quels arguments réclamait-il ton amour?
LUCIANA.
— Avec des paroles qui auraient pu être émouvantes dans
une bonne cause. - D'abord, il a loué ma beauté, puis
mon langage.
ADRIANA.
— Lui as-tu parlé comme il le fallait?
LUCIANA.
De la patience, je vous conjure.
ADRIANA.
— Je ne puis ni ne veux me contenir. — Ma langue, sinon
mon cœur, aura sa satisfaction. —Il est difforme, contrefait,
vieux et flétri, — laid de visage, plus laid de corps, mons-
238 LA COMÉDIE DES ERREURS.
trueux en tout, — vicieux, ignoble, sot, stupide, ingrat, —
dénaturé physiquement, pire moralement.
LUCIÂNA.
— Qui devrait être jalouse d'un pareil être? — On ne
pleure pas la perte d'un mal disparu.
ÀDRIANA.
" Ah! mais je pense de lui plus de bien que je n'en
dis : — et pourtant je voudrais qu'il fût pire encore aux
yeux des autres. — Le vanneau crie en s'éloignant de son
nid; — mon cœur prie pour lui, bien que ma langue le
maudisse.
Entre Dromion de Syracuse.
DROMION DE SYRACUSE.
— Vite, allons; le bureau, la bourse! chère dame, dé-
pêchez.
LUCIÂNA.
— Comment t'es-tu mis ainsi hors d'haleine?
DROMION DE SYRACUSE.
A force de courir.
ADRIANA.
— Oij est ton maître, Dromion? Est-il bien?
DROMION DE SYRACUSE.
— Non, il est dans les limbes du Tartare, pis qu'en en-
fer.—Un diable en costume inusable l'a saisi : —un diable
dont le cœur dur est boutonné d'acier, — un démon, un
vampire, impitoyable et rude, — un loup, pis que cela, un
être tout en buffle (22), — un ami traître qui vous frappe
l'épaule, un gaillard qui intercepte — la circulation des
allées, des recoins, des ruelles, -un Hmier qui peut suivre
une fausse piste, mais qui trouve toujours la vraie, — un
être qui, avant le jugement, conduit les pauvres âmes
dans les ténèbres!
SCÈNE VIII. 239
ADRIANA.
— Çà, mon cher, de quoi s'agit-il?
DROMION DE SYRACUSE.
— Je ne sais pas dé quoi il s'agit ; en tout cas il est
arrêté.
ADRIANA,
— Arrêté! Dis-moi à quel effet.
DROMION DE SYRACUSE.
— Je ne sais pas à quel effet il est arrêté ; — ce qui est
certain, c'est que celui qui l'a arrêté a des effets tout en
buffle. — Voulez-vous, madame, lui envoyer, pour sa rançon,
l'argent qui est dans son bureau ?
ADRIANA.
—Va le chercher, sœur.
* Sort Luciana.
Je m'étonne — qu'il se soit ainsi endetté à mon insu... —
Dis-moi, est-ce pour un billet qu'il a été arrêté?
DROMION DE SYRACUSE.
— Ce n'est pas pour un billet, mais pour quelque chose
de plus massif, — une chaîne, une chaîne. Entendez-vous
le son?
ADRIANA.
Delà chaîne?
DROMION DE SYRACUSE.
— Non, non, delà cloche. Il est temps que je parte. — Il
était deux heures quand j'ai quitté mon maître, et voilà
l'horloge qui frappe une heure.
ADRIANA. .
—Les heures reculent donc! je n'ai jamais ouï chose
pareille.
DROMION DE SYRACUSE.
-Oh!- oui, quand une heure rencontre un recors, la
peur lui fait rebrousser chemin.
240 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ADRIANA.
— Comme si le temps avait des dettes! Comme tu rai-
sonnes bêtement!
DROMION DE SYRACUSE.
— Le temps est un véritable banqueroutier; il doit plus
qu'il ne vaut à l'occasion. —Et c'est aussi un voleur ; n'avez-
vous jamais ouï dire— que le temps marche nuit et j(fur à
la dérobée? — S'il est endetté et voleur, et qu'il rencontre
unrecors, — n'a-t-il pas de raison pour rebrousser chemin,
une heure dans un jour?
Entre LuciANA.
ADRIANA.
— Va, Dromion, voici l'argent, porte-le vite, — et ramène
ton maître immédiatement. — Viens, sœur, je suis accablée
par ma pensée, — ma pensée, tour à touî mon soutien et
mon tourment!
Us sortent.
SCÈNE IX.
[La place du Marché.]
Entre Antipholus de Syracuse.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je ne rencontre pas un homme qui ne me salue, —
comme si j'étais pour lui une vieille connaissance; - et
chacun m'appelle par mon nom. — Les uns m'offrent de
l'argent, d'autres m'invitent; — d'autres me remercient de
services rendus; — d'autres m'offrent des marchandises à
acheter. — Tout à l'heure un tailleur m'a appelé dans sa
boutique, — m'a montré des soieries qu'il avait achetées
pour moi, — et là-dessus a pris mesure de ma personne. —
Sûrement tout cela n'est qu'artifice magique, — et les sor-
ciers de Laponie habitent ici. —
SCÈNE IX. 241
Entre Dromion de Syracuse.
DROMION DE SYRACUSE.
Maître, voici l'or que vous m'avez envoyé chercher.
Quoi! Vous êtes donc débarrassé de cette effigie du vieil
Adam habillée de neuf?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Quel est cet or? De quel Adam veux-tu parler?
DROMION DE SYRACUSE.
Non de cet Adam qui gardait le paradis, mais de cet
Adam qui garde la prison, de celui qui est vêtu de la peau
du veau tué pour l'Enfant prodigue, de celui qui allait
derrière vous, monsieur, comme le mauvais ange, et qui
vous forçait de renoncer à votre liberté.
. ANTIPflOLUS DE SYRACUSE.
Je ne te comprends pas.
DROMION DE SYRACUSE.
Non? Eh! c'est pourtant chose claire : celui qui va, comme
une basse de viole, dans une gaîne de cuir, l'homme, mon-
sieur, qui, quand les gens sont fatigués, leur tape sur
l'épaule et les emmène reposer; celui, monsieur, qui prend
en pitié les hommes ruinés, et les habille à perpétuité; qui
se pique d'exécuter plus d'exploits avec sa masse qu'un
More avec sa lance.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Quoi ! veux-tu parler d'un recors ?
DROMION DE SYRACUSE.
Oui, monsieur, le sergent des engagements, celui qui
exige des comptes de quiconque manque à un engagement,
celui qui croit toujours qu'on va se coucher et vous souhaite
toujours un bon repos.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Allons, monsieur, laissez en repos vos niaiseries. Y a-
242 LA COMÉDIE DES ERREURS.
t-il un navire en partance ce soir? Pouvons-nous nous en aller?
DROMION DE SYRACUSE.
Eh! monsieur, je vous ai annoncé, il y a une heure, que
le navire l'Expédition met à la voile ce soir : et alors vous
avez été retenu par le sergent et arrêté au cri de halte!...
Voici les anges que vous m'avez envoyé chercher pour votre
délivrance.
Il lui remet de l'argent.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Le drôle divague, et moi aussi; — nous errons ici en
pleine illusion. — Que quelque saint pouvoir nous tire
de céans !
Entre UNE Courtisane.
LA COURTISANE.
— Bonne rencontre, bonne rencontre, maître Antipholus !
- Je vois, monsieur, que vous avez enfin trouvé l'orfèvre.
— Est' ce là la chaîne que vous m'avez promise aujourd'hui ?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Arrière, Satan ! je te défends de me tenter.
DROMION DE SYRACUSE.
Maître, est-ce là madame Satan?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
C'est le diable.
DROMION DE SYRACUSE.
Non, c'est pis que cela ; c'est la femelle du diable; elle
vient ici sous la forme d'une fille légère; aussi, quand une
fille dit : Dieu me damne! c'est comme si elle disait : Dieu
fasse de moi une fille légère ! Il est écrit qu'elles appa-
raissent aux hommes comme des êtres flambants : la flamme
procède du feu, et le feu brûle! Donc, les filles légères
doivent brûler. Ne l'approchez pas.
LA COURTISANE.
— Votre valet et vous vous êtes d'une merveilleuse gaîté,
SCÈNE IX. 243
monsieur. — Voulez-vous venir avec moi? Nous trouverons
ici de quoi avoir un souper parfait. —
DROMION DE SYRACUSE.
Maître, si vous y allez, comptez sur une collation à la
cuiller, et munissez-vous d'une longue cuiller.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
Pourquoi, Dromion?
DROfflON DE SYRACUSE.
Eh bien, parce qu'il faut avoir une longue cuiller pour
manger avec le diable.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Arrière donc, démon ! que me parles-tu de souper? —
Tues, comme toutes tes pareilles, une sorcière : — jeté
conjure, laisse-moi et va-t'en.
LA COURTISANE.
— Donnez-moi la bague que vous avez eue de moi à
dîner, — ou la chaîne que vous m'avez promise en échange
de mon diamant, — et je partirai, monsieur, sans plus vous
importuner.
DROfflON DE SYRACUSE.
— Il y a des diables qui ne demandent que la rognure
d'un ongle, — un fétu, un cheveu, une goutte de sang,
une épingle, — une noix, un noyau de cerise; mais elle, plus
avide, — voudrait une chaîne d'or. — Maître, faites atten-
tion : si vous la lui donnez, — le diable secouera sa chaîne
et nous en épouvantera.
LA COURTISME.
— Je vous en prie, monsieur, ma bague ou la chaîne !
— Vous n'avez pas, j'espère , l'intention de me voler
ainsi.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Arrière, sorcière! Allons, Dromion, partons!
DROMION DE SYRACUSE.
— Fi de l'orgueil! dit le paon : vous savez ça, madame.
Sortent Antipholus de Syracuse et Dromion de Syracuse.
244 LA COMÉDIE DES ERREURS.
LA COURTISANE.
— Sans nul doute Antipholus est fou ; — sans quoi il ne
se comporterait pas ainsi. — Il a de moi une bague valant
quarante ducats ; — il m'a promis en retour une chaîne ; — et
maintenant il ne veut me donner ni l'une ni l'autre. — Ce
qui me fait conclure qu'il est fou — (outre la preuve qu'il
vient d'en donner),— c'est le conte extravagant qu'il m'a
fait aujourd'hui à dîner, — en prétendant qu'on lui avait
fermé sa propre porte ! — Il est possible que sa femme,
informée de ses accès, — lui ait effectivement refusé l'en-
trée. — Maintenant il ne me reste qu'à courir chez lui, — et
à dire à sa femme que, que dans une de ses lunes, —il est
entré brusquement chez moi, et m'a enlevé de force — ma
bègue. C'est le meilleur parti que j'aie à prendre. — Car
quarante ducats, c'est une trop grosse perte.
Elle sort.
SCÈNE X.
[Le Marché.]
Entrent Antipholus d'Éphèse et un Officier de justice.
ANTIPHOLUS d'Éphèse.
— Ne crains rien, l'ami, je ne m'évaderai pas; — avant
•de te quitter, je te remettrai pour caution — une somme
égale à celle pour laquelle je suis arrêté. — Ma femme est
d'humeur maussade aujourd'hui, — et elle n'aura pas cru
légèrement, sur la foi du messager, — que j'ai été arrêté
dans Éphèse : —je vous l'affirme, cette nouvelle aura sonné
étrangement à ses oreilles.
Entre Dromion d'Éphése, tenant un bout de corde.
— Voici mon homme ; je pense qu'il apporte l'argent.
— Eh bien, monsieur, avez-vous ce que je vous ai envoyé
chercher?
SCÈNE X. 245
DROfflON d'ÉPHÈSE.
— Voilà, je vous le garantis, de quoi les payer tous.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Mais où est l'argent ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Eh ! monsieur, j'ai donné l'argent pour la corde !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Cinq cents ducats, misérable, pour une corde !
DROMION d'ÉPHÈSE.
—Je vous en fournirai cinq cents, monsieur, à ce prix-là.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Dans quel but t'ai-je dit de courir à la maison ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Pour un bout de corde ; el je reviens dans le but de
vous l'apporter.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Et voici dans quel but je la reçois.
Il le frappe.
l'officier.
Cher monsieur, ayez patience !
DROMION d'ÉPHÈSE.
Ah ! c'est à moi d'être patient ; je suis dans l'adversité.
l'officier.
Mon bon, retiens ta langue.
DROMION d'ÉPHÈSE.
Ah ! persuadez-lui plutôt de retenir sa main.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
Fils de putain ! maraud, tu as donc perdu le sens ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
Je voudrais bien l'avoir perdu, monsieur, pour ne pas
sentir vos coups.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
Tu n'es sensible qu'aux coups, comme les ânes.
XIV. 16
846 LA COMÉDIE DES ERREURS.
DROMION D'ÉPHÈSE.
Je suis un âne en effet ; mes oreilles si bien allongées par
vous le prouvent... Je l'ai servi depuis l'heure de ma nais-
sance jusqu'à cet instant, et je n'ai rien gagné à son service
que des coups. Quand j'ai froid, il me réchauffe avec une
raclée; quand j'ai chaud, il me rafraîchit avec une raclée;
une raclée m'éveille quand je dors, me fait lever quand je
suis assis, me met à la porte quand je sors, m'accueille
quand je rentre. Je l'ai constamment sur les épaules, comme
une mendiante son marmot ; et je crois que, quand il
m'aura estropié, je mendierai avec elle de porte en porte.
Entrent AdrianA;, luciana, la Courtisane, le maître d'école
PiNCH.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
Allons, avançons; voilà ma femme qui arrive.
DROMION d'ÉPHÈSE.
Maîtresse, respice finem^ attention au but, ou plutôt,
pour parler comme un perroquet, gare au bout de corde !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
Tu bavarderas donc toujours !
Il le frappe.
LA COURTISANE.
— Qu'en dites-vous maintenant? Est-ce que votre mari
n'est pas fou ?
ADRIANA.
— Son incivilité ne le prouve que trop. — Bon docteur
Pinch, vous êtes exorciste ; — rétablissez-le dans son bon
sens, — et je vous accorderai tout ce que vous demanderez.
LUCIANA.
— Hélas ! comme il a le regard enflammé et furieux !
U COURTISANE.
— Voyez comme il frémit dans son transport !
SCÈNE X. 247
PINCH, à Antipholns.
— Donnez-moi votre main, et laissez-moi vous tâter le
pouls.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Voici ma main, laissez-la vous tâter l'oreille.
PINCH.
— Je te somme, ô Satan, logé dans cet homme, — de te
retirer devant mes saintes prières, — et de rentrer au plus
vite dans ton empire de ténèbres : —je t'exorcise par tous les
saints du paradis.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
-- Paix, sorcier radoteur, paix, je ne suis pas fou.
ÂDRIANA,
— Plût au ciel que tu ne le fusses pas, pauvre âme eu
détresse !
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE, à Adriana.
— Mignonne, sont-ce là vos familiers? — Est-ce ce com-
pagnon à face de safran — qui banquetait et festoyait aujour-
d'hui chez moi, — tandis que ma porte, complice, restait
fermée pour moi — et que l'entrée de ma maison m'était
interdite?
ADRIANA.
— Ah! mon mari, Dieu sait que vous avez dîné à la
maison. — Que n'y êtes-vous resté jusqu'à cette heure ! —
Ce scandale, cette humiliation publique vous eussent été
épargnés.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE, à Dromion.
— J'ai dîné à la maison, moi ! Qu'en dis-tu, toi, ma-
raud?
DROMION D'ÉPHÈSE.
— Monsieur, pour dire le vrai, vous n'avez pas dîné à la
maison.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Est-ce que mes portes n'étaient pas fermées, et moi
dehors?
248 LA COMÉDIE DES ERREURS.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Pardi ! vos portes étaient fermées, et vous dehors.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
Et est-ce qu'elle-même alors ne m'a pas injurié?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Sans fable, elle vous a alors injurié.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Est-ce que sa fille de cuisine ne m'a pas insulté, ou-
tragé, nargué?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Oui, certes, la vestale de cuisine vous a nargué.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Et est-ce que je ne m'en suis pas allé furieux?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Oui, en vérité. Témoin mes os, — qui depuis ont senti
la vigueur de sa rage.
ADRIANA^ à Pinch.
— Est-il bon de se prêter ainsi à ses lubies?
PINCH.
— 11 n'y a pas de mal. Ce garçon voit son humeur, — et,
en lui cédant, amadoue sa frénésie.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE, à Adriana.
— Tu as suborné l'orfèvre pour qu'il me fît arrêter.
ADRIANA.
— Hélas ! je vous ai envoyé l'argent pour vous libérer —
par Dromion que voici, et qui était venu en toute hâte le
chercher.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— De l'argent par moi ! Des vœux et des souhaits de
cœur, c'est possible; — mais assurément, maître, pas un
brin d'argent.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Est-ce que tu n'es pas allé lui demander une bourse
de ducats?
SCÈNE X. 249
ADRIANA.
— Il est venu à moi, et je la lui ai donnée.
LUGIANA.
— Et moi j'en suis témoin.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— 0 Dieu, ô cordier, rendez-moi ce témoignage — qu'on
ne m'a envoyé chercher qu'une corde!
PINCH, à Adriana.
— Madame, maître et valet sont possédés ; — je le vois à
leur mine blême et funèbre; — il faut les attacher et les
mettre dans une chambre noire.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE, à Adriana.
— Pourquoi m'as-tu fermé la porte aujourd'hui?
A Dromion.
— Et toi pourquoi nies-tu avoir reçu le sac d'or?
ADRIANA.
— Mon bon mari, je ne t'ai pas fermé la porte.
DROMION.
— Et moi, mon bon maître, je n'ai pas reçu d'or; —
mais j'avoue, monsieur, qu'on nous a fermé la porte.-
ADRIANA.
— Vilain fourbe, tu dis deux faussetés.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Fourbe catin, tu es fausse en tout : — tu t'es liguée
avec cette maudite clique — pour faire de moi une im-
monde et abjecte risée; — mais avec mes ongles je t'ar-
racherai ces yeux faux — qui ont voulu me voir le jouet de
ces indignités.
Pinch et ses aides garrottent Antipholus et Dromion qui se débattent.
ADRIANA.
— Oh ! attachez-le, attachez-le, qu'il ne m'approche pas.
PINCH.
— Du renfort ! le démon est fort chez lui.
250 LA COMÉDIE DES ERREURS.
LUCIANA.
-- Hélas ! le pauvre homme ! comme il est pâle et défait !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE, se débattant.
— Vous voulez donc me tuer?... Geôlier, — je suis ton
prisonnier; souffriras-tu — qu'ils m'arrachent à toi ?
l'officier.
Mes maîtres, lâchez-le : — il est mon prisonnier, et vous
ne l'aurez pas.
PINCH.
— Allons, qu'on garrotte cet homme, car lui aussi est en
démence.
ADRIANA.
— Que veux-tu donc, officier stupide! — Prends-tu
plaisir à voir un malheureux — se faire outrage et violence
à lui-même?
l'officier.
— Il est mon prisonnier; si je le laisse aller, —la somme
qu'il doit me sera réclamée.
ADRIANA.
— Je te dégagerai avant de te quitter. — Conduis-moi
sur-le-champ à son créancier, — et, quand je saurai com-
ment a été contractée cette dette, je l'acquitterai. — Cher
docteur, veillez à ce qu'il soit dûment mis en sûreté — chez
moi... 0 misérable jour !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE,
Oh ! misérable gourgandine !
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Maître, j'endosse là pour vous un rude billet !
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— La peste soit de toi, coquin ! pourquoi me mets-tu en
fureur ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Voulez-vous donc être lié pour rien ? soyez fou fu-
rieux, — mon bon maître : criez comme le diable.
SCÈNE X. 251
LUCIÂNA.
— Dieu les assiste, ces pauvres êtres ! comme ils diva-
guent !
ADRIANA.
— Emmenez-le d'ici... Sœur, viens avec moi.
Pinch et ses aides emmènent Antipholas et Dromion.
— Dites-moi, à la requête de qui est-il arrêté?
l'officier.
— D'un certain Angelo, un orfèvre : le connaissez-vous ?
ÂDRIANA.
— Je connais l'homme. Quelle somme doit-il ?
l'officier.
— Deux cents ducats.
ADRIANA.
Pourquoi est-elle due, dites-moi?
l'officier.
— Pour une chaîne que votre mari a eue de lui.
ADRIANA.
— Il a commandé une chaîne pour moi , mais il ne l'a
pas eue.
LA COURTISANE.
— Vous savez que votre mari est entré aujourd'hui —
chez moi, tout furieux, et m'a pris ma bague ; — j'ai vu la
bague à son doigt, il y a un moment; — et presque aussi-
tôt je l'ai rencontré avec une chaîne.
ADRIANA.
— Cela se peut, mais je ne l'ai pas vue. — Allons, geô-
lier, conduisez-moi chez cet orfèvre ; — il me tarde de sa-
voir toute la vérité sur ceci.
Entrent Antipholus de Syracuse, la rapière à la main, et Dromion
DE Syracuse.
LUCIANA.
— Mon Dieu, miséricorde! Les voilà relâchés.
25,2 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ADRIANA.
— Et ils arrivent l'épée nue; appelons main forte ~
pour les rattacher.
l'officier.
Fuyons ; ils nous tueraient.
Sortent l'officier^ Âdriana et Luciaaa.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je vois que ces sorcières-là ont peur des épées.
DROMION DE SYRACUSE.
— Celle qui voulait être votre femme, se sauve de vous
à présent.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Viens au Centaure chercher nos bagages ; — il me
tarde que nous soyons sains et saufs à bord. —
DROMION DE SYRACUSE.
Croyez-moi, restons ici celte nuit; on ne nous fera sûre-
ment pas de mal ; vous l'avez vu, on nous parle amicale-
ment, on nous donne de l'or. A mon avis, c'est une nation
si aimable que, n'était la montagne de chair affolée qui ré-
clame de moi mariage, je serais assez tenté de me fixer ici
et de me faire sorcière.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je ne resterais pas cette nuit ici, pour toutes les ri-
chesses de la ville. — Allons donc mettre nos bagages à
bord.
Us sortent.
SCÈNE XL
[Devant un prieuré.]
Entrent le Marchand et Angelo.
ANGELO.
— Je suis fâché, monsieur, de vous avoir ainsi retardé. —
Mais je proteste qu'il a eu de moi la chaîne, quoiqu'il ait
la déshonnêteté grande de le nier.
SCÈNE XI. 253
LE MARCHAND.
— Comment cet homme est-il estimé dans cette cité?
ANGELO.
— Il a une réputation fort honorable, — un crédit illi-
mité ; il est hautement aimé ; — il ne le cède à aucun ha-
bitant de cette ville ; — sur sa parole je lui prêterais toute
ma fortune.
LE MARCHAND.
— Parlez doucement, le voilà, je crois qui s'avance.
Entrent Antipholus et Dromion de Syracuse.
ANGELO.
— C'est lui ; et il a autour du cou cette même chaîne —
qu'il jurait si monstrueusement ne pas avoir. — Cher mon-
sieur, tenez-vous près de moi, je vais lui parler... — Signor
Antipholus, je m'étonne grandement — que vous m'ayez
mis dans cet humiliant embarras, — non sans scandale
pour vous-même, — en niant avec insistance et sous ser-
ment — avoir reçu cette chaîne que vous portez si ouverte-
ment à cette heure. — Outre l'ennui des frais, de l'humi-
liation et de l'emprisonnement, — vous avez causé un
grand préjudice à mon honnête ami, ici présent, — qui,
s'il n'avait été retardé par notre contestation, — aurait mis
à la voile et serait en mer aujourd'hui même. — Vous avez
eu de moi cette chaîne, pouvez-vous le nier?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je crois bien l'avoir eue de vous ; je ne l'ai jamais nié.
LE MARCHAND.
— Si fait, vous l'avez nié, monsieur, vous avez juré le
contraire.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Qui m'a entendu le nier et jurer le contraire?
254 LA COMÉDIE DES ERREURS.
LE MARCHAND.
— Je t'ai entendu de mes propres oreilles, tu le sais
bien. — La peste soit de toi, misérable ! il est honteux que
tu te permettes— de marcher dans le chemin des honnêtes
gens.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Tu es un manant de m'insulter ainsi ; —je maintien-
drai mon honneur et mon honnêteté — contre toi sur-
le-champ, si tu oses persister.
LE MARCHAND.
— Je l'ose, et je te défie, misérable.
Ils dégaÎDent.
Entrent Adriana, Luciana, la Courtisane et d'autres.
ADRIANA.
— Arrêtez ! ne lui faites pas de mal, au nom du ciel ! il
est fou! — Emparez-vous de lui, vous autres, enlevez-lui
son épée ; — liez aussi Dromion, et emmenez-les chez moi.
DROMION DE SYRACUSE.
— Courons, maître, courons ; au nom du ciel, sauvons-
nous dans quelque maison. - Voici un prieuré... Entrons,
ou nous sommes perdus.
Antipholus et Dromion se réfugient dans le prieuré.
Entre l'Abbesse.
l'arbesse.
— Restez tranquilles, bonnes gens ! pourquoi vous pres-
sez-vous ainsi devant cette demeure?
ADRIANA.
— Pour y chercher mon pauvre mari en démence ; —
laissez-nous entrer, que nous puissions l'attacher, — et le
ramener à la maison pour le soigner.
ANGELO.
— Je savais qu'il n'avait pas sa parfaite raison.
SCÈNE XI, 255
LE MARCHAND.
— Je suis fâché à présent d'avoir tiré l'épée contre lui.
l'abbesse.
— Depuis quand cet homme est-il ainsi possédé ?
ADRIÂNA.
— Toute cette semaine, il a été mélancolique , morose,
triste, — et bien différent de ce qu'il était ; — mais, avant
cette après-midi, son égarement — n'avait pas été porté
à cet excès de frénésie.
l'abbesse.
— N'a-t-il pas fait quelque perte considérable par un
naufrage en mer, — enterré quelque ami cher ? Ses yeux —
n'ont-ils pas égaré son cœur dans quelque amour illégi-
time?— Péché fort commun chez les jeunes gens, — qui
donnent à leurs yeux toute liberté de regarder. — Le-
quel de ces malheurs a-t-il subi ?
ADRIÂNA.
— Aucun, si ce n'est peut-être le dernier : — quelque
amourette qui souvent l'éloignait de chez lui.
l'abbesse.
— Vous auriez dû lui faire des remontrances à ce sujet.
ADRIANA.
— Eh ! je lui en ai fait.
l'abbesse.
Oui, mais pas assez vives.
ADRIANA.
— Aussi vives que ma modération le permettait.
l'abbesse.
— En particulier sans doute.
ADRIANA.
Et devant le monde aussi.
l'abbesse.
Oui, mais pas assez souvent.
256 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ADRIANA.
— C'était le thème de tous nos entretiens ; —au lit, j'insis-
tais tant qu'il ne dormait pas ; — à table, j'insistais tant qu'il
ne mangeait pas. — Dans le tête-à-tête, c'était le sujet de tou-
tes mes paroles; — en compagnie, j'y faisais souvent allusion;
— toujours je lui disais que c'était vilain, que c'était mal.
l'abresse.
— Et de là vient que l'homme est devenu fou. — Les
venimeuses clameurs d'une femme jalouse — sont un poi-
son plus mortel que la morsure d'un chien enragé. — Il
est clair que tes injures ont empêché son sommeil ; —et de
là vient que sa tête est en délire. — Tu dis que ses repas
étaient assaisonnés de tes reproches ; - des repas trou-
blés font de mauvaises digestions , — d'où naît le feu
ardent de la fièvre ; — et qu'est-ce que la fièvre, sinon un
accès de démence ? — Tu dis que ses plaisirs étaient trou-
blés par tes clabauderies : — la douce distraction interdite,
que survient- il ? - une morose et sombre mélancolie, —
parente du sinistre et inconsolable désespoir, — et, à ses
talons, un immense cortège pestilentiel — de blêmes dé-
sordres ennemis de la vie. — Être troublé dans ses repas,
dans ses plaisirs, dans le repos réparateur de sa vie! —il y a
là de quoi rendre fou un homme ou une bête. —En consé-
quence donc, ce sont tes accès de jalousie — qui ont en-
levé à ton mari l'usage de la raison.
LUCIANA.
— Elle ne le grondait jamais que doucement, — quand
lui, il se montrait brusque, violent, emporté.
A sa sœur.
^ — Pourquoi supportez-vous ces reproches., sans y ré-
pondre? '
ADRIANA.
— Elle m'a livrée à mes propres remords . — Bonnes
gens, entrez et saisissez-vous de lui.
SCÈNE XL 257
l'abbesse.
— Non, personne n'entre dans ma maison.
ADRIANA.
— Eh bien, faites amener mon mari par vos domesti-
ques.
l'abbesse.
— Je n'en ferai rien ; il a pris cette demeure pour asile,
— et elle le sauvegardera contre vos atteintes,— jusqu'à ce
que je lui aie rendu la raison, — ou que du moins j'aie
perdu ma peine à le tenter.
ADRIANA.
— Je veux veiller sur mon mari, être son infirmière, —
soigner sa maladie, car c'est mon office, — et je ne veux
pas d'autre agent que moi-même ; — ainsi laissez-moi le
ramener à la maison.
l'abbesse.
— Prenez patience ; je ne le laisserai pas sortir, — que
je n'aie employé les moyens éprouvés dont je dispose, —
sirops et drogues salutaires, saintes prières, — pour refaire
de lui un homme sensé : — c'est une conséquence, une
partie de mon vœu, — un charitable devoir de mon ordre.
— Ainsi partez, et laissez-le ici avec moi.
ADRIANA.
— Je ne m'en irai pas d'ici, je ne laisserai pas mon mari
ici; — il sied mal à votre caractère sacré — de séparer
ainsi la mari et la femme.
l'abbesse.
— Tais-toi, pars, tu ne l'auras pas.
L'abbesse rentre dans le priearé.
LUCIANA.
— Plaignez-vous au duc de cette indignité.
ADRIANA.
— Viens, partons, je veux me jeter à ses pieds, — et ne
me pas relever, que mes larmes et mes prières — n'aient
258 LA COMÉDIE DES ERREURS.
décidé Sa Grâce à venir ici en personne — pour enlever de
vive force mon mari à l'abbesse.
LE MARCHAND.
— Déjà, je crois, le cadran marque cinq heures; — et
bientôt sans doute le duc en personne — passera par ici
pour se rendre à la triste vallée, — champ de mort, lieu si-
nistre des exécutions, — qui est derrière les fossés de cette
abbaye.
ANGELO.
— Pour quel motif?
LE MARCHAND.
— Pour voir décapiter en public un vénérable marchand
syracusain — qui a eu le malheur d'aborder dans cette baie
— contrairement aux lois et aux statuts de cette ville.
ANGELO.
— Regardez, les voici qui viennent; nous assisterons à
sa mort.
LliCIÂNA.
— Jetez-vous aux pieds du duc, avant qu'il ait passé
l'abbaye.
Entrent le Dug, avec sa suite, ÉgéON, la tête nue, LE BoURREAU
et d'autres officiers publics.
LE DUC.
— Qu'il soit de nouveau proclamé publiquement — que,
si quelque ami veut payer la somme pour lui, — cet
homme ne mourra pas, tant nous lui portons d'intérêt.
ADRIANA.
— Justice, très-sacré duc, justice contre l'abbesse !
LE DUC.
— C'est une vertueuse et vénérable dame : — il est im-
possible qu'elle t'ait fait tort.
ADRIANA.
— Que Votre Grâce daigne m'entendre. Antipholus, mon
SCÈNE XL 259
mari, — que j'ai fait seigneur de ma personne et de ma
fortune, — à votre pressante recommandation, a, dans ce jour
néfaste,— été pris du plus violent accès de folie; —accom-
pagné de son esclave, tout aussi fou que lui, — il s'est
élancé comme un forcené dans la rue, — molestant les ci-
toyens,—se ruant dans leurs maisons, enlevant — bagues,
joyaux, tout ce qui plaisait à sa frénésie. — Un moment j'ai
pu le faire attacher et conduire à la maison, — pendant que
j'allais, moi, réparer le mal — que çà et là avait fait sa fu-
rie. — Tout à coup, je ne sais par quelle violente effraction,
- il a échappé à ceux qui le gardaient, — ainsi que son
valet frénétique comme lui ; — et tous deux, dans le délire
de la colère, l'épée nue, - nous ont rencontrés, et, fondant
furieusement sur nous, — nous ont donné la chasse; ayant
réclamé du renfort, — nous sommes revenus pour les atta-
cher ; alors ils se sont réfugiés — dans cette abbaye ; nous
les avons poursuivis ; — mais là l'abbesse nous a fermé la
porte, — ne voulant ni nous laisser prendre mon mari, — ni
nous le livrer pour que nous l'emmenions. — Ainsi, très-
gracieux duc, veuille ordonner — qu'il soit tiré de là et
emmené pour être soigné.
LE DUC.
— Ton mari m'a jadis rendu des services à la guerre ; —
et, quand tu l'as fait maître de ton lit, — je t'ai donné ma
parole.de prince ~ de lui faire tout le bien que je pour-
rais... — Que quelqu'un de vous frappe à la porte de l'ab-
baye, — et dise à la dame abbesse de venir me parler; —
je veux décider cette affaire, avant de partir.
Entre un DOMESTIQUE.
LE DOMESTIQUE, à Adriana.
— Oh ! madame, madame, esquivez-vous, sauvez-vous !
— Mon maître et son valet sont tous deux lâchés ; — ils ont
battu les servantes l'une après l'autre, et attaché le docteur,
260 LA COMÉDIE DES ERREURS.
— dont ils ont brûlé la barbe avec des tisons embrasés, —
et, chaque fois qu'elle flambait, ils jetaient sur lui — de
grands seaux d'eau fangeuse pour l'éteindre. - Mon
maître lui prêche la patience, pendant que — son valet le
tond à la manière des idiots avec des ciseaux. — Et sûre-
ment, si vous n'envoyez pas immédiatement du secours,—
à eux deux ils vont tuer l'enchanteur.
ADRIANA.
— Paix, imbécile, ton maître et son valet sont ici ; — et
ce que tu nous racontes là est faux.
LE DOMESTIQUE.
— Madame, sur ma vie, je vous dis la vérité ; — depuis
que je l'ai vu, j'ai à peine eu le temps de respirer. — Il
crie après vous, et il jure, s'il vous attrape, — de vous gril-
ler le visage et de vous défigurer.
On entend des cris.
— Écoutez , écoutez , je l'entends, madame ; fuyez, par-
tez vite.
LE DUC.
— Allons, reste près de moi, ne crains rien... Protégez-
la de vos hallebardes.
ADRIANA.
— Miséricorde, c'est mon mari ! Soyez témoins — qu'il
circule partout invisible. - Tout à l'heure, il est entré ici,
devant nous, à l'abbaye, — et maintenant il est là : cela
passe la raison humaine.
Entrent Antipholus d'Éphése et Dromion d'ÉphèSE.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE.
— Justice, très-gracieux duc ! Oh! accorde-moi justice !
— au nom des services que je t'ai rendus jadis, — quand
je t'ai couvert de mon corps à la guerre et que j'ai reçu —
de profondes blessures pour sauver ta vie, au nom du sang
SCÈNE XI. 261
— que j'ai alors perdu pour toi, fais-moi maintenant
justice.
ÉGÉON.
— A moins que la crainte de la mort ne me fasse délirer,
— c'est mon fils Antipholus et Dromion que je vois.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Justice, bien-aimé prince, justice contre cette femme
— que vous m'avez donnée pour épouse, - et qui m'a ou-
tragé, déshonoré — par le plus fort et le plus violent af-
front! — Oui, elle dépasse l'imagination, l'injure — qu'au-
jourd'hui même cette impudente a déversée sur moi.
LE DUC.
— Dis-moi comment, et tu obtiendras de moi justice.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Ce jour même, noble duc, elle m'a fermé la porte de
ma maison, —tandis qu'elle y banquetait avec des ruffians !
LE DUC.
— C'est une faute grave. Dis, femme, as-tu fait cela ?
ADRIANA.
— Non, mon bon seigneur. Moi-même, lui, et ma
sœur, — nous avons dîné aujourd'hui ensemble. Par le sa-
lut de mon âme, — ce qu'il m'impute est faux.
LUCIANA.
— Puissé-je ne jamais voir le jour, ni dormir la nuit, —
si elle ne dit pas à Votre Altesse la pure vérité !
ANGELO.
— 0 femme parjure! Toutes deux mentent. — Sur ce
point, le foules accuse justement.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Mon suzerain, je pèse toutes mes paroles. — Je ne
suis pas troublé par l'effet du vin ; — je ne suis pas un for-
cené, provoqué par un délire de fureur, — bien que de tels
outrages eussent pu rendre fou un plus sage. — Cette
femme m'a fermé ma porte aujourd'hui quand je rentrais
XIV. 17
262 LA COMÉDIE DES ERREURS.
dÎBer; - l'orfèvre que voilà, s'il n'était ligué avec elle, -
—pourrait l'attester, car il était alors avec moi. — Il m'avait
quitté pour aller chercher une chaîne, — promettant de me
l'apporter au Porc-Épic, oh Balthazar et moi étions allés
dîner ensemble. — Notre dîner fini, voyant qu'il ne venait
pas, —je suis allé le chercher ; je l'ai rencontré dans la rue
— en compagnie de ce monsieur. - Là cet orfèvre parjure a
fait le serment — que dans la journée j'avais reçu de lui la
chaîne, — et Dieu sait que je ne l'ai pas encore vue. Sous ce
prétexte, — il m'a fait arrêter par un exempt.— J'ai obéi,
et j'ai envoyé mon valet chez moi — me chercher un sac de
ducats ; il est revenu sans l'argent. - Alors j'ai prié poli-
ment l'exempt — de venir avec moi jusqu'à la maison. —
En chemin nous avons rencontré — ma femme, sa sœur et
sa cHque — d'infâmes complices ; avec eux, — ils amenaient
un certain Pinch, un maroufle étique, à face de meurt-de-
faim, — un vrai squelette, un charlatan, — un jongleur,
un diseur de bonne aventure râpé, — un misérable be-
soigneux à l'œil creux, à l'air madré, — un cadavre vivant !
Ce pernicieux coquin, — morbleu, a joué le magicien ; — et,
me regardant dans le blanc des yeux, me tâtant le pouls,
— et me dévisageant avec son ombre de visage, — il s'est
écrié que j'étais possédé. Alors tous à la fois — sont tombés
sur moi, m'ont garrotté, traîné, ~ et enfermé à la maison
dans un caveau noir et humide — avec mon valet,
attaché comme moi. - A la fin, ayant rongé et coupé mes
liens avec mes dents, - j'ai reconquis ma liberté, et im-
médiatement — je suis accouru ici vers Votre Grâce que je
conjure — de m' accorder une ample satisfaction — pour
d'aussi graves affronts et d'aussi indignes violences.
ANGELO.
— Milord, en vérité, ce que je puis certifier comme lui,
— c'est qu'il n'a pas dîné chez lui et qu'il a été enfermé
dehors.
SCENE XI. 263
LE DUC.
—Mais a-t-il eu de toi la chaîne en question, oui ou non?
ÂNGELO.
— Il l'a eue, monseigneur; et quand tout à l'heure il a
couru dans cette maison, — tout le monde ici a vu la chaîne
à son cou.
LE MARCHMD, à Antipholas.
— En outre, je suis prêt à en faire le serment, je vous
ai entendu ~ de mes oreilles confesser que vous aviez reçu
de lui la chaîne, — après avoir juré que non sur la place
du marché ; — sur quoi, j'ai tiré l'épée contre vous, — et
puis vous vous êtes réfugié dans cette abbaye-ci , — dont
vous n'avez pu sortir, je crois, que par miracle.
MTIPHOLUS d'ÉPHÈSE,
— Je ne suis jamais entré dans l'enceinte de cette abbaye ^
— et jamais tu n'as tiré l'épée contre moi ; — je n'ai
jamais vu la chaîne, j'en atteste le ciel ; ~ et tout ce que
vous m'imputez est faux.
LE DUC.
~ Que d'inextricables dépositions ! - Je crois que vous
avez tous bu à la coupe de Circé. — Si vous l'aviez vu
entrer là, il serait encore là;~ s'il était fou, il ne plaiderait
pas avec tant de sang-froid.
A Âdriana.
— Vous dites qu'il a dîné chez lui; cet orfèvre — le nie.
A DromioQ.
Maraud, que dites- VOUS?
DROMION d'ÉPHÈSE, montrant la courtisane.
— Monsieur, il a dîné avec celle-là au Porc-Épic.
LA COURTISANE.
— En effet ; et il m'a enlevé du doigt cet anneau.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— C'est vrai, mon suzerain ; cet anneau-là, je l'ai eu
d'elle.
264 LA COMÉDIE DES ERREURS.
LE DUC.
— L'as-tu vu entrer à l'abbaye, là ?
LA COURTISANE.
— Aussi sûr, mon suzerain, que je vois Votre Grâce.
LE DUC.
— Ah ! ceci est étrange... Qu'on aille chercher 1 abbesse,
— je crois que vous avez tous la berlue, ou que vous êtes
tous complètement fous.
Sort an valet.
ÉGÉON.
— Très-puissant duc, permettez-moi de dire un mot. —
Je vois un ami qui peut-être me sauvera la vie, — en
payant la somme nécessaire à ma délivrance.
LE DUC.
— Parle, explique-toi librement, Syracusain.
ÉGÉON.
— Monsieur, ne vous appelez-vous pas Antipholus? —
Et n'est-ce pas là Dromion, l'homme attaché à votre service?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Il n'y a pas une heure, j'étais un homme attaché, à son
service, monsieur; — mais, je lui en rends grâces, il a coupé
en deux mes liens avec ses dents ; — et maintenant je suis
Dromion, encore à son service, mais détaché.
ÉGÉON.
— Je suis sûr que tous deux vous vous souvenez de moi.
DROfflON d'ÉPHÈSE.
— C'est de nous-mêmes, monsieur, que vous nous faites
souvenir ; — car naguère nous étions garrottés, comme
vous l'êtes maintenant. — Seriez- vous par hasard, mon-
sieur, un des patients de Pinch ?
ÉGÉON, à Antipholus,
— Pourquoi me regardez-vous comme un étranger?
Vous me reconnaissez bien ?
SCÈNE XI. 265
ANTIPHOLUS DÉPHÈSE.
— Je ne vous ai jamais vu de ma vie, jusqu'à présent.
ÉGÉON.
— Oh ! il faut que le chagrin m'ait bien changé, depuis
que je ne vous ai vu ; — il faut que les heures de souf-
france aient, avec la main destructive du temps, — tracé
sur mon visage des traits bien étranges? — Mais pourtant,
dis-moi, est-ce que tu ne reconnais pas ma voix?
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Pas davantage.
ÉGÉON.
Ni toi non plus, Dromion ?
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Non, monsieur, ma foi, ni moi non plus.
ÉGÉON.
Je suis sûr que tu la reconnais. —
DROIION d'ÉPHÈSE.
Oui-dà, monsieur? Mais moi, je suis sûr que non ; et
quand un homme nie une chose, vous êtes, vous, particu-
lièrement tenu de le croire.
ÉGÉON.
— Ne pas reconnaître ma voix ! 0 temps rigoureux! —
as-tu donc fêlé et cassé ma pauvre voix, — en sept courtes
années, au point que mon fils unique — n'en reconnaît
pas le faible son, faussé par les souffrances? — Bien que
l'hiver, qui épuise toute sève, ait couvert — ma face flétrie
d'une bruine de neige, — et que tous les canaux de mon
sang soient glacés, — pourtant le crépuscule de ma vie a
encore un peu de mémoire, — ma lampe mourante a en-
core une vague lueur, — mes oreilles assourdies peuvent
encore entendre un peu ; — et tous ces vieux témoins, je ne
me trompe pas, — me disent que tu es mon fils Antipholus.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Je n'ai jamais vu mon père de ma vie.
266 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ÉGÉON.
— Mais, il n'y a pas sept ans, enfant, qu'à Syracuse —
nous nous sommes quittés, tu sais bien; mais peut-être,
mon fils, ~ as-tu honte de me reconnaître dans mon malheur.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Le duc et tous ceux qui me connaissent dans la cité —
peuvent attester, comme moi, qu'il n'en est rien; —je n'ai
jamais vu Syracuse de ma vie.
LE DUC.
— Je te l'affirme, Syracusain, depuis vingt ans — que
je suis le patron d'Antipholus , — il n'a jamais vu Syra-
cuse. — Je vois que l'âge et la détresse te font divaguer
Entre l'Abbesse, suivie d'ÂNTiPHOLUs de Syracuse et de Dromion
DE Syracuse.
l'abbesse.
— Très-puissant duc, vous voyez un homme bien indi-
gnement maltraité.
Tous se tournent vers Antipholus de Syracuse.
ADRIÂNA.
— Je vois deux maris, ou mes yeux me trompent bien.
LE DUC.
— L'un de ces deux hommes est le génie de l'autre ; —
et il en est de même de ces deux-ci. Lequel est l'homme
naturel? — lequel est l'esprit? Qui les distingue?
DROMION DE SYRACUSE.
— C'est moi, monsieur, qui suis Dromion; renvoyez cet
homme.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— C'est moi, monsieur, qui suis Dromion : permettez,
je vous prie, que je reste.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
-- Égéon , est-ce toi ? ou est-ce là son ombre ?
SCENE XL 267
DROIION DE SYRACUSE.
— Ah! mon vieux maître ! qui donc l'a lié ainsi?
l'abbesse.
— Oui que ce soit qui l'ait lié, je vais défaire ses liens,
— et gagner un mari à sa délivrance. — Parle, vieil Egéon,
si tu es l'homme — qui eut jadis une épouse nommée
Émilia, — laquelle te donna deux beaux enfants d'une
même grossesse, — oh ! si tu es ce même Égéon, parle, —
et parle à cette même Émilia.
ÉGÉON.
-- Si je ne rêve pas, tu es Émilia; — si tu es bien elle,
dis-moi oi^i est ce fils — qui flottait avec toi sur le fatal
radeau.
l'abbesse.
— Lui et moi, ainsi que le jumeau Dromion, — nous
fûmes recueillis par des gens d'Épidamnum ; — mais bien-
tôt de rudes pêcheurs de Corinthe - leur enlevèrent de vive
force Dromion et mon fils, - et me laissèrent avec ceux
d'Épidamnum. — Que devinrent-ils depuis? je ne puis le
dire. - Quant à moi, vous voyez quel a été mon sort.
LE DUC.
— Voilà l'histoire de ce matin qui commence à se coni
firraer... — Ces deux Antipholus si pareils, — et ces deux
Dromion qui ne font qu'un par la ressemblance... — Puis
ce naufrage en mer dont elle parle... —Voilà bien les
parents de ces enfants — que le hasard a réunis. — Anti-
pholus, c'est de Corinthe que tu es venu?
antipholus de SYRACUSE.
— Non, monsieur, non pas; moi, je suis venu de
Syracuse.
LE DUC.
— Attendez, que je vous sépare; je ne distingue pas l'un
de l'autre.
268 LA COMÉDIE DES ERREURS.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— C'est moi qui suis venu de Corinthe, mon très-gra-
cieux seigneur.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— Avec moi.
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Amené dans cette ville par ce fameux guerrier, — le
duc Ménaphon, votre oncle très-illustre.
adriana.
— Lequel de vous deux a dîné avec moi aujourd'hui?
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— C'est moi, gentille dame.
ADRIANA.
Et n'êtes-vous pas mon mari?
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Non ! A ça je dis nenni.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Et je dis de même, quoiqu'elle m'ait appelé son mari,
— et que cette belle damoiselle, sa sœur ici présente, —
m'ait appelé son frère.
A Luciana.
Ce que je vous ai dit alors, — j'espère qu'il me sera per-
mis de le confirmer, — si ce que je vois et entends n'est pas
un rêve.
ANGELO, à Antipholus de Syracuse.
— Voici la chaîne, monsieur, que vous avez eue de
moi.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— Je crois que oui, monsieur; je ne le nie pas.
ANTIPHOLUS D'ÉPHÈSE, à Angelo.
— Et vous, monsieur, c'est pour cette chaîne que vous
m'avez fait arrêter.
ANGELO.
— Je crois que oui, monsieur; je ne le nie pas.
SCÈNE XI. 269
ADRIANÂ, à Antipholus d'Éphèse.
— Je VOUS ai envoyé l'argent pour votre caution, mon-
sieur, — par Dromion ; mais je crois qu'il ne vous Ta pas
remis.
DROMION d'Éphèse.
— Par moi? Non pas.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE, à Adriana.
— J'ai reçu de vous, moi, cette bourse de ducats, — et
c'est Dromion, mon valet, qui me l'a remise. — Je vois que
nous avons rencontré chacun le valet de l'autre.
Montrant son frère.
— Et j'ai été pris pour lui, et lui pour moi. - Et de là
sont venues toutes ces Erreurs.
ANTIPHOLUS d'Éphèse.
— Je donne ces ducats pour la rançon de mon père.
LE DUC.
— Il n'en est pas besoin : ton père a la vie sauve.
LA COURTISANE, à Anlipholus d'Éphèse.
— Monsieur, il faut que vous me rendiez ce diamant.
ANTIPHOLUS d'Éphèse.
— Le voilà, prenez-le; et grand merci pour la bonne
chère.
l'abbesse.
— Duc renommé, veuillez prendre la peine — de venir
avec nous à l'abbaye — pour y entendre le récit détaillé de
toutes nos aventures. — Et vous tous qui êtes rassemblés en
ce lieu — et que les erreurs multipliées d'un jour — ont
lésés, veuillez nous accompagner, - et nous vous donne-
rons une ample satisfaction. — Pendant vingt-cinq ans j'ai
été en travail — de vous, mes fils ; et ce n'est qu'à cette
heure — qu'enfin je suis délivrée de mon lourd fardeau. —
Vous, duc, mon mari, mes deux enfants, — et vous, calen-
driers exacts de leur naissance, ~ venez à cette fête de eau-
270 LA. COMÉDIE DES ERREURS.
série, venez avec moi; — après une si longue douleur,
quelle délivrance !
LE DUC.
— De tout mon cœur, je serai de cette fête de causerie.
Sortent le duc et sa suite, l'abbesse, Égéon, la courtisane, le marchand
et Angelo.
DROMION DE SYRACUSE.
— Maître, irai-je chercher vos affaires à bord?
ANTIPHOLUS d'ÉPHÈSE.
— Quelles affaires à moi as-tu donc embarquées, Dro-
mion?
DROMION DE SYRACUSE.
— Vos effets, monsieur, qui étaient à l'hôtellerie du
Centaure.
ANTIPHOLUS DE SYRACUSE.
— C'est à moi qu'il parle. Je suis ton maître, Dromion;
— allons, viens avec nous; nous nous occuperons de ça
tout à l'heure; — embrasse ton frère que voilà, et réjouis-
toi avec lui.
Sortent Antipholus d'Éphèse, Antipholus de Syracuse, Adriana et
Luciana.
DROMION DE SYRACUSE.
— Il y a chez votre maître une grosse amie — qui aujour-
d'hui à dîner m'a accommodé pour vous ; — désormais elle
sera ma sœur, non ma femme.
DROffiON d'ÉPHÈSE.
— Il me semble que vous êtes, non pas mon frère, mais
mon miroir. — Je vois par vous que je suis un charmant
garçon ; — voulez- vous entrer, que nous assistions à leur
causerie ?
DROMION DE SYRACUSE.
— Après vous, monsieur! Vous êtes mon aîné.
DROMION d'ÉPHÈSE.
— C'est une question : comment la résoudrons-nous?
SCÈNE XI. 271
DROMION DE SYRACUSE.
— Nous tirerons à la courte-paille à qui sera le doyen
jusque-là, marche le premier,
DROMION d'ÉPHÈSE.
Non, voici : — nous sommes venus au monde jumeaux;
— eh bien, maintenant, allons-nous-en, bras dessus bras
dessous, et non l'un devant l'autre !
Ils sortent.
FIN DE LA COMEDIE DES ERREURS.
LE SOIR DES ROIS
ou
GE QUE VOUS VOUDREZ
PERSONNAGES:
ORSINO, comte-duc d'IUyrie.
SIR TOBIE BELCH, oncle d'Olivia.
SIR ANDRÉ AGUECHECK.
MALVOLIO, intendant d'Olivia.
FESTE, bouffon d'Olivia.
FABIEN, au service d'Olivia.
SÉBASTIEN, frère jumeau d'Olivia.
ANTONIO, capitaine de navire, ami de Sébastien.
VALENTIN, j ^^ ggj.^j^g ^^ comte-duc.
GURIO, )
UN CAPITAINE DE NAVIRE, ami de Viola.
LA COMTESSE OLIVIA.
VIOLA, sœur jumelle de Sébastien, amoureuse du comte-duc*
MARIA, suivante de la comtesse.
SEIGNEURS, PRÊTRES, MATELOTS, OFFICIERS, MUSICIENS^
GENS DE SERVICE.
La scène est en lUyrie.
SCENE 1.
[Dans le palais ducal.]
Entrent LE Duc, CuRio, des seigneurs ; un orchestre joue.
LE DUC.
— Si la musique est l'aliment de l'amour, jouez toujours,
— donnez-m'en à l'excès, que ma passion — saturée en soit
malade et expire. —Cette mesure encore une fois! elle
avait une cadence mourante : — oh ! elle a effleuré mon
oreille comme le suave zéphir — qui souffle sur un banc de
violettes,- dérobant et apportant un parfum... Assez! pas
davantage! —Ce n'est plus aussi suave que tout à l'heure. —
0 esprit d'amour ! que tu es sensible et mobile ! — Quoique
ta capacité — soit énorme comme la mer, elle n'admet rien
~ de si exquis et de si rare — qui ne soit dégradé et dépré-
cié—au bout d'une minute, tant est pleine de caprices la
passion, ~ cette fantaisie suprême !
CURIO.
-- Voulez-vous venir chasser, monseigneur?
LE DUC.
Quoi, Curio?
CURIO.
Le cerf.
LE DUC.
— Eh! c'est le plus noble élan qui m'entraîne en ce
moment. — Oh! quand mes yeux virent Olivia pour la pre-
mière fois, - il me semblait qu'elle purifiait l'air empesté ;
276 LE SOIU DES HOIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
— dès cet instant je devins une proie, — et mes désirs,
limiers féroces et cruels, — n'ont pas cessé de me pour-
suivre.
Entre Valentin.
Eh bien? Quelles nouvelles d'elle?
VALENTIN.
— N'en déplaise à mon seigneur, je n'ai pu être admis,
— mais je rapporte la réponse que m'a transmise sa ser-
vante : — le ciel, avant sept étés révolus, — ne verra pas
son visage à découvert, — mais, comme une religieuse cloî-
trée, elle ne marchera que voilée, — et chaque jour elle
arrosera sa chambre — de larmes amères, cédant en tout
cela à son affection — pour un frère mort, affection qu'elle
veut garder vivace — et durable dans sa mémoire attristée.
LE DUC.
— Oh ! celle qui a un cœur de cette délicatesse, — celle
qui paie à un frère une telle dette d'amour, —combien elle
aimera quand le splendide trait d'or — aura tué le troupeau
de toutes les affections secondaires — qui vivent en elle,
quand son sein, son cerveau, son cœur, — trônes souve-
rains, — seront occupés et remplis — par un roi unique,
son tendre complément ! — Allons errer vers les doux lits
de fleurs : — les rêves d'amour sont splendidement ber-
cés sous un dais de ramures.
Us sortent.
SCÈNE IL
[Au bord de la mer.]
Entrent Viola, un capitaine de navire et des marins.
VIOU.
— Amis, quel est ce pays?
LE CAPITAINE.
— L'Illyrie, madame.
SGEM 11. 277
VIOLA.
— Etqu'ai-je à faire en Illyrie? - Mon frère est dans
l'Elysée... —Peut-être n'est-il pas noyé : qu'en pensez-vous,
matelots?
LE CAPITAINE.
— C'est par une heureuse chance que vous avez été
sauvée vous-même.
VIOLA.
— 0 mon pauvre frère ! mais il se pourrait qu'il eût été
sauvé, lui aussi, par une heureuse chance.
LE CAPITAINE.
— C'est vrai, madame; et, pour augmenter ce rassurant
espoir, — je puis vous affirmer que, quand notre vaisseau
s'est ouvert, — au moment où. vous-même, avec le petit
nombre des sauvés, —vous vous cramponniez à notre cha-
loupe, j'ai vu votre frère, —plein de prévoyance dans le
péril, s'attacher — (expédient que lui suggéraient le courage
et l'espoir) — à un grand mât qui surnageait sur la mer; —
alors, comme Arion sur le dos du dauphin, —je l'ai vu
tenir tête aux vagues, — tant que j'ai pu l'apercevoir.
VIOLA.
Pour ces paroles, voilà de l'or. — Mon propre bonheur
laisse entrevoir à mon espoir, — qui s'autorise d'ailleurs
de ton langage, - un bonheur égal pour lui. Connais-tu ce
pays?
LE CAPITAINE.
— Oui, madame, très-bien ; car le lieu où je suis né et
où j'ai été élevé — n'est pas à trois heures de marche de
distance.
VIOLA.
— Qui gouverne ici?
LE CAPITAINE.
Un duc, aussi noble de cœur - que de nom.
XIV. 18
278 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
VIOLA.
Quel est son nom ?
LE CAPITAINE.
Orsino.
viou.
— Orsino ! je l'ai entendu nommer par mon père. — Il
était célibataire alors.
LE CAPITAINE.
Et il l'est encore, — ou l'était tout dernièrement; car il
n'y a pas un mois — que j'ai quitté le pays; et c'était alors
— un bruit tout frais (vous savez, les petits veulent tou-
jours jaser— des faits et gestes des grands) qu'il recher-
chait — l'amour de la belle Olivia.
VIOLA.
Qui est-elle?
LE CAPITAINE.
— Une vertueuse vierge, la fille d'un comte, — mort il y
a quelques années, la laissant — sous la protection d'un fils,
son frère, — qui est mort aussi tout récemment ; et c'est
par amour pour ce frère — qu'elle a abjuré, dit-on, la
société — et la vue des hommes.
VIOLA.
Oh ! je voudrais entrer au service de cette dame, — et
que mon rang restât inconnu du monde — jusqu'au mo-
ment oij j'aurais mûri mon dessein !
LE CAPITAINE.
Cela serait malaisé à obtenir; —car elle ne veut écouter
aucune proposition, — non, pas même celle du duc.
VIOLA.
— Tu as une bonne figure, capitaine ;— et, bien que sou-
vent la nature revête le vice — de beaux dehors, je crois
que toi, — tu as une âme d'accord — avec ta bonne physio-
nomie. — Je te prie, et je t'en récompenserai généreuse-
ment, — de cacher qui je suis, et de m'aider — à prendre le
SCÈNE 111. 279
déguisement qui siéra le mieux - à la forme de mon
projet. Je veux entrer au service de ce duc ; — tu me pré-
senteras à lui en qualité d'eunuque ; — et tes démarches
seront justifiées; car je sais chanter, —et je pourrai m'a~
dresser à lui sur des airs si variés — qu'il me croira tout à
fait digne de son service. - Pour ce qui doit suivre, je m'en
remets au temps; — seulement règle ton silence sur ma
prudence.
LE CAPITAINE.
— Soyez son eunuque, et je serai votre muet : — quand
ma langue babillera, que mes yeux cessent de voir!
VIOLA.
~ Je te remercie : conduis-moi.
Ils sortent.
SCÈNE III.
[Chez Olivia.]
Entrent sm ïobie Belch et Maria.
SIR TOBIE.
Que diantre a donc ma nièce à prendre ainsi la mort de
son frère? Je suis sûr, moi, que le chagrin est l'ennemi de
la vie.
MARIA.
Sur ma parole, sir Tobie, vous devriez venir de meilleure
heure le soir; votre nièce, madame, critique grandement
vos heures indues.
SIR TOBIE.
Eh bien, mieux vaut pour elle critiquer qu'être cri-
tiquée.
MARIA.
Oui, mais vous devriez vous tenir dans les limites mo-
destes de la régularité.
280 LE SOIK DES UOIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
Slfi TOBIE.
Me tenir ! Je ne puis avoir meilleure tenue : ces habits
sont assez bons pour boire, et ces bottes aussi; si elles
ne le sont pas, qu'elles se pendent à leurs propres cour-
roies.
MARIA.
Ces rasades et ces boissons-là vous perdront. J'entendais
madame en parler hier encore, ainsi que de l'imbécile
chevalier que vous avez amené ici un soir pour être son
galant.
SIR TOBIE.
Qui? ù.ir André Aguecheek?
MARIA.
Lui-même.
SIR TOBIE.
C'est un homme aussi fort que qui que ce soit enlllyrie.
MARIA.
Qu'importe !
SIR TOBIE.
Eh! il a trois mille ducats par an.
MARIA.
Oui, mais il n'aura tous ces ducats-là qu'un an; c'est un
vrai fou, un prodigue.
SIR TOBIE.
Fi ! comment pouvez-vous dire ça? Il joue de la basse de
viole, il parle trois ou quatre langues, mot à mot, sans
livre, et il a tous les dons de la nature.
MARIA.
En effet, dans leur simplicité la plus naturelle. Car, outre
que c'est un sot, c'est un grand querelleur ; et, s'il n'avait le
don de la couardise pour tempérer sa violence querelleuse,
on croit parmi les sages qu'il aurait bien vite le don d'une
bière.
SCÈNE m. 281
SIR TOBIE.
Par cette main, ce sont des chenapans et des détracteurs,
ceux qui parlent ainsi de lui. Qui sont-ils?
MARIA.
Ceux qui ajoutent, par-dessus le marché, qu'il se soûle
tous les soirs dans votre compagnie.
SIR TOBIE.
A force de boire à la santé de ma nièce; j'entends boire à. sa
santé aussi longtemps qu'il y aura un passage dans mon go-
sier et de quoi boire en lUyrie. C'est un lâche et un capon que
celui qui refusera de boire à ma nièce jusqu'à ce que la cer-
velle lui tourne comme une toupie de paysan. Allons, fillette,
Castiliano volto : car voici venir sir André Ague-Face.
Entre siR André Aguecheek.
SIR ANDRÉ.
Sir Tobie Belch ! Comment va, sir Tobie Belch ?
SIR TOBIE.
Suave sir André î
SIR ANDRÉ, à Maria.
Dieu vous bénisse, jolie friponne !
MARIA.
Et vous aussi, monsieur!
SIR TOBIE.
Accoste, sir André, accoste.
SIR ANDRÉ.
Qu'est-ce que c'est?
SIR TOBIE.
La chambrière de ma nièce.
SIR ANDRÉ.
Bonne dame Accoste, je désire faire plus ample connais-
sance avec vous.
MARIA.
Mon nom est Marie, monsieur.
282 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR ANDRÉ.
Bonne dame Marie Accoste...
SIR TORIE.
Vous VOUS méprenez, chevalier. Je vous dis de l'accos-
ter, c'est-à-dire de l'afTronter, de l'aborder, de la courtiser,
de l'attaquer.
SIR ANDRÉ.
Sur ma parole , je ne pas voudrais l'entreprendre ainsi
en compagnie. Est-ce là le sens du mot accoster?
MARIA.
Adieu, messieurs.
SIR TOBIE.
Si tu la laisses partir ainsi, sir André, puisses-tu ne ja-
mais tirer l'épée î
SIR ANDRÉ.
Si vous partez ainsi, petite dame, puissé-je ne jamais
tirer l'épée! Ma belle, croyez- vous donc avoir des imbéciles
sous la main?
MARIA.
Monsieur, je ne vous tiens pas par la main.
SIR ANDRÉ.
Morbleu, vous le pouvez : voici ma main.
MARIA.
Au fait, monsieur, la pensée est libre : je vous en prie ,
mettez votre main dans la baratte au beurre, et laissez-la
s'humecter.
SIR ANDRÉ.
Pourquoi, cher cœur? Quelle est votre métaphore?
MARIA.
Votre main est si sèche, monsieur (23) !
SIR ANDRÉ.
Je le crois certes bien ; je ne suis pas assez âne pour ne
pas savoir tenir mes mains sèches. Mais quelle est cette
plaisanterie?
SCÈNE HT. 283
MARIA.
tJne plaisanterie sèche, monsieur.
SIR ANDRÉ.
En avez-vous beaucoup comme ça ?
MARIA.
Oui, monsieur; j'en ai qui me démangent au bout des
doigts; tiens! maintenant que j'ai lâché votre main, je n'en
ai plus.
Sort Maria.
SIR TORIE.
Ah! chevalier, tu as besoin d'une coupe de Canarie,
Quand t'ai-je vu ainsi terrassé?
SIR ANDRÉ.
Jamais de votre vie, je crois, à moins que vous ne
m'ayez vu terrassé par le Canarie. Il me semble que parfois
je n'ai pas plus d'esprit qu'un chrétien ou un homme ordi-
naire ; mais je suis grand mangeur de bœuf, et je crois que
ça fait tort à mon esprit.
SIR TOBIE.
Sans nul doute.
SIR ANDRÉ.
Si je le croyais, j'abjurerais le bœuf... Demain je monte
à cheval et je retourne chez moi, sir Tobie.
SIR TOBIE,
Why, mon cher chevalier ?
SIR ANDRÉ.
Que signifie why? partez, ou ne partez pas? Je voudrais
avoir employé à l'étude des langues le temps que j'ai con-
sacré à l'escrime, à la danse et aux combats d'ours. Oh!
que ne me suis-je adonné aux arts !
SIR TOBIE.
Tu aurais aujourd'hui un toupet parfait.
SIR ANDRÉ.
Quoi ! est-ce que mon toupet y aurait gagné?
284 LE SOTR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR TOBIE.
Sans doute ; car tu vois bien que tes cheveux ne frisent
pas naturellement.
SIR ANDRÉ.
Mais ils me vont assez bien, n'est-ce pas?
SIR TOBIE.
Parfaitement ; ils pendent comme du chanvre à une que-
nouille; j'espère même un jour voir une ménagère te
prendre entre ses jambes pour les filer.
SIR ANDRÉ.
Ma foi, je retourne demain chez moi, sir Tobie. Votre nièce
ne veut pas se laisser voir ; ou, si elle y consent, il y a quatre
à parier contre un que ce ne sera pas par moi. Le comte-
duc lui-même, qui habite près d'ici, lui fait la cour.
SIR TOBIE.
Elle ne veut pas du comte-duc ; elle n'épousera pas un
homme au-dessus d'elle par le rang, l'âge ou l'esprit. Je
l'ai entendue en faire le serment. Dame ! on peut s'y fier,
mon cher.
SIR ANDRÉ.
Je resterai un mois de plus. Je suis un gaillard de la
plus singulière disposition ; j'aime les mascarades et les bals
énormément parfois.
SIR TOBIE.
T'entends-tu à ces frivolités, chevalier?
SIR ANDRÉ.
Aussi bien qu'un homme en ïllyrie, quel qu'il soit,
pourvu qu'il ne soit pas du nombre de mes supérieurs;
pourtant je ne me compare pas à un vieillard !
SIR TOBIE.
De quelle force es-tu à la danse, chevalier ?
SIR ANDRÉ.
Ma foi, je sais découper la gigue.
SCÈNE TH. 285
SIR TOBIE.
Et moi découper le gigot.
SIR ANDRÉ.
Et je me flatte d'être à la culbute simplement aussi fort
que qui que ce soit en lUyrie.
SIR TOBIE.
Pourquoi tout ça reste-t-il caché ? Pourquoi tenir ces ta-
lents derrière le rideau ? Risquent-ils de prendre la pous-
sière comme le portrait de mistress Mail (24)? Pourquoi
ne vas-tu pas h l'église en une gaillarde, et ne reviens-tu
pas en une courante? Si j'étais de toi, mon pas ordinaire
serait une gigue ; je ne voudrais jamais lâcher de l'eau
qu'en cinq temps. Que prétends-tu? Vivons-nous dans un
monde où il faille cacher les mérites? Je croirais, à voir
l'excellente constitution de ta jambe, qu'elle a été formée
sous l'étoile d'une gaillarde.
SIR ANDRÉ.
Oui, elle est solide, et elle a assez bon air dans un bas
couleur flamme. Improviserons-nous quelque divertisse-
ment?
SIR TOBIE.
Que faire de mieux? sommes-nous pas nés sous le
signe du Taureau?
SIR ANDRÉ.
Le Taureau? il agit sur les côtes et sur le cœur.
SIR TOBIE.
Non, messire, sur les jambes et sur les cuisses. Que je te
voie faire un entrechat ! ah! plus haut ! ha ! ha !... excel-
lent !
Ils sortent.
286 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SCÈNE IV.
[Dans le palais dncal.]
Entrent Valentin et Viola, habillée en page.
VALENTIN.
Si le duc vous continue ses faveurs, Césario, vous êtes
appelé à un haut avancement ; il ne vous connaît que de-
puis trois jours, et déjà vous n'êtes plus un étranger pour
lui.
VIOLA.
Vous craignez donc son caprice ou ma négligence,
que vous mettez en question la continuation de sa bien-
veillance. Est-ce qu'il est inconstant, monsieur, dans ses
affections ?
VALENTIN.
Non, ^croyez-moi.
Entrent le Duc, Curio et des gens de la suite,
VIOLA, à Valentin.
— Merci... Voici venir le comte.
LE DUC.
Qui a vu Césario? holà !
VIOU.
Le voici, monseigneur, à vos ordres.
LE DUC, aux gens de sa suite.
— Éloignez-vous un moment.
A Viola.
Césario, — tu sais tout ; je t'ai ouvert — le livre à fermoir
de mes pensées secrètes. — Ainsi, bon jouvenceau, dirige
tes pas vers elle ; — ne te laisse pas renvoyer, reste à sa
porte, — et dis à ses gens que tes pieds seront enra-
SCÈNE IV. 287
cinés là — jusqu'à ce que tu aies obtenu audience.
VIOLA.
Sûrement, mon noble seigneur, — si elle s'est abandon-
née à sa douleur — autant qu'on le dit, elle ne m'admettra
jamais.
LE DUC.
— Fais du bruit, franchis toutes les bornes de la civi-
lité, — plutôt que de revenir sans résultat.
VIOLA.
— Supposons que je puisse lui parler, monseigneur,
que luidirai-je?
LE DUC.
• — Oh! alors révèle-lui ma passion ; — étonne-la du ré-
cit de mon profond attachement. — Tu représenteras mes
souffrances à merveille ; — elle les entendra mieux de la
bouche de ta jeunesse — que de celle d'un nonce de plus
grave aspect.
VIOLA.
— Je ne le crois pas, monseigneur,
LE DUC.
Crois-le, cher enfant ; — car ce serait mentir à ton heu-
reux âge — que de t'appeler un homme ; les lèvres de
Diane — ne sont pas plus douces ni plus vermeilles ; ta pe-
tite voix — est comme l'organe d'une jeune fille, flutée et
sonore, — et tu jouerais parfaitement un rôle de femme.
— Je sais que ton étoile t'a prédestiné — pour cette af-
faire... Que quatre ou cinq d'entre vous l'accompagnent; —
tous, si vous voulez ; car, pour moi, je ne suis jamais mieux
— que quand je suis seul. Réussis dans ce message; — et
tu vivras aussi indépendant que ton maître; — tu pourras
appeler tienne sa fortune.
VIOLA.
Je ferai de mon mieux— ma cour à votre dame...
■288 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
A part.
Lutte pénible ! — Faire ma cour ailleurs, et vouloir
être sa femme !
Ils sortent.
SCENE V.
[Chez Olivia.]
Entrent Maria et Feste.
MARIA.
Allons, dis-moi où tu as été, ou je n'ouvrirai pas mes
lèvres de la largeur d'un crin pour t'excuser. Madame va
te faire pendre pour t'être absenté.
FESTE.
Qu'elle me fasse pendre ! Celui qui est bien pendu en ce
monde n'a plus à craindre les couleurs.
MARIA.
Explique-toi.
FESTE .
Ne voyant plus les couleurs, il ne doit pas les craindre.
MARIA.
Lestement répondu ! Je puis te dire oii ton mot est à sa
place et oii il ne faut pas craindre les couleurs.
FESTE.
Où ça, bonne dame Marie?
MARIA.
A la guerre ; les couleurs ennemies ; vous pouvez hardi-
ment vous moquer de celles-là.
FESTE.
Bien! que Dieu accorde de l'esprit à ceux qui en ont;
et quant aux imbéciles, qu'ils usent de leurs talents,
. MARIA.
Vous n'en serez pas moins pendu pour vous être absenté
SCENE V. 289
si longtemps ; ou vous serez chassé ; et pour vous, ça n'é-
quivaut-il pas à être pendu ?
FESTE.
Une bonne pendaison empêche souvent un mauvais ma-
riage ; et, quanta être chassé, l'été y pourvoira.
MARIA.
Vous êtes donc bien résolu ?
FESTE.
Non; mais je suis résolu sur deux points.
MARIA.
Deux pointes d'épingles ! si l'une se rompt, l'autre tien-
dra ; ou, si toutes deux se rompent, à bas les culottes.
FESTE.
Bon, ma foi, très-bon!... Allons, va ton chemin; du jour
oh sir Tobie cessera de boire, tu seras le plus spirituel
morceau de la chair d'Eve qu'il y ait en lUyrie.
MARIA.
Paix, chenapan! En voilà assez. Voici madame qui vient;
faites prudemment vos excuses, je vous le conseille.
(Elle sort.)
Entrent Olivia et Malvolio.
FESTE.
Esprit, si c'est ton bon plaisir, mets-moi en folle verve.
Les beaux esprits, qui croient te posséder, ne sont souvent
que des sots; et moi, qui suis sûr de ne pas te posséder, je
puis passer pour spirituel. Car que dit Quinapalus? Mieux
vaut un fou d'esprit qu'un sot bel esprit... Dieu te bénisse,
ma dame !
OLIVIA.
Qu'on l'emmène ! Plus de fol ici !
FESTE.
Vous entendez, marauds? Emmenez madame : plus de
folle ici !
290 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
OLIVIA.
Allons, vous êtes un bien maigre fou; je ne veux plus de
vous ; en outre, vous devenez malhonnête.
FESTE.
Deux défauts, madone, que la bonne chère et les bons
conseils amenderont; car nourrissez bien le fou, et le fou
ne sera plus maigre; dites à l'homme malhonnête de s'a-
mender ; s'il s'amende, il n'est plus malhomiête; s'il ne
s'amende pas, que le ravaudeur le ramendel Tout ce qui
est amendé, n'est en réalité que rapiécé. La vertu, qui
dévoie, est rapiécée de vice; le vice, qui s'amende, est
rapiécé de vertu. Si ce simple syllogisme peut passer, tant
mieux; si non, quel remède? Comme il n'y a de vrai co-
cuage que le malheur, de même la beauté est une fleur...
Madame dit qu'elle ne veut plus de folle ici; conséquem-
ment, je le répète, qu'on emmène madame.
OLIVIA.
Monsieur, c'est vous que j'ai dit d'emmener.
FESTE.
Méprise au premier chef!... Madame, ciicullus non facit
monachum, ce qui revient à dire que je n'ai pas de marotte
dans ma cervelle. Bonne madone, permettez-moi de vous
prouver que vous êtes folle.
OLIVIA.
Pourriez-vous le prouver?
FESTE.
Lestement, bonne madone.
OLIVIA.
Faites votre preuve.
FESTE.
Je dois pour ça vous interroger comme au catéchisme,
madone. Ma bonne petite souris de vertu, répondez-moi.
SCÈNE V. 291
OLIVIA.
Soit, monsieur, à défaut d'autre passe-temps, j'affronterai
votre preuve.
FESTE.
Bonne madone, pourquoi es-tu désolée?
OLIVIA.
Bon fou, à cause de la mort de mon frère.
TESTE.
Son âme est en enfer, je pense, madone.
OLIVIA.
Jetais que son âme est au ciel, fou.
FESTE.
Vous êtes donc bien folle, madone, de vous désoler de
ce que l'âme de votre frère est au ciel... Qu'on l'emmène;
plus de folle ici, messieurs!
OLIVIA.
Que pensez- vous de ce fou, Malvolio? Est-ce qu'il ne
s'amende pas?
MALVOLIO.
Si fait, et il s'amendera de la sorte jusqu'à ce que les
affres de la mort le secouent. L'infirmité, qui ruine le
sage, améliore toujours le fou.
FESTE.
Que Dieu vous envoie, monsieur, une prompte infirmité
pour perfectionner votre folie ! Sir Tobie est prêt à jarer
que je ne suis pas un renard ; mais il ne parierait pas deux
sous que vous n'êtes pas un sot.
OLIVIA.
Que dites-vous à ça, Malvolio?
MLVOLIO.
Je m'étonne que votre excellence se plaise dans la société
d'un si chétif coquin; je l'ai vu écraser l'autre jour par
un méchant fou qui n'a pas plus de cervelle qu'un caillou.
Voyez donc, il est déjà tout décontenancé; dès que vous ne
292 LE SOIR DES KOJS OU Œ QUE VOUS VOUDREZ.
riez plus et que vous ne lui fournissez plus matière, il est
bâillonné. Sur ma parole, je considère les gens sensés qui
s'extasient si fort devant des fous de cette espèce comme
ne valant pas mieux que la marotte même de ces fous.
OLIVIA.
Oh! vous avez la maladie de l'amour-propre, Malvolio, et
vous avez le goût d'un appétit dérangé. Quand on est géné-
reux, sans remords et de franche nature, on prend pour
des flèches à moineau ce que vous tenez pour des boulets
de canon. Il n'y a rien de malveillant dans un bouffon
émérite, qui ne fait que plaisanter, comme il n'y a rien
de plaisant dans un sage prétendu discret qui ne fait que
censurer.
FESTE.
Que Mercure te donne le talent de mentir pour avoir dit
tant de bien des fous !
Reaire Maria.
MARIA.
Madame, il y a à la porte un jeune gentilhomme qui
désire fort vous parler.
OLIVIA.
Est-ce de la part du comte Orsino?
MARIA.
Je ne sais pas, madame; c'est un beau jeune homme, et
bien accompagné.
OLIVIA.
Quel est celui de mes gens qui le retient ià-bas?
MARIA.
Sir Tobie, madame, votre parent.
OLIVIA.
Éloignez-le, je vous prie ; il parle comme un fou : fi de
lui!
Marie sort.
sGÈNt; V. 293
Vous, Malvolio, allez ; si c'est un message du comte, je
suis malade, ou sortie, tout ce que vous voudrez, pour m'en
débarrasser.
Malvolio sort.
Eh bien, monsieur, vous voyez comme vos bouffonneries
vieillissent, et comme elles déplaisent aux gens.
FESTE.
Tu as parlé pour nous, madone, comme si tu avais un
fils aîné fou. Que Jupiter lui bourre le crâne de cervelle,
car voici venir un de tes parents qui a une bien faible pie-
mère.
Entre siR ToBiE Belch.
OLIVIA.
Sur mon honneur, à moitié ivre... Qui donc est à la
porte, mon oncle?
SIR TOBIE.
Un gentilhomme.
OLIVIA.
Un gentilhomme! Quel gentilhomme?
SIR TOBIE.
C'est un gentilhomme ici... Peste soit de ces harengs
marines !
A Feste.
Eh bien, sot?
FESTE.
Bon sir Tobie...
OLIVIA.
Mon oncle, mon oncle, comment de si bonne heure avez-
vous tant d'indolence?
SIR TOBIE.
Insolence ! Je brave l'insolence ! ... Il y a quelqu'un à la
porte.
OLIVIA.
Oui, en effet; qui est-ce?
XIV. 19
294 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR TOBIE.
Qu'il soit le diable, s'il veut, je ne m'en soucie guère;
croyez-m'en sur parole. Oui, ça m'est bien égal.
II sort.
OLIVIA.
A quoi ressemble un homme ivre, fou?
FESTE.
A un noyé, à un imbécile et à un fou ; une rasade de
trop en fait un imbécile ; une seconde le rend fou ; une
troisième le noie.
OLIVIA.
Va donc chercher le coroner, qu'il tienne enquête sur
mon oncle ; car il en est au troisième degré de l'ivresse, il
est noyé; va, veille sur lui.
FESTE.
Il n'est encore que fou, madone; et le bouffon va veiller
sur le fou.
Il sort.
Rentre Malvolio.
MALVOLIO.
Madame, le jeune drôle de là-bas jure qu'il vous parlera.
Je lui ai dit que vous étiez malade; il prétend qu'il le sa-
'vait, et partant il vient pour vous parler; je lui ai dit que
vous dormiez ; il prétend en avoir eu prescience également,
et partant il vient pour vous parler. Que faut-il lui dire, ma-
dame? Il est fortifié contre tous les refus.
OLIVIA.
Dites-lui qu'il ne me parlera pas.
MALVOLIO.
C'est ce qui lui a été dit; et il répond que, dût-il s'instal-
ler à votre porte comme le poteau d'un sheriff, s'y faire
support de banquette, il vous parlera.
OLIVIA.
Quelle espèce d'homme est-ce ?
SCÈNE V. 295
MALVOLIO.
Mais de l'espèce humaine.
OLIVIA.
Quelle manière d'homme?
MALVOLIO.
Il est de fort mauvaise manière ; il prétend vous parler,
que vous le veuillez ou non.
OLIVIA.
Quel genre de personne? Quel âge ?
MALVOLIO.
Il n'est pas assez âgé pour un homme, ni assez JKune
pour un garçon ; ce qu'est la cosse avant de renfermer le
pois, ce qu'est la pomme quand elle est presque formée; il
est juste à la morte-eau entre l'enfance et la virilité. Il a
fort bonne mine, et il parle fort impertinemment : on croi-
rait qu'il est à peine sevré du lait de sa mère.
OLIVIA.
Qu'il entre ; appelez ma suivante.
MALVOLIO.
Suivante, madame vous appelle.
Rentre Maria.
OLIVIA.
— Donne-moi mon voile; allons, jette-le sur mon vi-
sage; — nous allons entendre encore une fois l'ambassade
d'Orsino.
pntre Viola.
VIOLA.
L'honorable maîtresse de la maison, quelle est-elle?
OLIVIA.
Parlez-moi, je répondrai pour elle. Que voulez-vous?
VIOLA.
Très-radieuse, parfaite et incomparable beauté, dites-
296 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
moi, je vous prie, si je suis devant la maîtresse de la maison,
car je ne l'ai jamais vue. Je répugnerais à perdre ma
harangue ; car, outre qu'elle est admirablement bien tour-
née, je me suis donné beaucoup de peine pour l'apprendre
par cœur. Aimables beautés, ne me faites pas essuyer de
dédain ; car je suis sensible au moindre mauvais procédé.
OLIVIA.
De quelle part venez- vous, monsieur?
VIOLA.
Je ne saurais guère dire que ce que j'ai étudié, et cette
question est en dehors de mon rôle. Aimable dame, décla-
rez-moi en toute modestie si vous êtes la maîtresse de la
maison, afin que je puisse procéder à ma harangue.
OLIVIA.
Êtes-vous comédien ?
VIOLA.
Non, je le dis du fond du cœur; et pourtant, parles
griffes mêmes de la malice, je jure que je ne suis pas
ce que je représente. Êtes-vous la maîtresse de la maison?
OLIVIA.
Si je ne commets pas d'usurpation sur moi-même, je la
suis.
VIOLA.
Si vous l'êtes, vous en commettez une; car ce que vous
possédez pour le donner, vous ne le possédez pas pour
le garder. Mais ceci est en dehors de ma mission. Je vais
dire ma harangue à votre louange, et vous ouvrir le cœur
de mon message.
omik.
Arrivez à l'important : je vous dispense de l'éloge.
VIOLA.
Hélas ! j'ai pris tant de peines à l'étudier, et il est si poé-
tique.
SCÈNE V. 297
OLIVIA.
Il n'en a que plus de chance d'être fictif: je vous en prie,
gardez-le pour vous. J'ai appris que vous avez été fort im-
pertinent à ma porte; et j'ai autorisé votre admission plutôt
par curiosité de vous voir que par envie de vous entendre.
Si vous n'êtes qu'un fou, retirez-vous ; si vous avez votre
raison, soyez bref : je ne suis pas dans une lune à figurer en
un dialogue aussi décousu.
MARIA.
Voulez-vous mettre à la voile, monsieur? Voilà votre
chemin.
VIOLA.
Non, bon mousse; je compte rester en panne ici un peu
plus longtemps.
Montrant Mdria à Olivia,
Modérez un peu votre géant, chère dame.
OLIVIA.
Dites-moi ce que vous voulez.
VIOLA.
Je suis un messager...
OLIVIA.
Sûrement vous devez avoir quelque effroyable chose à
révéler, pour que votre début soit si craintif. Expliquez votre
message.
VIOLA.
Il n'est fait que pour votre oreille. Je n'apporte ni dé-
claration de guerre, ni réclamation d'hommage ; je tiens
l'olivier à ma main : mes paroles sont toutes de paix.
OLIVIA.
Pourtant votre préambule a été rude. Qui êtes-vous? Que
désirez-vous ?
VIOLA.
La rudesse que j'ai montrée était un jeu de scène
appris par moi. Ce que je suis, comme ce que je désire, est
298 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
chose aussi secrète qu'une virginité ; verbe sacré pour votre
oreille, profane pour toute autre.
OLIVIA, à Maria.
Laisse-nous seuls ; nolis voulons entendre ce vètbe
sacré.
Sort Maria.
Maintenant, monsieur, quel est votre texte?
VIOLA.
Très-charmante dame. . .
OLIVIA.
Doctrine consolante et sur laquelle il y a beaucoup à
dire. Oii est votre texte?
VIOU.
Dans le cœur d'Orsino.
OLIVIA.
Dans son cœur? Dans quel chapitre de son cœur?
VIOU.
Pour répondre méthodiquement, dans le premier cha-
pitre de son âme.
OLIVIA.
Oh! je l'ai lu; c'est de l'hérésie pure. Est-ce que vous
n'avez rien de plus à dire ?
VIOLA.
Bonne madame, que je voie votre visage.
OLIVIA.
Avez-vous mission de votre maître pour négocier avec
mon visage? "Vous voilà maintenant loin de votre texte;
mais nous allons tirer le rideau, et vous montrer le ta-
bleau.
Se dévoilant.
Regardez, monsieur.
Se revoilaDt.
Voilà ce que j'étais tout à l'heure.
Se dévoilant.
N'est-ce pas bien fait?
SCÈNE V. 399
VIOLA.
Excellemment, si c'est Dieu quia tout fait.
OLIVIA.
C'est dans le grain, monsieur; ça résistera au vent et à
la pluie.
VIOLA.
— C'est de la beauté admirablement fondue ; ce rouge et
ce blanc ~ ont été mis là par la main exquise et savante de
la nature elle-même. — Madame, vous êtes la plus cruelle
des vivantes, — si vous emportez toutes ces grâces au tom-
beau, — sans en laisser copie au monde. ~
OLIVIA.
Oh! monsieur, je n'aurai pas le cœur si dur; je ferai
divers legs d»^ ma beauté; elle sera inventoriée, et chaque par-
ticularité, chaque détail, sera étiqueté dans mon iestament :
par exemple, item, deux lèvres passablement rouges; item,
deux yeux gris avec leurs paupières; item, un cou, un
menton, et ainsi de suite. Avez-vous été envoyée ici pour
m'estimer?
VIOLA.
— Je vois ce que vous êtes ; vous êtes trop fière; —mais,
quand vous seriez le diable, vous êtes jolie. — 3Ion seigneur
et maître vous aime. Oh ! un tel amour — devrait être récom-
pensé, quand vous seriez couronnée — la beauté sans
pareille !
OLIVIA.
Comment m' aime-t-il?
VIOLA.
— Avec adoration,' avec des larmes fécondes, — avec des
sanglots qui fulminent l'amour, avec des soupirs de feu.
OLIVIA.
— Votre] maître connaît fïisi'pensée; je ne puis l'aimer,
— Pourtant je le suppose vertueux, je le sais noble, —de
grande maison, d'une jeunesse fraîche et sans tache,—
300 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
bien famé, généreux, instruit, vaillant, — et, par la tournure
et les dehors, — une gracieuse personne; néanmoins je ne
puis l'aimer ; — il y a longtemps qu'il devrait se le tenir
pour dit.
VIOLA.
— Si je vous aimais avec la flamme de mon maître, —
avec de telles souffrances, une vie si meurtrière, —je ne
trouverais pas de sens à votre refus, —je ne le compren-
drais pas.
OLIVIA.
Eh ! que feriez-vous ?
VIOLA.
— Je me bâtirais à votre porte une hutte de saule, — et
je redemanderais mon âme à votre maison; — j'ëcrirais de
loyales cantilènes sur mon amour dédaigné, — et je les chan-
terais bien haut dans l'ombre de la nuit; — je crierais votre
nom aux échos des collines, — et je forcerais la commère
babillarde des airs — à vociférer : Olivia! Oh! vous n'auriez
pas de repos— entre ces deux éléments, l'air et la terre, —
que vous n'eussiez eu pitié de moi.
OLIVIA.
— Vous pourriez beaucoup. Quelle est votre] naissance ?
VIOLA.
— Supérieure à ma fortune, et pourtant ma fortune est
suffisante; —je suis gentilhomme.
OLIVIA.
Retournez près de votre maître ; — je ne puis l'aimer ; qu'il
cesse d'envoyer... — à moins que par hasard vous ne reve-
niez — pour me dire comment il prend la chose. Adieu; —
je vous remercie : dépensez ceci pour moi.
Elle lui oCfre une bourse.
VIOLA.
— Je ne suis pas un messager à gage, madame ; gardez
votre bourse; — c'est à mon maître, non à moi, qu'il
SCÈNE V. 301
faut une récompense. — Puisse l'amour faire un cœur de
roche à celui que vous aimerez, — et puisse votre ferveur,
comme celle de mon maître, — n'être payée que de mé-
pris !... Adieu, belle cruauté.
Elle sort.
OLIVIA.
Quelle est votre naissance? — Supérieure à ma fortune,
et pourtant ma fortune est suffisante ; —je suis gentilhomme.
Je jurerais que tu l'es. — Ton langage, ton visage, ta tour-
nure, ta démarche, ton esprit, — te donnent un quin-
tuple blason... Pas si vite! Doucement! doucement!...—
Que le maître n'est-il le valet!... Eh quoi! — Peut-on si
vite attraper le fléau? — Il me semble que je sens les per-
fections de ce jeune homme, — par une invisible et subtile
effraction, — s'insinuer dans mes yeux. Eh bien, soit...
- Holà, Malvolio !
Entre Malvolio.
MALVOLIO.
Me voici, madame, à votre service.
OLIVIA.
— Cours après ce mutin messager, — l'envoyé du
comte ; il a laissé cette bague ici — malgré moi ; dis-lui que
je n'en veux pas. — Recommande-lui de ne pas donner
d'illusion à son maître, —de ne pas le bercer d'espérances ;
je ne suis point pour lui ; — si ce jeune homme veut re-
passer par ici demain, — je lui expliquerai mes raisons.
Hâte-toi, Malvolio.
MALVOLIO.
J'obéis, madame.
Il sort.
OLIVIA.
— Je ne sais plus ce que je fais; et je crains de m'aper-
cevoir — que mes yeux ont trop fasciné mon imagination. —
302 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
Destinée, montre ta force ; notas ne nous possédons pas
nous-mêmes; - ce qui est décrété doit être; eh bien, soit.
ÈUé sort.
SCÈNE VI.
[Une habitation au bord Ûé lâ diër.]
Entrent Antonio et Sébastien.
ANTONIO.
Vous ne voulez pas rester plus longtemps? Et vous ne
voulez pas que j'aille avec vous?
SÉBASTIEN.
Non, je voiis en prie; mon étoile jette siJr ttïoi une
lueur sombre. La malignité de ma destinée pourrait peut-
être attaquer la vôtre. Je vous conjure donc de me laisser
seul porter mes malheurs : ce serait mal récompenser votre
amitié que de les faire peser sur vous en partie.
ANTONIO.
Laissez-moi du moins savoir oii vous Vous rendez.
SÉBASTIEN.
Non, ma foi; mon itinéraire est la pure extravagance.
Mais je remarqfië en vous ce tact exquis de la délicatesse :
vous ne vouiez pas m'arracher ce que je veux garder pour
moi ; et je n'en suis que [)lus impérieusement entraîné à m'ou-
vrir à vous. Sachez donc," Antonio, que je m'appelle Sébas-
tien, bien que je prenne le nom de Roderigb. Mon père
était ce Sébastien de Messaline dont vous avez, je suis sûr,
entendu p;irler : il laissa après lui deux enfants, moi et
une sœur, nés^tous deux à la même heure. Plût au ciel que
nous eussions fini ensemble une vie commencée ensemble!
Mais vous, monsieur, vous eri avez décidé autrement; car
une heure environ avant que vous m'eussiez soustrait au
gouffre de la mer, ma sœur était noyée.
h
SCÈNE VI. 303
ANTONIO,
Hélas ! quel jour !
SÉBASTIEN.
Bien qu'elle passât pour me ressembler beaucoup, elle
était généralement réputée belle personne ; et, bien que je
ne puisse trop m'avancer sur la foi de ces merveilleux on
dit, je puis pourtant proclamer hardiment une chose, c'est
qu'elle avait une âme que l'envie même était forcée de
trouver belle. Hélas ! elle a beau être déjà noyée dans l'eau
amère, il faut encore que je noie son souvenir dans une
eau plus amère encore !
ANTONIO.
Pardonnez-moi, monsieur, ma chétive hospitalité.
SÉBASTIEN.
0 bon Antonio, pardonnez-moi l'embarras que je vous ai
donné.
ANTONIO.
Si Vous ne voulez pas me blesser à mort dans mon affec-
tion, laissez-moi être votre serviteur.
SÉBASTIEN.
Si vous ne voulez pas défaire ce que vous avez fait,
c'est-à-dire perdre celui que vous avez sauvé, n'insistez pas.
Adieu, une fois pour toutes; mon cœur est plein de sensi-
bilité, et je touche encore de si près à ma mère par la ten-
dresse qu'à là iïioindrë occasion mos yeux sont prêts à me
trahir. Je vais à la cour du comte Orsino : adieu.
ANTONIO.
— Que la faveur de tous les dieux aille avec toi.
Sort Sébastien.
— J'ai de nombreux ennemis à la cour d'Orsino ; —
sans quoi je t'y rejoindrais bien vite... — Mais advienne que
voudra ; je t'adore tellement — que le danger me semblera
un jeu, et j'irai.
11 sort.
304 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SCÈNE VII.
[Une rue.]
Entre Viola ; Malvolio la sait.
MALVOLIO.
N'étiez-vous pas, il n'y a qu'un moment, avec la comtesse
Olivia?
VIOLA.
Il n'y a qu'un moment, monsieur; en marchant d'un
pas modéré, je n'ai eu que le temps de venir jusqu'ici.
MALVOLIO.
Elle vous renvoie cet anneau, monsieur; vous auriez pu
m'épargner ma . peine, en l'emportant vous-même. Elle
vous fait dire en outre de donner à votre maître l'assurance
désespérée qu'elle ne veut pas de lui ; et, qui plus est, de
ne plus vous permettre de revenir pour cette affaire, à moins
que ce ne soit pour lui dire comment votre maître aura pris
ce refus. Maintenant reprenez ceci.
VIOLA.
Elle a accepté l'anneau de moi; je n'en veux pas.
MALVOLIO.
Allons, monsieur, vous le lui avez impertinemment jeté, et
sa volonté est qu'il vous suit rendu ; s'il vaut la peine qu'on
se baisse pour l'avoir, le voilà par terre sous vos yeux ; si-
non, qu'il appartienne à qui le trouvera.
Il sort en jetant la bague aux pieds de Viola.
VIOLA, la ramassant.
— Je ne lui ai pas laissé de bague : que prétend cette
dame? — Ma tournure l'aurait-elle charmée? Le sort veuille
que non ! — Elle m'a beaucoup considérée, à tel point
vraiment — que ses yeux semblaient égarer sa langue ; - car
SCÈNE vtu. 305
elle parlait d'une façon incohérente el disîraite. — Elle
m'aime assurément ; c'est une ruse de sa passion — qui
me fait inviter par ce grossier messager. — Elle ne veut
pas delà bague de monseigneur ! Mais il ne lui en pas en-
voyé. — Je suis le personnage!... Si cela est (et cela est),
— pauvre femme, elle ferait mieux de s'éprendre d'une
vision. — Déguisement, tu es, je le vois, une profanation,
— qu'exploite l'adroit ennemi du genre humain. — Com-
bien il est facile à de beaux trompeurs — de faire impres-
sion sur le cœur de cire des femmes ! — Hélas 1 la faute en
est à notre fragilité, non à nous. — Car telles nous som-
mes faites, telles nous sommes. — Comment ceci s'arran-
gera-t-il ! Mon maître l'aime tendrement ; — et moi, pau-
vre monstre, je suis profondément aussi éprise de lui. —
Qu'adviendra -t-il de tout ça? Comme homme, —je dois
désespérer d'obtenir l'amour de mon maître. — Comme
femme? hélas ! que d'inutiles soupirs j'arrache à la pauvre
Olivia ! — 0 temps, c'est toi qui dois débrouiller ceci et
non moi. —Ce nœud est pour moi trop difficile à dénouer.
Elle sort.
SCÈNE VIIÏ.
[Chez Olivia.]
Entrent siR Tobie Belch et sir André AguechecKs
SIR TOBIE.
Approche, sir André ; ne pas être au lit après minuit,
c'est être debout de bonne heure ; et diluculo surgere^ tu
sais...
SIR ANDRÉ.
Non, ma foi, je ne sais pas; mais ce que je sais, c'est
qu'être debout tard, c'est être debout tard.
SIR TOBIE.
Fausse conclusion, qui me répugne autant qu'un flacon
306 LE SOIK DES UOIS OU GK QUE VOUS VOUDREZ.
vide. Être debout après minuit, et alors aller se coucher,
c'est se coucher matin ; en sorte qu'aller se coucher après
minuit, c'est aller se coucher de bonne heure. Est-ce que
notre existence n'est pas un composé des quatre éléments?
SIR ANDRÉ.
Ma foi, on le dit, mais je crois plutôt que c'est un com-
posé du boire et du manger !
SIR TOBIE.
Tu es un savant ; donc mangeons et buvons... Marianne,
holà ! une cruche de vin !
Entre Feste.
SIR ANDRÉ.
Voici, ma foi, le fou qui vient.
FESTE.
Eh bien, mes cœurs? n'avez-vous jamais vu l'image de
notre trio? (25)
SIR TOBIE.
Ane, sois le bienvenu. Maintenant, une ariette !
SIR ANDRÉ.
Sur ma parole, le fou a un excellent gosier. Je donnerais
quarante shillings pour avoir la jambe et la douce voix qu'a
le fou. En vérité, tu as été hier soir d'une bouffonnerie
délicieuse, quand tu nous as parlé de Pigrogromilus,
des Vapiens passant l'équinoxiale de Queubus; c'était fort
bon, ma foi. Je t'ai envoyé six pence pour ta catin; les
as-tu eus ?
FESTE.
J'ai empoché te gratification; car le nez de Malvolio n'est
pas un manche de fouet; rna dame a la main blanche , et
les myrmidons ne sont pas des cabarets.
SIR ANDRÉ.
Excellent! voilà encore la meilleure bouffonnerie, après
tout. Maintenant, une chanson !
SCENE VIII. 307
SIR TOBIE.
Allons ! voilà six pence pour vous ; chantez-nous une
chanson.
SIR ANDRÉ.
Tiens, voilà un teston de moi par-dessus le marché !
Quand un chevalier donne un...
FESTE.
Voulez-vous une chanson d'amour, ou une chanson
morale ?
SIR TOBIE.
Une chanson d'amour, une chanson d'amour!
SIR ANDRÉ.
Oui, oui; je ne me soucie guère de la morale.
FESTE, chantant.
0 ma maîtresse, où courez-vous?
Ohl arrêtez et écoutez; il arrive, votre amant fidèle.
Qui sait chanter haut et bas.
Ne trottez pas plus loin, douce mignonne;
Tout voyage s'arrête au rendez-vous d'amour.
Le fils du sage soit ca.
SIR ANDRE.
SIR TOBIE.
Excellent, ma foi !
Bien, bien.
FÉSTE.
Qu'est-ce que l'amour? Il n'est pas à venir;
La joie présente a le rire présent.
Ce qui est au futur est toujours incertain.
On ne gagne rien aux délais.
Viens donc me baiser, cent fois charmante ;
La jeunesse est une étoffe qui ne peut durer.
SIR ANDRÉ.
Voix melliflue, foi de chevalier.
SIR TOBIE,
Haleine parfumée !
308 LE SOIK DliS ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR ANDRÉ.
Suave et parfumée, en vérité.
SIR TOBIE.
A l'entendre du nez, c'est*une harmonie de parfums. Mais
si nous buvions à faire danser le ciel? ou bien si nous ré-
veillions la chouette par un trio capable de ravir trois
âmes de tisserand? que vous en semble?
SIR ANDRÉ.
Si vous m'aimez, faisons-le. Je suis un limier pour attra-
per les airs.
FESTE.
Par Notre-Dame, messire. Il y a des chiens qui attrapent
bien.
SIR ANDRÉ.
Certainement; chantons l'air : Coquin^ garde le silence.
TESTE.
Garde le silence, coquin, chevalier? Je serai donc forcé
de t'appeler coquin, chevalier?
SIR ANDRÉ.
Ce n'est pas la première fois que j'ai forcé quelqu'un à
m'appeler coquin. Commence, fou; ça commence ainsi:
Garde le silence.
FESTE.
Je ne commencerai jamais, si je garde le silence.
SIR ANDRÉ.
Bon, ma foi ! Allons, commence'.
Ils chantent un trio.
Entre Maria.
MARU.
Quel charivari faites-vous là ! Si madame n'a pas appelé
son intendant, Malvolio, pour lui dire de vous mettre à la
porte, ne vous fiez plus à moi.
SCÈNE YllI. 309
SIR TOBIE.
Madame est une chinoise, nous sommes des hommes
d'état; Malvoho est un aigrefin, et nous sommes trois
joyeux compagnons (26). Ne suis-je pas un parent? Ne suis-
je pas du sang de madame? Tarare, ma chère!
Il chante.
Il était un homme à Babylone, dame, dame (27).
FESTE.
Malepeste! le chevaher est dans un adtnirable entrain.
SIR ANDRÉ.
Oui, il va assez bien quand il est disposé; et moi aussi.
Il y met plus de grâce; moi, plus de simplicité.
SIR TOBIE, chantant.
Oh ! le douzième jour de décembre,
MARIA.
Pour l'amour de Dieu, silence!
Entre Malvolio.
MALVOLIO.
Êtes-vous fous, mes maîtres? ou bien qu'êtes-vous donc?
N'avez-vous ni raison, ni savoir-vivre, ni civilité, pour
brailler comme des chaudronniers à cette heure de nuit?
Tenez-vous la maison de madame pour un cabaret, que
vous hurlez ici vos airs de ravaudeurs sans ménagement ni
remords de voix? Ne respectez-vous ni lieu ni personne?
Avez-vous perdu toute mesure?
SIR TOBIE.
Nous avons observé la mesure, monsieur, dans notre
trio. Au diable !
MALVOLIO.
Sir Tobie, je dois être franc avec vous. Madame m'a
chargé de vous dire que, bien qu'elle vous recueille comme
son parent, elle n'est nullement alliée à vos désordres. Si
XIV. 20
310 LE SOIR DES ROIS CD CE QUE VOUS VOUDREZ.
VOUS pouvez VOUS séparer de vos déportements, vous serez
le bienvenu à la maison ; sinon, pour peu qu'il vous plaise
de prendre congé d'elle, elle est toute disposée à vous faire
ses adieux.
SIR TOBIE, chantant.
Adiea, cher cœur, puisqu'il faut que je parte (28).
MARIA.
Voyons, bon sir Tobie.
FESTE, chantant.
Ses yeax annoncent qae ses joars sont presque finis.
MALVOLIO.
Est-il possible !
SIR TOBIE, chantant.
Mais je ne mourrai jamais.
TESTE.
Sir Tobie, en cela vous mentez.
MALVOLIO.
Voilà qui vous fait grand honneur !
SIR TOBIE, chantant.
Lui dirai-je de s'en aller?
FESTE, chantant.
Et quand vous le feriez?
SIR TOBIE, chantant.
Lui dirai-je de s'en aller, sans merci?
FESTE, chantant.
Ohl non, non, non, vous n'oseriez.
SIR TOBIE, à MalvoHo.
Ah ! nous détonnons, l'ami ? Vous mentez. . . Es-tu rien de
plus qu'un intendant? Crois-tu, parce que tu es vertueux,
qu'il n'y aura plus ni aie ni galette? (29)
SCÈNE VllI. 311
FESTE.
Si fait, par sainte Anne ; et le gingembre aussi nous brû-
lera la bouche.
SIR TOBIE, à Feste.
Tu es dans le vrai.
A Malvolio.
Allez, monsieur, allez fourbir votre chaîne avec de la
mie de pain... Une cruche de vin, Maria !
MALVOLIO.
Mademoiselle Marie, si vous faites le moindre cas de la
faveur de madame, vous ne prêterez pas les mains à cette
incivile conduite; elle sera informée de tout cela, je le
jure.
Il sort.
MAWA.
Allez secouer vos oreilles.
SIR ANDRÉ.
Un acte aussi louable que de boire quand on a faim, ce
serait de lui donner un rendez-vous sur le terrain, puis de
lui manquer de parole et de le mystifier.
SIR TOBIE.
Fais ça, chevalier ; je te rédigerai un cartel, ou bien je
lui signifierai de vive voix ton indignation.
MARIA.
Mon cher sir Tobie, prenez patience pour cette nuit;
depuis la visite que le jeune page du comte a faite aujour-
d'hui à madame , elle est fort agitée. Quant à monsieur Mal-
volio, abandonnez-le-moi ; si je ne fais pas de lui une dupe
proverbiale, si je ne l'expose pas à la risée générale, croyez
que je n'ai pas assez d'inteUigence pour m'étendre tout de
mon long dans mon lit. Je m'en charge.
SIR TOBIE.
Instruis-nous, instruis-nous; parle-nous de lui*
312 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
MARIA.
Eh bien, monsieur, cet homme est par moments une
espèce de puritain.
SIR ANDRÉ.
Oh! si je croyais ça, je le battrais comme un chien.
SIR TORIE.
Quoi ! s'il était puritain ! quelle exquise raison as-tu pour
ça, chevalier?
SIR ANDRÉ.
Je n'ai pas pour cela de raison exquise, mais j'ai des
raisons suffisantes.
MARIA.
C'est un diable de puritain, ou à coup sûr ce n'est rien
moins qu'un homme accommodant; un âne plein d'affec-
tation qui, sans étude, sait la société par cœur, et débite
ses maximes par grandes gerbes ; tout féru de lui-même ;
et se croyant tellement bourré de perfections qu'il est fer-
mement convaincu qu'on ne peut le voir sans l'aimer ; c'est
dans ce travers même que ma vengeance va trouver un no-
table sujet de s'exercer.
SIR TOBIE.
Que vas-tu faire?
MARIA.
Je vais laisser tomber sur son chemin une mystérieuse
lettre d'amour, dans laquelle il se croira très- clairement
désigné par des allusions à la couleur de sa barbe, à la
forme de sa jambe, à sa tournure, à l'expression de ses
yeux, de son front, de sa physionomie. Mon écriture res-
semble fort à celle de madame, votre nièce ; sur un sujet
oublié nous pourrions à peine les distinguer.
SIR TOBIE.
Excellent! je flaire la farce.
SIR ANDRÉ.
J'ai aussi le nez dessus.
SCÈNE YlII. 313
SIR TOBIE.
Il croira , à la teneur de la lettre que tu auras laissée tomber,
qu'elle vient de ma nièce, et qu'elle est amoureuse de lui.
MARIA.
Mon projet est etïectivement un cheval de bataille de
cette couleur.
SIR ANDRÉ.
Et ton cheval de bataille ferait de lui un âne.
MARIA.
Un âne, sans aucun doute.
SIR ANDRÉ.
Oh ! ce sera admirable.
MARIA.
Plaisir royal, je vous le garantis. Je suis sûre que ma mé-
decine opérera sur lui. Je vous posterai, en tiers avec le fou,
à l'endroit oii il devra trouver la lettre ; vous prendrez note
de ses commentaires. Pour ce soir, couchez-vous, et son-
gez à l'événement. Adieu.
SIR TOBIE.
Bonsoir, Penthésilée.
Sort Maria.
SIR ANDRÉ.
Sur ma foi, c'est une bonne fille.
SIR TOBIE.
C'est une bigle de race, et qui m'adore. Que t'en
semble?
SIR ANDRÉ.
J'ai été aussi adoré dans le temps.
SIR TOBIE.
Allons nous coucher, chevaUer. Tu feras bien d'envoyer
chercher encore de l'argent.
SIR ANDRÉ.
Si je ne puis obtenir votre nièce, je suis dans un rude
embarras.
314 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR TORIE.
Envoie chercher de l'argent, chevalier ; si tu ne finis pas
par avoir ma nièce, appelle-moi rosse.
SIR ANDRÉ.
Si je m'y refuse, ne vous fiez plus à moi; traitez-moi
comme vous voudrez.
SIR TOBIE.
Allons, viens; je vais faire chauffer du vin; il est trop
tard pour aller au lit maintenant. Viens, chevalier; viens,
chevaUer.
Ils sortent.
SCÈNE IX.
[Dans le palais ducal.]
Entrent LE DUC, Viola, Curio et d'autres.
LE DUC.
— Qu'on me donne de la musique!... Ah! bonjour,
amis. — Allons, bon Césario, rien qu'un morceau de
chant, —ce chant vieux et antique que nous avons entendu
la nuit dernière : — il m'a semblé qu'il soulageait ma pas-
sion beaucoup — plus que tous ces airs légers et tous ces fre-
dons rebattus — à la mesure brusque et saillante. — Allons,
rien qu'un couplet !
CURIO.
N'en déplaise à Votre Seigneurie, celui qui pourrait le
chanter n'est pas ici.
LE DUC.
Qui était-ce donc?
CURIO.
Feste, le bouffon, milord; un fou qu'aimait fort le père
de madame Olivia; il est quelque part dans le palais.
SCÈNE IX. 315
LE DUC.
— Allez le chercher, et qu'on joue l'air en attendant.
Sort Curio. — Musique.
A Viola.
— Approche, page ; si jamais tu aimes, —dans tes douces
angoisses, souviens-toi de moi : — car tous les vrais amou-
reux sont tels que je suis, — mobiles et capricieux en tout,
— hormis dans l'idée fixe de la créature — aimée. Que te
semble de cet air?
VIOLA.
— Il trouve un écho dans les profondeurs même — oi^
trône l'amour.
LE DUC.
Tu en parles magistralement ; — je jurerais, sur ma vie,
que, jeune comme tu l'es, ton regard — s'est déjà fixé avec
complaisance sur quelque gracieux être; — n'est-ce pas, page?
VIOLA.
Un peu, n'en déplaise à Votre Grâce.
LE DUC.
— Quel genre de femme est-ce?
VIOLA.
De votre complexion.
LE DUC.
— Elle n'est pas digne de toi, alors. Quel âge, en vé-
rité?
VIOLA.
— A peu près votre âge, mon seigneur.
LE DUC.
— C'est trop vieux, par le ciel. Que la femme prenne
toujours — un plus âgé qu'elle; elle n'en sera que mieux as-
sortie, — et que mieux en équilibre dans le cœur de son
mari. — Car, page, nous avons beau nous vanter, — nos
affections sont plus mobiles, plus instables, — plus vives,
plus vacillantes, plus tôt égarées et usées — que celles des
femmes.
316 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
VIOLA.
Je le crois, monseigneur.
LE DUC.
— Ainsi, que ta bien-aimée soit plus jeune que toi-même,
— ou ton affection ne saurait garder le pli. — Car les
femmes sont comme les roses ; leur fleur de beauté — est à
peine épanouie qu'elle s'étiole.
VIOLA.
— Elles sont ainsi en effet. Hélas! pourquoi faut-il
qu'elles soient ainsi, — condamnées à dépérir alors même
qu'elles atteignent la perfection ?
Rentre CuRiO avec Fbste.
LE DUC, à Feste.
— Allons, l'ami, la chanson que nous avons eue hier
soir! — Remarque-la bien, Césario; elle est vieille et sim-
ple; — les tricoteuses et les fileuses, travaillant au soleil,
— les libres filles qui tissent avec la navette, — ont coutume
de la chanter; c'est une naïve et franche chanson, — qui
joue avec l'innocence de l'amour, — comme au bon vieux
temps.
FESTE.
— Êtes-vous prêt, monsieur?
LE DUC.
Oui, chante, je te prie.
FESTE, chantant.
Arrive, arrive, ô mort.
Et que je sois couché sous un triste cyprès !
Envole-toi, envole-toi, haleine,
Je suis tué par une belle fille cruelle;
Mon linceul blanc, tout décoré d'if,
Oh! préparez-le.
Dans la scène de la mort nul si vraiment
Ne joua son rôle.
SCÈNE IX. 317
Que pas une fleur, pas une flear embaumée
Ne soit semée sur mon noir cercueil.
Que pas un ami, pas un ami ne salue
Mon pauvre corps, là où seront jetés mes os.
Pour m'épargner raille et mille sanglots.
Oh! mettez-moi quelque part
Oîi un triste amant ne puisse trouver ma tombe
Pour y pleurer !
LE DUC , jetant une bourse à Feste.
Voilà pour ta peine.
FESTE.
Aucune peine, monsieur ; je prends plaisir à chanter,
monsieur.
LE DUC.
Eh bien, je te paie ton plaisir.
FESTE.
Au fait, monsieur, le plaisir doit se payer tôt ou tard.
LE DUC.
Sur ce, laisse-moi te laisser.
FESTE.
Sur ce, que le dieu de la mélancolie te protège, et que
le tailleur te fasse ton pourpoint de taffetas changeant,
car ton âme est une véritable opale... Je voudrais voir
les hommes d'une pareille constance s'embarquer sur la
mer, ayant affaire partout, et n'ayant de but nulle part ; ce
serait là le vrai moyen de faire un bon voyage... pour
rien !... Adieu.
Il r,ort.
LE DUC.
— Retirez-vous, vous autres.
Sortent Curio et la suite.
A Viola.
Encore une fois, Césario, — retourne auprès de cette
cruelle souveraine ; — dis-lui que mon amour, plus noble
que l'univers, — ne fait aucun cas d'une quantité de terrains
jeux ; — ces biens dont l'a comblée la fortune, — dis-lui
318 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
que je les traite aussi légèrement que la fortune elle-
même ; — mais ce qui attire mon âme, c'est cette mer-
veille, — cette perle-reine dont l'a parée la nature.
VIOLA.
— Mais, monsieur, si elle ne peut vous aimer?
LE DUC.
— Je ne puis accepter cette réponse-là.
VIOLA.
D'honneur, il le faut bien. — Supposons qu'une dame,
comme cela peut être, — éprouve pour l'amour de vous
des peines de cœur aussi grandes — que celle que vous
cause Olivia ; vous ne pouvez l'aimer, — vous le lui dites ;
eh bien, ne faut-il pas qu'elle accepte cette réponse?
LE DUC.
— Le sein d'une femme — ne saurait supporter les élans
de la passion violente — que l'amour m'a mise au cœur; nul
cœur de femme — n'est assez grand pour contenir tant
d'émotions ; nul n'est assez vaste. — Hélas ! leur amour
peut bien s'appeler un appétit ; — ce qui est ému en elles,
ce n'est pas le foie, c'est le palais, — sujet à la satiété, à la
répulsion, au dégoût. — Mon cœur, au contraire, est af-
famé comme la mer, — et peut digérer autant qu'elle. Ne
fais pas de comparaison — entre l'amour que peut me porter
une femme — et celui que j'ai pour Olivia.
VIOU.
Oui, mais je sais.
Que sais-tu ?
LE DUC.
VIOLA.
— Trop bien quel amour les femmes peuvent avoir pour
les hommes; — en vérité, elles ont le cœur aussi généreux
que nous. — Mon père avait une fille qui aimait un homme,
— comme moi, par aventure, si j'étais femme, — je pour-
rais aimer Votre Seigneurie.
SCÈNE X. 319
LE DUC.
Et quelle est son histoire ?
VIOLA.
— Un long effacement, monseigneur. Jamais elle n'avoua
son amour; — elle en laissa le secret, comme le ver dans le
bourgeon, — ronger les roses de ses joues; elle languit dans
sa pensée ;— jaunie, verdie par la mélancolie, — elle s'in-
clina, comme la Résignation sur une tombe, — souriant à la
douleur. N'était-ce pas là de l'amour? — Nous autres hom-
mes, nous pouvons parler davantage, jurer davantage ; mais,
en vérité, — nos démonstrations outrepassent nos senti-
ments ; car en définitive, nous sommes — fort prodigues de
protestations, mais peu prodigues d'amour.
LE DUC.
— Mais ta sœur est-elle morte de son amour, mon en-
fant?
VIOLA.
— Je suis toute la famille de mon père, à la fois toutes
ses filles — et tous ses fils... Et pourtant je ne sais... —
Monsieur, irai-je chez cette dame ?
LE DUC.
Oui, voilà ce dont il s'agit. — Vite chez elle! Donne-lui
ce bijou; dis-lui —que mon amour ne peut ni céder la
place ni supporter un refus.
Us sortent.
SCÈNE X.
[Une allée dans le parc d'Olivia.]
Entrent siR tobie Belch, sir André Aguecheek et Fabien.
SIR TOBIE.
Arrive, arrive, signor Fabien.
320 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ,
FABIEN.
Certes, j'arrive ; si je perds un scrupule de celte farce,
que je sois bouilli à mort par la mélancolie.
SIR TOBIE.
Serais-tu pas bien aise de voir ce cuistre , ce coquin , ce
fripon subir quelque mortification notoire ?
FABIEN.
J'en serais ravi, ma foi. Vous savez qu'il m'a fait perdre
la faveur de madame, à l'occasion d'un combat d'ours ici.
SIR TOBIE.
Pour l'exaspérer, nous allons avoir un nouvel ours, et
nous allons le berner jusqu'au noir, jusqu'au bleu... N'est-
ce pas, sir André?
SIR ANDRÉ-
Si nous ne le faisons pas, tant pis pour nous.
Enlre Maria.
SIR TOBIE.
Voici venir la petite coquine... Comment va, mon ortie
des Indes?
MARIA.
Mettez-vous tous trois dans le fourré de buis. Malvolio
descend cette allée ; voilà une demi-heure qu'il est là-bas
au soleil, apprenant des poses à son ombre. Observez-le
pour l'amour de la drôlerie ; car je suis sûre que cette lettre
va faire de lui un idiot contemplatif! Au nom de la farce,
rangez-vous.
Les hommes se cachent. Elle jette la lettre.
Toi, reste-là ; car voici venir la truite que nous allons at-
traper en la chatouillant.
Sort Maria.
Entre Malvolio.
MALVOLIO.
Il ne faut qu'une chance ; tout est chance. Elle a de la
SCÈNE X. 321
sympathie pour moi, Maria me l'a dit une fois; et je l'ai
entendue elle-même avouer que, si elle aimait, ce serait
quelqu'un de ma nature. D'ailleurs, elle me traite avec des
égards plus marqués qu'aucun autre de ses gens. Que dois-
je en penser?
SIR TOBIE, à part.
Voilà un maroufle outrecuidant !
FABIEN, à part.
Oh! paix! la contemplation fait de lui un fier dindon:
comme il se pavane en étalant ses plumes!
SIR ANDRÉ, à part.
Jour de Dieu! comme je vous rosserais le maroufle!
SIR TOBIE, à part.
Paix donc !
MALVOLIO.
Être comte Malvolio !
SIR TOBIE, à part.
Ah ! maroufle !
SIR ANDRÉ, à part.
Canardons-le ! canardons-le !
SIR TOBIE, à part.
Paix! paix!
MALVOLIO.
Il y a un exemple de ça : la dame de Strachy a épousé
l'huissier de sa garde-robe!
SIR TOBIE, à part.
Fi de lui, par Jézabel !
FABIEN, à part.
Ah! paix! le voilà enfoncé dans sa rêverie; voyez
comme l'imagination le gonfle.
MALVOLIO.
L'ayant épousée depuis trois mois, assis sous mondais...
SIR TOBIE, à part.
Oh ! une arbalète pour le frapper dans l'œil !
322 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
MALVOLIO.
Appelant mes officiers autour de moi, dans ma simarre
de velours à ramages, venant de quitter le lit de repos où
j'ai laissé Olivia endormie...
SIR TORIE, à part.
Feu et soufre !
FABIEN, h part.
Oh! paix ! paix !
MALVOLIO.
Alors je prends un air de hauteur; et, après avoir grave-
ment promené sur eux un regard qui veut dire que je con-
nais ma position, et que je désire qu'ils connaissent la leur,
je demande mon parent Tobie.
SIR TOBIE, à part.
Fers et liens !
FABIEN, à part.
Paix donc, paix, paix ! Attention, attention !
MALVOLIO.
Sept de mes gens, d'un élan obéissant, vont le chercher ;
'en attendant, je fronce le sourcil, et par aventure je re-
monte ma montre, ou je joue avec quelque riche joyau.
Tobie s'approche, me fait une révérence...
SIR TOBIE, à part.
Ce drôle vivra-t-il?
FABIEN, à part.
Quand on essaierait de la torture pour nous arracher le
silence, paix encore une fois !
MALVOLIO.
Je lui tends la main comme ceci, tempérant mon sourire
familier par un sévère regard d'autorité...
SIR TOBIE, à part.
Et alors Tobie ne te flanque pas un horion sur les
lèvres !
3CÉNE X. 323
MALVOLIO.
Disant : Cousin Tobie, ma fortune, en m'octroyant votre
nièce, m'a conféré cette prérogative de parole...
SIR TOBIE, à part.
Écoutons, écoutons.
MALVOLIO.
Il faut vous corriger de votre ivrognerie.
..,, SIR TOBIE, à part.
P La peste du galeux !
FABIEN, à part.
Ah! patience, ou nous rompons les fibres de notre
complot.
MALVOLIO. .
En outre, vous gaspillez le trésor de votre temps avec un
imbécile de chevalier.
SIR ANDRÉ, à part.
C'est moi, je vous le garantis.
MALVOLIO.
Un sir André...
K SIR ANDRÉ, à part.
Je savais bien que c'était moi ; car bien des gens m'ap-
pellent imbécile.
MALVOLIO.
Qu'avons-nous là?
Il ramasse la lettre.
FABIEN, à part.
Voilà la buse près du piège.
SIR TOBIE_, à part.
Ah! paix ! et que le génie de la farce lui insinue l'idée de
lire tout haut !
MALVOLIO.
Sur ma vie, c'est l'écriture de madame ; je reconnais ses
r, ses u et ses o; et c'est ainsi qu'elle fait ses grands P. En
dépit de toute question, c'est son écriture.
324 LE SOIR DES ROIS OU Œ QUE VOUS VOUDREZ.
SIR ANDRÉ, à pari.
Ses airs, ses us et ses os; comment ça?
MALVOLIO, lisant l'adresse.
A Vinconnu hien-aimé^ cette lettre et mes meilleurs
souhaits! Juste ses phrases!... Avec votre permission,
cire!... Doucement... Le cachet, sa Lucrèce, avec lequel
elle a coutume de sceller ! . . . C'est madame ! à qui cela peut-
il être adressé?
Il décacheté.
FABIEN, à part.
Le voilà pris par les entrailles.
MALVOLIO, lisant.
Diea sait qui j'aime.
Mais qui ?
Lèvres, ne remuez pas,
Nul homme ne le doit savoir.
Nul homme ne le doit savoir... Voyons la suite ! Le
rhythme change... Nul homme ne le doit savoir. Si c'était
toi, Malvolio !
SIR TOBIE, à part.
Va te faire pendre, faquin.
MALVOLIO, lisant.
Je pnis commander oii j'adore;
Mais le silence, comme le couteau de Lucrèce,
Me perce le cœur sans répandre mon sang.
M. 0. A. l. règne sur ma vie.
FABIEN, à part.
Une énigme grandiose !
SIR TOBIE, à part.
Admirable fille, je vous le dis.
MALVOLIO.
M. 0. A. I. règne sur ma vie... Mais d'abord, voyons,
voyons, voyons.
SCÈNE X. 325
FABIEN, à part.
Quel plat de poison elle lui a servi là !
SIR TOBIE, à part.
Et avec quel élan Témouchet fond sur la chose !
MALVOLIO.
Je puis commander où f adore. Eh ! elle peut me com-
mander, je la sers, elle est ma maîtresse ! Mais c'est évi-
dent pour la plus ordinaire intelligence.il n'y a pas là à
hésiter. Mais la fin,.. Que signifie cette combinaison al-
phabétique? Si je pouvais en faire quelque chose qui s'ap-
pliquât à moi... Doucement \ M. 0. A. I.
SIR TOBIE, à part.
Ho ! hi ! arrange ça... Le voilà loin de la piste.
FABIAN, à part.
Le chien n'en jappera pas moins en la cherchant, quoi-
qu'elle sente fort comme un renard.
MALVOLIO.
M. Malvolio ! M, mais c'est le commencement de mon
nom!
FABIEN, à part.
N'avais-je pas dit qu'il s'en tirerait? Le limier est excel-
lent aux défauts.
MALVOLIO.
Oui, mais il n'y a pas d'accord dans la suite; la chose
ne se confirme pas. C'est A qui devrait suivre, et il y a
un 0.
FABIEN, à part.
J'espère bien que ça ne finira pas par un : Ho !
SIR TOBIE, a part.
Oui, ou je le bâtonnerai pour lui faire crier : Oh !
MALVOLIO.
Et en arrière arrive un /.
FABEN, à part.
Si c'était un Ë et que tu l'eusses par derrière, tu flaire-
XIV. 21
326 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
rais plus de déconvenues à tes trousses que de bonnes
fortunes devant toi.
MALVOLIO.
M.O. A. I. Ça ne s'accorde plus aussi bien qu'auparavant;
et pourtant, on n'aurait qu'à forcer un peu pour que ça
eût trait à moi ; car chacune de ces lettres est dans mon
nom. Doucement ; voici de la prose à la suite.
Lisant :
Si ceci te tombe dans la main, réfléchis. Par mon étoile ,
je suis au-dessus de toi, mais ne t'effraie pas des grandeurs.
Il en est qui naissent grands, d'autres qui conquièrent les
grandeurs, et d'autres à qui elles s'imposent. Les destins te
tendent lamaiîi ; que ton audace et ton génie Vétreignent. Et,
pour te préparer à ce que tu peux être, dépouille ton hum-
ble peau, et apparais un nouvel homme. Sois rébarbatif
avec un parent , bourru avec les domestiques ; que ta
langue bourdonne des raisons d'État. Prends les allures
de la singularité. C'est l'avis que te donne celle qui soupire
pour toi. Rappelle-toi qui a vanté tes bas jaunes et souhaité
te voir toujours avec des jarretières croisées (30) ; rappelle-
toi, je le répète. Va. Tu es désormais un personnage, si tu le
veux ; sinon, reste à jamais simple intendant, le compagnon
des domestiques, iïidigne de toucher le bout du doigt de la
Fortune. Adieu. Celle qui voudrait te servir au lieu d'être
servie par toi.
La Fortunée Malheui^euse.
Le plein jour en rase campagne n'est pas plus éclatant;
cela est évident. Je serai altier, je lirai les auteurs politi-
ques, je romprai en visière à sir Tobie ; je me décrasserai
de toute accointance roturière ; je serai tiré à quatre
épingles, l'homme accomph. Je ne m'abuse pas, je ne me
laisse pas berner par l'imagination ; car toutes les raisons
me portent à croire que madame m'aime. Elle a vanté
mes bas jaunes tout récemment, elle m'a loué d'avoir des
SCÈNE X. 327
jarretières croisées ; et en ceci elle se révèle à mon amour,
et, par une sorte d'injonction, m'invite à porter cet accoutre-
ment de son goût. Je remercie mon étoile, je suis heureux ;
je vais être étrange, hautain, porter des bas jaunes et me
jarreter en croix, tout cela en un clin d'œil! Que Jéhovah et
mon étoile soient loués ! Voici encore un postscriptum.
Il lit.
Il est impossible que tu ne reconnaisses pas qui je suis.
Si tu réponds à mon amour, fais-le paraître a ton sourire ;
ton sourire te va si bien! Ainsi, en ma présence, souris tou-
jours, mon doux bien-aimé,je f en prie.
Ciel, je te remercie, Je sourirai, je ferai tout ce que tu
voudras.
Il sort.
FABIEN.
Je ne donnerais pas ma part de cette farce pour une pen-
sion de raille livres sur la cassette du Sophi.
SIR TOBIE.
Moi, j'épouserais cette fille rien que pour ce tour-là.
SIR ANDRÉ.
Et moi aussi.
SIR TOBIE.
Et je ne lui demanderais pas d'autre dot qu'une autre
bouffonnerie pareille.
SIR ANDRÉ.
Moi, non plus.
Eatre Maria.
FABIEN.
Voici venir ma noble faiseuse de dupes.
SIR TOBIE, à Maria.
Veux-tu mettre ton pied sur ma nuque ?
SIR ANDRÉ.
Ou sur la mienne?
328 LE SOIR DES ROIS OU CE (JUE VOUS VOUDREZ.
SIR TORIE.
Faut-il que je joue ma liberté au tric-trac et que je de-
vienne ton esclave ?
SIR ANDRÉ.
Et moi aussi?
SIR TOBIE.
Eh ! tu l'as plongé dans un tel rêve que, quand la vision
en sera dissipée, il deviendra fou.
MARIA.
Mais dites-moi la vérité ; ça fait-il son effet sur lui?
SIR TOBIE.
Comme Feau-de-vie sur une sage-femme.
MARIA.
Eh bien, si vous voulez voir les fruits delà farce, remar-
quez bien sa première apparition devant madame; il se
présentera devant elle en bas jaunes, et c'est une couleur
qu'elle abhorre, et avec des jarretières croisées, une mode
qu'elle déteste ! Et il lui fera des sourires qui, dans la mé-
lancolie oii elle se trouve, conviendront si peu à sa disposi-
tion d'esprit qu'elle ne pourra y répondre que par une insi-
gne rebuffade. Si vous voulez voir ça, suivez-moi.
SIR TOBIE.
Jusqu'aux portes du Tartare, admirable démon d'esprit.
SIR ANDRÉ.
en suis aussi.
Ils sortent.
SCENE XI.
[Le jardin d'Olivia.]
Entrent Viola et Feste, tenant un tambourin.
VIOLA.
Dieu le garde, l'ami, ainsi que ta musique. Vis-tu en
touchant du tambourin ?
SCÈNE XT. 329
FESTE.
Non, monsieur, je vis comme quelqu'un qui louche à
l'église.
VIOLA.
Es-tu donc homme d'église ?
TESTE.
Nullement, monsieur; je touche à l'église; car je de-
meure chez moi, et ma maison est tout près de l'église.
VIOLA.
Ainsi tu peux dire que le roi touche à un mendiant, si un
mendiant demeure près de lui; ou que l'église touche à
ton tambourin, si ton tambourin est contre l'église.
TESTE.
Vous l'avez dit, monsieur... Ce que c'est que ce siècle!
Une phrase n'est qu'un gant de chevreau pour un bel es-
prit ; comme on l'a vite retournée sens dessus dessous !
VIOLA.
Oui, c'est certain; ceux qui jouent trop subtilement sur
les mots peuvent facilement les corrompre.
TESTE.
Alors je voudrais que ma sœur n'eût pas eu de nom,
monsieur.
VIOLA.
Pourquoi, l'ami ?
TESTE.
Parce que son nom est un mot, monsieur, et qu'en
jouant avec ce mot, on pourrait bien corrompre ma sœur.
Mais effectivement les paroles sont de vraies coquines,
depuis que les obligations les ont déshonorées.
VIOLA.
Ta raison, l'ami?
TESTE.
Ma foi, monsieur, je ne puis pas vous donner de raison
330 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
sans paroles ; et les paroles sont devenues tellement fausses
que je répugne à les employer pour raisonner,
VIOLA.
Je garantis que tu es un joyeux compagnon qui ne se
soucie de rien.
FESTE.
Non pas, monsieur; il est des choses dont je me soucie;
mais en mon âme et conscience, monsieur, je ne me soucie
pas de vous ; si c'est là ne se soucier de rien, je veux que
vous soyez invisible.
VIOLA.
N'es-tu pas le fou de madame Olivia?
FESTE.
Non, vraiment, monsieur. Madame Olivia ne sacrifie pas
à la folie; elle n'entretiendra de fou que quand elle sera
mariée ; et les fous sont aux maris ce que les sardines sont
aux harengs : les maris sont les plus gros. En vérité, je ne
suis pas son fou; je ne suis que son corrupteur de mots.
VIOLA.
Je t'ai vu tout récemment chez le comte Orsino.
FESTE.
La folie, monsieur, fait le tour du globe, comme le soleil;
elle brille partout. Je serais fâché pourtant, monsieur, que
votre maître fût en folle compagnie aussi souvent que ma
maîtresse ; je crois avoir vu chez lui votre sagesse.
VIOLA.
Ah! si tu m'entreprends, je romps avec toi. Tiens, voilà
pour tes dépenses.
Elle lui donne une pièce d'argent.
TESTE.
Que Jupiter, dans sa prochaine expédition de poils, t'en-
voie une barbe.
VIOLA.
Sur ma parole, je te l'avouerai, je soupire pour une
SCENE XI. 331
barbe, quoique je ne désire pas qu'elle me pousse au men-
ton. Ta maîtresse est-elle chez elle?
FESTE , regardant la pièce d'argent.
Est-ce qu'une couple de ces espèces ne multiplierait pas,
monsieur?
VIOLA.
Oui, pour peu qu'on les serrât bien ensemble et qu'on
les fît fructifier.
FESTE.
Je serais homme à jouer le rôle du seigneur Pandarus
de Phrygie, monsieur, pour amener une Cressida à ce
Troylus.
VIOU.
Je vous comprends; c'est habilement mendier!
FESTE.
Ce n'est pas, j'espère, une bien grande affaire, mon-
sieur, que de mendier une mendiante : Cressida n'était
qu'une mendiante! Ma maîtresse est chez elle, monsieur;
je vais lui expliquer d'où vous venez; quant à ce que vous
êtes et ce que vous voulez, cela n'est pas dans ma sphère;
je pourrais dire, dans mon élément; mais le mot est usé.
Il sort.
VIOLA, seule.
— Ce drôle est assez sage pour jouer le fou ; — et, pour
le bien jouer, il a besoin d'une sorte d'esprit : — il doit
observer l'humeur de ceux qu'il plaisante, — la qualité des
personnes et le moment, — en se jetant, comme le faucon
hagard, sur la moindre plume — qui passe devant ses
yeux. C'est un métier — certes aussi ardu que l'état du
sage; — car la folie, dont il ne fait montre que sagement,
est ingénieuse; —tandis que les sages, une fois tombés dans
la folie, perdent toute raison.
332 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ,
Entrent siR ToBiE Belch et sm André Aguecheek.
SIR TOBIE , à Viola.
Salut, gentilhomme 1
VIOLA.
Salut, monsieur.
SIR TOBIE, à Viola.
Dieu vous garde, monsieur.
VIOLA.
Et vous aussi; votre serviteur.
SIR ANDRÉ.
J'espère que vous l'êtes, monsieur, comme je suis le
vôtre.
SIR TOBIE.
Voulez-vous vous hasarder dans la maison? Ma nièce dé-
sire que vous entriez, si vous avez affaire à elle.
VIOLA.
Votre nièce est ma destination, monsieur, je veux dire
qu'elle est le but de mon voyage.
SIR TOBIE.
Tâtez vos jambes, monsieur, mettez-les en mouvement.
VIOLA.
Je suis mieux sur mes jambes, monsieur, que ne l'est
votre phrase quand vous me dites de tâter mes jambes.
SIR TOBIE.
Je veux dire que vous marchiez, monsieur, et que vous
entriez.
VIOLA.
Je vais vous répondre par mon allure et par mon entrée.
Mais on nous prévient.
Entrent Olivia et Maria.
A Olivia.
Dame accompHe et incomparable, que le ciel fasse pleu-
voir sur vous ses arômes.
SCÈNE XI. 333
SIR ANDRÉ.
Ce jouvenceau est un courtisan émérite! Pleuvoir des
arômes! fort bien.
VIOLA.
Mon message n'a de voix, madame, que pour votre
oreille la plus propice et la plus condescendante.
SIR ANDRÉ.
Arômes, propice, condescendante! je prendrai note de
trois mots.
OLIVIA.
Qu'on ferme la porte du jardin, et qu'on me laisse don-
ner audience.
Sortent sir Tobie, sir André et Maria,
Donnez-moi votre main, monsieur.
VIOLA.
— Mes hommages, madame, et mon humble dévoue-
ment.
OLIVIA.
— Quel est votre nom?
VIOLA.
Césario est le nom de votre serviteur, belle princesse.
OLIVIA.
— Mon serviteur, monsieur ! Il n'y a jamais eu de fran-
che joie dans le monde, — depuis qu'une basse adulation
s'est appelée compliment. — Vous êtes le serviteur du comte
Orsino, jeune homme.
VIOLA.
— Et il est le vôtre, et le sien doit être le vôtre. — Le
serviteur de votre serviteur est votre serviteur, madame.
OLIVIA.
— Quant à lui, je ne songe pas à lui; quant à ses pen-
sées, —je voudrais qu'elles fussent nulles plutôt que pleines
de moi.
334 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
VIOLA.
— Madame, je viens pour stimuler vos généreuses pen-
sées — en sa faveur.
OUVIA.
Oh ! pardon, je vous prie ! - je vous ai dit de ne plus me
parler de lui; — mais, si vous vouliez soutenir une autre
cause, —j'aimerais mieux entendre ce plaidoyer-là de votre
bouche — que la musique des sphères.
VIOLA.
Chère dame...
OLIVIA.
— Permettez, je vous prie; j'ai, —après la dernière
apparition enchanteresse que vous fîtes ici, — envoyé une
bague à votre poursuite; j'ai ainsi abusé — un de mes ser-
viteurs, moi-même et, j'en ai peur, vous aussi. — Je dois
m'être exposée à vos sévères commentaires, — en vous for-
çant, par un artifice honteux, à prendre — ce que vous saviez
ne pas être à vous. Qu'avez-vous pu penser? — N'avez-vous
pas attaché mon honneur au poteau, — et ameuté contre
lui toutes les idées démuselées — que peut concevoir un
cœur inexorable? Pour un esprit de votre pénétration —
j'en ai assez laissé voir; c'est un crêpe, et non une poitrine
de chair, — qui couvre mon pauvre cœur... Sur ce, je vous
écoute.
VIOLA.
— Je vous plains.
OLIVIA.
C'est déjà un pas vers l'amour.
VIOLA.
— Nullement; car il est de vulgaire expérience — que
bien souvent nous plaignons nos ennemis.
OLIVIA.
— Eh bien donc, je crois qu'il est temps de reprendre
mon sourire. -0 humanité! comme l'être le plus chélif est
SCÈNE XI. 335
prompt à l'orgueil ! — S'il faut servir de proie, combien il
vaut mieux — être la victime du lion que du loup!
L'horloge sonne.
— L'horloge me reproche le temps que je perds. —
N'ayez pas peur, bon jouvenceau, je ne veux pas de vous;
— et pourtant, quand esprit et jeunesse seront mûrs, —
votre femme aura chance de récolter un mari sortable. —
Voilà votre chemin, tout droit au couchant.
VIOLA.
Je vais donc vers le couchant, - Que la grâce et la bonne
humeur fassent cortège à Votre Excellence ! — Vous ne me
chargez de rien pour mon maître, madame?
OLIVIA.
Arrête. — Je t'en prie, dis-moi ce que tu penses de moi.
VIOLA.
— Que vous pensez ne pas être ce que vous êtes.
OLIVIA.
— Si je pense ça, je le pense aussi de vous.
VIOLA.
— Alors vous pensez juste, je ne suis pas ce que je
suis.
OLIVIA.
— Que r^êtes-vous ce que je voudrais vous voir être !
VIOLA.
— Gagnerais-je au change, madame? — En ce cas, j'y
consentirais volontiers; car maintenant je suis votre risée.
OLIVIA.
— Oh! qu'il paraît beau, le dédain, — sur sa lèvre mé-
prisante et irritée ! — Le remords du meurtrier ne se trahit
pas plus vite — que l'amour qui veut se cacher : la nuit de
l'amour est un plein midi! — Césario, par les roses du
printemps, — par la virginité, par l'honneur, par la vérité,
par tout ce qui existe, — je t'aime tant qu'en dépit de
ton orgueil, — ni l'esprit ni la raison ne peuvent dissimuler
336 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
ma passion. - Ne va pas tirer prétexte — de mes avances
pour me repousser; — mais raisonne bien plutôt en vertu
de cette raison supérieure : - l'amour imploré est doux ;
Tamour qui s'offre, plus doux encore.
VIOLA.
— Je le jure par l'innocence et par ma jeunesse, — j'ai
un cœur, une âme, une foi — mais aucune femme ne les
possède; et jamais nulle — autre que moi ne les possédera.
- Et sur ce adieu, bonne madame; je ne viendrai plus —
pleurer à vos pieds les larmes de mon maître.
OLIVIA.
— N'importe, reviens me voir; car peut-être pourras-
tu — rendre son amour agréable à mon cœur qui mainte-
nant l'abhorre.
Elles sortent.
SCÈNE XII.
[Chez Olivia.]
entrent siR ToBiE Belch, SIR André Aguecheek et Fabien.
SIR ANDRÉ. •
Non, ma foi, je ne resterai pas un moment de plus.
SIR TOBIE.
Ta raison, cher venimeux, dis ta raison.
FABIEN.
II faut absolument que vous donniez votre raison, sir
André.
SIR ANDRÉ.
Morbleu, j'ai vu ma nièce accorder au serviteur du
comte plus de faveurs qu'elle ne m'en a jamais octroyé; je
l'ai vu dans le jardin.
SCENE Xll. 337
SIR ÏOBIE.
Et te voyait-elle pendant tout ce temps-là, mon vieux
garçon? dis-moi ça.
SIR ANDRÉ.
Aussi nettement que je vous vois en ce moment.
FABIEN.
C'est une grande preuve d'amour qu'elle vous a don-
née là.
SIR ANDRÉ.
Jour de Dieu! allez-vous faire de moi un âne?
FABIEN.
Monsieur, j'établirai la légitimité de mon affirmation par
le verdict du jugement et de la raison.
SIR TOBIE.
Qui composaient le jury suprême, avant même que Noé
fût marin.
FABIEN.
Elle n'a témoigné de faveur pour ce jeune homme en
votre présence que pour vous exaspérer, pour réveiller votre
valeur dormeuse, pour vous mettre du feu au cœur et du
soufre dans le foie. Vous auriez dû l'accoster alors; et, par
quelques excellentes railleries, encore toutes neuves de la
forge, vous auriez frappé de mutisme ce jouvenceau. C'est
ce qu'elle attendait de vous, et son attente a été trompée ;
vous avez laissé le temps effacer la double dorure de cette
occasion, et maintenant vous voguez au nord de son es-
time ; et vous y resterez suspendu comme un glaçon à la
barbe d'un Hollandais, à moins que vous ne rachetiez votre
faute par quelque louable action de valeur ou de haute poli-
tique.
SIR ANDRÉ.
Si je fais quelque chose, ce sera un acte de valeur. Car je
hais la politique : j'aimerais autant être Browniste qu'homme
politique (31).
338 LE SOIR DES liOlS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR TOBIE.
Eh bien donc, bâtis ta fortune sur la base de la valeur.
Provoque-moi en duel le page du comte ; blesse-le en onze
endroits ; ma nièce en prendra note ; et, sois-en sûr, il n'y
a pas d'agent d'amour au monde qui fasse valoir un homme
aux yeux d'une femme comme une réputation de cou-
rage.
FABIEN.
Il n'y a que ce moyen, sir André.
SIR ANDRÉ.
L'un de vous deux veut-il lui porter mon cartel ?
SIR TOBIE.
Va, écris-le d'une main martiale; sois cassant et bref.
Peu importe que ce soit spirituel, pourvu que ce soit élo-
quent et plein d'originalité ; lave-lui la tête avec toute la li-
cence de l'encre; situ le tutoies deux ou trois fois, ça ne fera
pas mal; et donne-lui autant de démentis qu'en pourra te-
nir ta feuille de papier, la feuille fût-elle aussi vaste que le
lit de Ware en Angleterre (32). Ya, à l'œuvre ! Qu'il y ait
du fiel suffisamment dans ton encre; quand tu écrirais avec
une plume d'oie, n'importe. A l'œuvre!
SIR ANDRÉ.
Où. vous retrouverai-je?
SIR TOBIE.
Nous te retrouverons à ton Cubiculo. Va.
Sir André sort.
FABIEN.
Voilà un mannequin qui vous est cher, sir Tobie.
SIR TOBIE.
C'est moi qui lui ai été cher, mon garçon ; deux mille li-
vres ou environ.
FABIEN.
Nous aurons de lui une lettre rare ; mais vous ne la re-
mettrez pas.
SCÈNE XII. 339
SIR TOBIE.
Si fait, sur ma foi; et par tous les moyens je pousserai
le jeune homme à répondre. Je crois que ni bœufs ni câ-
bles ne parviendraient à les joindre. Pour André, on n'a
qu'à l'ouvrir; si vous lui trouvez au foie autant de sang
qu'il en faut pour empêtrer la patte d'une mouche, je con-
sens à manger le reste du cadavre.
FABIEN.
Et son jeune adversaire ne porte pas sur son visage de
grands symptômes de férocité.
Entre Maria.
SIR TOBIE.
Tiens ! voici venir le plus petit roitelet de la couvée.
MARIA.
Si vous aimez la gaîté, et si vous voulez rire à avoir des
points de côté, suivez-moi ; ce gobe-mouches de Malvolio
est devenu païen, un vrai renégat ; car il n'est pas de chré-
tien, voulant être sauvé par une croyance orthodoxe, qui
puisse jamais croire à d'aussi grossières extravagances. 11
est en bas jaunes ! /
SIR TOBIE.
Et en jarretières croisées?
MARIA.
Abominablement : comme un pédant qui tient école à
l'église !... Je l'ai traqué, comme si j'étais son meurtrier ;
il obéit de point en point à la lettre que j'ai laissée tomber
pour l'attraper. Son sourire lui creuse sur la face plus de
lignes qu'il n'y en a dans la nouvelle mappe-monde aug-
mentée des Indes (33) ; vous n'avez rien vu de pareil; je
puis à peine m'empêcher de lui flanquer des choses à la
tête. Je suis sûre que madame le frappera ; si elle le fait,
il sourira et le prendra pour une faveur grande.
SIR TOBIE.
Allons, mène-nous, mène-nous où il est.
lis sortent.
340 LE SOlIl DES ROIS UU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SCÈNE XIII.
[Une rue.]
Entrent Antonio et Sébastien.
SÉBASTIEiN.
— Je n'aurais pas voulu vous causer volontairement un
embarras; — mais, puisque vous vous faites de vos peines
un plaisir, — je ne vous gronderai plus.
ANTONIO.
— Il m'a été impossible de rester derrière vous; mon
désir, — plus aigu que l'acier affilé, m'a éperonné en avant :
— ce n'était pas seulement l'envie de vous voir, quoiqu'elle
fût assez forte — pour m'entraîner à un plus long voyage,
— c'était surtout l'inquiétude de ce qui pouvait vous arri-
ver en route, — dans ce pays qui vous est inconnu et qui
pour un étranger — sans guide et sans ami est souvent -
âpre et inhospitalier. Un empressement affectueux, — sur-
excité par ces motifs de crainte, — m'a lancé à votre pour-
suite.
SÉBASTIEN.
Mon bon Antonio, — je ne puis vous répondre que par
des remercîments, — et des remercîments, et toujours des
remercîments : trop. souvent de grands services — se paient
avec cette monnaie qui n'a pas cours; — mais, si mes res-
sources étaient aussi solides que l'est ma conscience, —
vous seriez mieux récompensé. Que ferons-nous? — Irons-
nous voir les reliques de cette ville?
ANTONIO.
— Demain, monsieur; mieux vaut aviser d'abord à votre
logement.
SÉBASTIEN.
— Je ne suis pas fatigué, et la nuit est encore loin ; —
SCÈNE XllI. 341
je vous en prie, satisfaisons nos yeux — par la vue des mo-
numents et des choses^remarquables — qui illustrent cette
ville.
ANTONIO.
Veuillez alors m' excuser. — Je ne puis, sans danger, me
promener dans ces rues. — Une fois, dans un combat na-
val contre les galères du comte, — j'ai rendu quelques ser-
vices, et tellement signalés — que, si j'étais pris ici, on
m'en saurait peu de gré.
SÉBASTIEN.
— Vous avez probablement tué un grand nombre de ses
gens,
ANTONIO.
— L'offense n'est pas aussi sanglante; — bien que les
circonstances et la querelle — fussent de nature à provo-
quer enlre nous un sanglant débat. - Depuis lors tout eût
pu être réparé en restituant — ce que nous avions pris;
c'est ce qu'ont fait, dans l'intérêt de leur trafic, — la plu-
part des citoyens de notre ville ; seul je m'y suis refusé ; —
et c'est pourquoi, si j'étais attrapé ici, — je le paierais
cher.
SÉBASTIEN.
Ne vous montrez donc pas trop en public.
ANTONIO.
— Ce ne serait pas bon pour moi. Tenez, monsieur,
voici ma bourse; — c'est dans les faubourgs du sud, à
l'Éléphant, - que nous serons le mieux logés ; je comman-
derai notre repas, — pendant que vous tuerez le temps et
que vous rassasierez votre curiosité — en visitant la ville ;
vous me retrouverez là-bas.
SÉBASTIEN.
A moi votre bourse ! Pourquoi?
ANTONIO.
— Peut-être vos regards tomberont-ils sur quelque ba-
XIV. 22
342 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
biole — que vous aurez envie d'acheter; et vous n'avez pas
— de fonds, je crois, pour de futiles emplettes.
SÉBASTIEN.
— Je vais être votre porte-bourse, et je vous quitte pour
— une heure.
ANTONIO.
A V Éléphant!
SÉBASTIEN
Je me souviens.
Ils se séparent.
SCÈNE XIV.
[Le jardin d'Olivia.]
Entrent Olivia et Maria.
OLIVIA , rêveuse.
— J'ai envoyé après lui : il dit qu'il viendra. — Com-
ment le fêterai-je? Que lui donnerai-je? — Car la jeunesse
s'achète plus souvent qu'elle ne se donne ou ne se prête.
— Je parle trop haut. — Où est Malvolio?... Il est grave
et amer, —et c'est le serviteur qui convient à ma position...
— Oi:i est Malvoho?
MARIA.
Il arrive, madame, mais dans un bien étrange état. Il est
sûrement possédé, madame.
OLIVIA.
Çà, qu'y a-t-il? est-ce qu'il divague?
MARIA.
Non, madame, il ne fait que sourire; Votre Excellence
ferait bien d'avoir quelque garde près d'elle, s'il vient; car
assurément l'homme a le cerveau fêlé.
OLIVIA.
Va le chercher... Je suis aussi insensée que lui, - s'il y
a parité entre folie triste et folie gaie.
SCÈNE XIV. 343
Entre Malvolio.
Eh bien, Malvolio?
MALVOLIO, avec an sourire fantastique.
Chère dame, ho! ho!
OLIVIA.
Tu souris? Je t'ai envoyé chercher pour une affaire
grave.
MALVOLIO.
Grave, madame? Je puis être fort grave... Ça cause
quelque obstruction dans le sang, ces jarretières croisées.
Mais qu'importe ! si elles plaisent au regard d'une per-
sonne, je puis dire juste comme le sonnet :
Plaire à une, c'est pl'aire à toutes.
OLIVIA.
Ah çà, comment vas-tu, l'ami? Qu'as-tu donc?
'MALVOLIO, souriant.
Il n'y a pas de noir dans mon âme, quoiqu'il y ait du
jaune à mes jambes... C'est arrivé à son adresse, et les
commandements seront exécutés. Je crois que nous avons
reconnu la belle main romaine.
OLIVIA.
Veux-tu aller au lit, Malvolio?
MALVOLIO , souriant.
Au lit? Oui, cher amour; et je veux venir à toi!
OLIVIA.
Que Dieu t'assiste! Pourquoi souris-tu ainsi, et envoies-
tu de la main tant de baisers?
MARIA.
Comment allez- vous, Malvolio?
MALVOLIO, dédaigneusement.
Vous répondre! oui, comme les rossignols répondent aux
corneilles.
344 LE SOIR DES ROIS OU CK QUE VOUS VOUDREZ.
MARIA.
Pourquoi paraissez-vous devant madame avec cette ridi-
cule impertinence?
MALVOLIO.
Ne f effraie pas des grandeurs. C'était bien écrit.
OLIVIA.
Que veux-tu dire par là, Malvolio?
MALVOLIO.
Il en est qui naissent grands...
OLIVIA.
Hein?
MALVOLIO.
Et d'autres qui conquièrent les grandeurs...
omik.
Que dis-tu?
MALVOLIO.
D'autres à qui elles s'imposent.
OLIVL^.
Que le ciel te rétablisse !
MALVOLIO.
Rappelle-toi qui a vanté tes bas jaunes...
OUTLk.
Tes bas jaunes !
MALVOLIO.
Et souhaité te voir avec des jarretières croisées.
OLIVIA.
Des jarretières croisées !
MALVOLIO.
Va, tu es désormais un personnage, si tu le veux.
OLIVIA.
Je suis un personnage !
MALVOLIO.
Sinon, reste à jamais domestique.
SCÈNE XIV. 345
OLIVIA.
Eh! mais c'est une vraie folie de la Saint-Jean (34) !
Entre un valet.
LE VALET.
Madame, le jeune gentilhomme de chez le comte Qrsino
est revenu; j'ai eu grand'peine à le ramener; il attend le
bon plaisir de Votre Excellence.
OLIVIA.
Je vais à lui.
Le valet sort.
Ma bonne Maria, qu'on ait les yeux sur ce compagnon !
Oii est mon oncle Tobie? Que quelques-uns de mes gens
aient de lui un soin spécial ; je ne voudrais pas, pour la
moitié de mon douaire, qu'il lui arrivât malheur.
Sortent Olivia et Maria.
MALVOLIO.
Oh! oh! qu'on m'approche à présent! pas un moindre
personnage que sir Tobie pour prendre soin de moi! Ceci
concorde parfaitement avec la lettre; elle l'envoie exprès
pour que je le traite avec insolence ; car elle m'y invite
dans la lettre. Dépouille ton humble peau, dit-elle, sois ré-
barbatif avec un parent, bourru avec les domestiques;
que ta langue bourdonne des raisons d'état, prends les al-
lures de la singularité. Et conséquemment elle m'indique
la tenue à prendre : le visage grave, le port imposant, la
parole lente, à l'instar d'un personnage de marque, et le
reste à l'avenant. Je l'ai engluée! Mais c'est l'œuvre de
Jéhovah, et que Jéhovah reçoive mes actions de grâce! Et
puis, quand elle s'est retirée, tout à l'heure : Qu'on ait les
yeux sur ce compagnon! Compagnon! non pas Malvolio,
ni le titre de ma fonction, mais compagnon! Eh! mais tout
s'accorde à merveille : pas un grain de scrupule, pas un
scrupule de scrupule, pas un obstacle, pas une circons-
346 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
tance contraire ou équivoque; que peut-on dire? Rien de
possible ne peut plus s'interposer entre moi et la pleine
perspective de mes espérances. Allons, c'est Jéhovah qui a
fait tout cela, et non moi, et c'est à lui qu'il faut rendre
grâces.
Rentre MARIA avec sm ToBiE Belch et Fabien.
SIR TOBIE.
Par cil est-il, au nom de tous les saints? Quand tous les
diables de l'enfer seraient ratatinés en lui, et quand il serait
possédé de Légion même, je lui parlerai.
FABIEN.
Le voici, le voici! Comment ça va-t-il, monsieur? Com-
ment ça va-t-il, l'ami?
MÂLVOLIO.
Retirez-vous : je vous congédie ; laissez-moi jouir de ma
solitude; retirez-vous.
MARIA.
Là ! comme le démon parle en lui d'une voix caverneuse !
Vous l'avais-je pas dit? Sir Tobie, madame vous prie
d'avoir soin de lui.
MALVOLIO.
Ah! ah! a-t-elleditcela?
SIR TOBIE.
Allons, allons, paix, paix ; nous devons agir doucement
avec lui; laissez-moi faire... Comment êtes-vous, Malvolio?
Comment ça va-t-il? Allons! l'ami! hennissez le diable.
Considérez qu'il est l'ennemi de l'humanité!
MALVOLIO.
Savez-vous ce que vous dites ?
MARIA.
Voyez-vous, quand vous parlez mal du diable, comme
il le prend à cœur! Dieu veuille qu'il ne soit pas ensor-
celé!
SCÈNE XIV. 347
FABIEN.
Il faut porter son onde à la sage-femme.
MARIA.
Certes, et ça sera fait demain matin, si je vis. Madame
ne voudrait pas le perdre pour plus que je ne puis dire.
MALVOLIO.
Qu'est-ce à dire, donzelle?
MARIA.
Ah! seigneur!
SIR TOBIE.
Je t'en prie, tais-toi ; ce n'est pas là le moyen. Ne voyez-
vous pas que vous l'irritez? Laissez-moi seul avec lui.
FABIEN.
Pas d'autre voie que la douceur; doucement, douce-
ment. Le diable est brusque et ne veut pas être traité brus-
quement.
SIR TOBIE.
Eh bien, comment va, mon beau coq? Comment es-tu,
mon poulet?
MALVOLIO.
Monsieur?
SIR TOBIE.
Oui, Bibi, viens avec moi. Çà, mon cher, il ne sied pas
à ta gravité de jouer à la fossette avec Satan : à la potence
le noir charbonnier !
MARIA.
Faites-lui dire ses prières; bon sir Tobie, faites-le prier.
MALVOLIO.
Mes prières, pécore?
MARIA.
Non, je vous le déclare, il ne veut plus entendre parler
de chose pie.
MALVOLIO.
Allez tous vous faire pendre ! Vous êtes des créatures de
348 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
rien; je ne suis pas de votre élément; vous en saurez da-
vantage plus tard.
Il sort. ,
SIR TOBIE.
Est-il possible !
FABIEN.
Si ceci était joué sur un théâtre aujourd'hui, je le con-
damnerais comme une impossible fiction.
SIR TOBIE.
Notre mahce l'a empoisonné dans l'âme, mon cher.
MARIA.
Mais maintenant suivons-le; de peur que la malice ne
s'évente et ne se gâte.
FABIEN.
Mais nous le rendrons fou tout de bon.
MARIA.
La maison n'en sera que plus tranquille.
SIR TOBIE.
Venez, nous allons le mettre dans une chambre noire,
et l'attacher. Ma nièce est déjà persuadée qu'il est fou ;
nous pourrons ainsi prolonger la plaisanterie, pour notre
récréation et pour sa pénitence, jusqu'à ce que notre
amusement même, hors d'haleine, nous engage à avoir pi-
tié de lui; alors nous produirons toute la mahce à la barre,,
et nous te proclamerons le suprême médecin des fous.
Mais voyez, mais voyez.
Entre siR André Aguecheck.
FABIEN.
Surcroît de divertissement pour un premier mai !
SIR ANDRÉ.
Voici le cartel, lisez-le; je vous garantis qu'il y a dedans
du vinaigre et du poivre.
SCÈNE XIY. 349
FABIEN.
Est-ce donc si piquant?
SIR ANDRÉ.
Oui, certes, j'en réponds; lisez seulement.
SIR TOBIE.
Donnez.
Il lit.
Jeune homme, qui que tu sois, tu n'es qu'un ladre et
qu'un drôle.
FABIEN.
Bon, vaillant!
SIR TOBIE, lisant.
Ne sois pas surpris, et ne te demande pas avec étonne-
ment pourquoi je f appelle ainsi; car je ne te montrerai pas *
de raison.
FABIEN.
Bonne observation qui vous met à l'abri des coups de la
loi.
SIR TOBIE.
Tu viens chez madame Olivia, et sous mes yeux elle te
traite avec faveur; mais tu en as menti par la gorge,
ce n'est pas pour cela que je te provoque.
FABIEN. '
Très-bref, et parfaitement di... vagué.
SIR TOBIE.
Je te rencontrerai à ton retour; et alors, si ta chance est
de me tuer...
FABIEN.
Bon.
SIR TOBIE.
Tu me tueras comme un chenapan et wn coquin.
FABIEN.
Vous continuez à vous garer du code.
350 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR TOBIE.
Au revoir, et que Dieu admette à sa merci l'une de nos
âmes! Il se peut que ce soit la mienne; mais fai meilleur
espoir, et ainsi prends garde à toi. Ton amiy selon que tu
en useras avec lui, et ton ennemi juré.
André Aguecheek.
Si cette lettre ne parvient pas à le remuer, c'est que ses
jambes ne le peuvent pas; je la lui remettrai.
MARIA.
Vous avez pour ça une bien bonne occasion ; car il est
maintenant en conversation avec madame, et il va partir
tout à l'heure.
SIR TOBIE.
Va, sir André, embusque-toi sur son passage, comme un
recors, au coin du jardin ; aussitôt que tu l'apercevras, dé-
gaine; et, tout en dégainant, jure horriblement; car il ar-
rive souvent qu'un effroyable juron , hurlé d'une voix
de stentor, donne une plus haute idée d'un courage que
ne le ferait la meilleure preuve. En avant.
SIR ANDRÉ.
Ah ! pour les jurons, rapportez-vous-en à moi.
Il sort.
SIR TOBIE.
Eh bien, non, je ne remettrai pas cette lettre; car l'atti-
tude de ce jeune gentilhomme montre qu'il a de la capacité
et de l'éducation; son emploi d'intermédiaire entre son sei-
gneur et ma nièce ne prouve pas moins : conséquemment
cette lettre, si parfaitement inepte, ne lui causerait pas la
moindre terreur; il reconnaîtrait qu'elle vient d'un oison.
Mais, mon cher, je transmettrai le cartel de vive voix ; je ferai
à Aguecheek une notable réputation de valeur; et j'incul-
querai à ce gentilhomme (que la jeunesse, j'en suis sûr, doit
rendre facilement crédule) la plus formidable idée de sa
i
SCÈNE XIV. 351
rage, de son adresse, de sa furie et de son impétuosité.
Grâce à moi, ils auront l'un de l'autre une telle peur qu'ils
se tueront mutuellement du regard, comme des basilics.
Entrent Olivia et Viola.
FABIEN.
Le voici qui vient avec votre nièce ; laissons-leur le
champ libre, jusqu'à ce qu'il se retire, et aussitôt entre-
prenez-le.
SIR TOBIE.
Je vais pendant ce temps méditer quelque horrible rédac-
tion pour le cartel.
Sortent sir Tobie, Fabien et Maria.
OLIVIA.
— J'en ai trop dit à un cœur de pierre, — et j'ai trop
imprudemment exposé mon honneur. — Il y a en moi
quelque chose qui me reproche ma faute ; — mais c'est
une faute si puissamment opiniâtre — qu'elle brave les
reproches.
VIOLA.
— Tous les caractères de votre passion, — l'affection de
mon maître les a.
OLIVIA.
— Tenez, portez ce joyau en souvenir de moi ; c'est mon
portrait; — ne le refusez pas, il n'a pas de voix pour vous
importuner. — Et, je vous en conjure, revenez demain,—
Sollicitez de moi ce que vous voudrez, je ne vous refuserai
rien — de ce que l'honneur peut sans danger accorder à
une sollicitation.
VIOLA.
— Je ne sollicite que ceci, votre amour sincère pour
mon maître.
OLIVIA.
— Comment puis-je lui donner, en honneur, ce — que
je vous ai donné?
352 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
VIOLA.
Je vous absoudrai.
OLIVIA.
— Eh bien, reviens demain. Adieu. — Un démon comme
toi serait capable d'emporter mon âme en enfer.
Elle sort.
Rentrent siR ToBiE Belch et Fabien.
SIR TOBIE, à Viola.
Gentilhomme, Dieu te garde !
VIOLA.
Et VOUS aussi, monsieur !
SIR TOBIE.
Mets-toi sur la défensive ; de quelle nature sont tes torts
envers lui, je ne sais ; mais ton adversaire, plein de ressen-
timent, sanguinaire comme le chasseur, t'attend au bout du
jardin. Dégaine ton estoc, prépare-toi lestement, car ton
assaillant est vif, adroit et acharné.
VIOLA.
Vous faites erreur, monsieur; je suis sûr que personne
n'a de querelle avec moi; ma mémoire parfaitement nette ne
me rappelle aucune offense commise envers qui que ce soit.
SIR TOBIE.
Vous reconnaîtrez le contraire, je vous assure; consé-
quemment, si vous attachez quelque prix à votre vie,
tenez-vous sur vos gardes ; car votre rival a en lui toutes les
ressources que la jeunesse, la force, l'adresse et la colère
peuvent fournir à un homme.
VIOLA.
Mais, monsieur, qui est-il, je vous prie?
SIR TOBIE.
C'est un chevalier, armé d'une rapière intacte, une ré-
putation de salon ; mais, dans une querelle privée, c'est un
diable; il a déjà séparé trois âmes de leurs corps; et son
SCENE XIV. 353
exaspération en ce moment est si implacable que les affres
de la mort et du sépulcre peuvent seuls lui faire satisfaction :
advienne que pourra, voilà sa devise : vaincre ou mourir.
VIOLA.
Je vais rentrer dans la maison, et demander à madame
quelque escorte. Je ne suis pas batailleur. J'ai ouï parler
d'une espèce d'hommes qui cherchent querelle aux autres
uniquement pour tâter leur valeur : c'est probablement un
homme qui a ce travers.
SIR TOBIE.
NoD, monsieur; son indignation dérive d'une injure
très-formelle; ainsi marchez, et faites-lui satisfaction. Vous
ne retournerez pas à la maison, sans du moms tenter
avec moi l'épreuve que vous pourriez tout aussi sûre-
ment affronter avec lui. Ainsi, marchez, ou mettez à nu
votre épée; car il faut, de toute manière, que vous vous
battiez, ou que vous renonciez à porter une lame au côté.
VIOLA.
Ceci est aussi incivil qu'étrange. Je vous en prie, ren-
dez-moi le courtois service de demander au chevalier quelle
est mon offense envers lui; ce ne peut être de ma part qu'un
acte d'inadvertance, nullement de ma volonté.
Sm TOBIE.
Je le veux bien. Signor Fabien, restez près de ce gentil-
homme jusqu'à mon retour.
Sort sir Tobie.
VIOLA.
Dites-moi, monsieur , avez-vous connaissance de cette
affaire ?
FABIEN.
Je sais que le chevalier est furieux à mort contre vous ;
mais rien de plus.
VIOLA.
Quelle espèce d'homme est-ce, je vous prie?
354 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
FABIEN.
A le juger par sa raine, vous ne devineriez pas en lui le
prodigieux personnage que vous reconnaîtrez sans doute à
l'épreuve de sa valeur. C'est vraiment, monsieur, le plus
adroit, le plus sanglant, le plus fatal adversaire que vous
puissiez trouvez dans toute l'Illyrie. Voulez- vous venir à sa
rencontre? Je ferai votre paix avec lui, si je peux.
VIOLA.
Je vous en serai fort obligé ; je suis de ceux qui emboi-
teraient le pas avec messire le prêtre plus volontiers qu'a-
vec messire le chevalier. Je ne tiens nullement à donner
une si haute idée de ma fougue.
Ils sortent.
SCÈNE XV.
[Une avenue au bout du jardin d'Olivia.]
Entrent Sir Tobie et sir André.
SIR TOBIE.
Eh ! mon cher, c'est un vrai diable ! je n'ai jamais vu
virago de cette espèce. J'ai fait une passe avec lui, rapière
au fourreau ; et il m'a porté une botte d'une si mortelle
vitesse qu'il est impossible de l'éviter; et, à la riposte, il vous
réplique aussi infailliblement que vos pieds touchent le
terrain sur lequel ils marchent. On dit qu'il a été le maître
d'armes du Sophi.
SIR ANDRÉ.
Diantre ! je ne veux pas avoir affaire à lui.
SIR TOBIE.
Oui, mais maintenant il ne veut plus s'apaiser. Fabien a
grand'peine à le retenir là-bas.
SIR ANDRÉ.
Malepeste ! Si j'avais pu croire qu'il fût si vaillant et si
habile à l'escrime, je l'aurais vu aller au diable avant de
SCÈNE XV. 355
le provoquer. Qu'il laisse tomber l'affaire, et je lui donne-
rai mon cheval, le gris Capulet.
SIR TOBIE.
1^ Je ferai la proposition. Restez là, faites bonne conte-
' nance; ceci finira sans qu'il y ait perdition d'âme.
A part.
Morbleu, je saurai mener ton cheval aussi aisément que
toi.
Entrent Fabien et Viola.
Bas à Fabien.
J'ai son cheval pour arranger la querelle ; je lui ai per-
suadé que le jouvenceau est un diable.
FABIEN, bas à Tobie.
Celui-ci a de lui une idée aussi effroyable ; il est haletant
et pâle, comme s'il avait un ours à ses talons.
SIR TOBIE, bas, à Viola.
Il n'y a pas de remède, monsieur; il veut se battre avec
vous pour l'honneur de son serment ; en effet, il a ré-
fléchi plus mûrement à la querelle et il trouve à présent que
ce n'est plus la peine d'en parler; dégainez donc, pour l'ac-
quit de sa parole ; il proteste qu'il ne vous fera pas de mal.
VIOLA, à part.
Que Dieu me protège ! Pour un rien je leur dirais de
combien il s'en faut que je sois un homme.
FABIEN, à Viola.
Rompez, si vous le voyez furieux.
SIR TOBIE, bas à sir André.
Allons, sir André, il n'y a pas de remède ; ce gentil-
homme veut, pour son honneur, faire une botte avec vous;
il ne peut s'en dispenser, en vertu des lois du duel ; mais il
m'a promis, sur sa foi de gentilhomme et de soldat , de ne
pas vous faire de mal. Allons! en garde !
356 LE SOIR DES ROIS UU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR ANDRÉ.
Dieu veuille qu'il tienne son engagement !
Il dégaîae.
Entre ANTONIO.
VIOLA.
Je vous assure que c'est contre ma volonté !
Elle dégaine.
ANTONIO, à sir André.
— Rengainez votre épée. Si ce jeune gentilhomme —
vous a offensé, je prends la faute sur moi. — Si c'est vous
qui l'offensez, c'est moi qui vous défie.
11 dégaîne.
SIR TOBIE.
— Vous, monsieur! Et qui êtes-vous?
ANTONIO.
~ Quelqu'un, monsieur, qui par amour pour lui ferait
plus d'actions d'audace — qu'il ne s'est vanté d'en faire,
vous présent. —
Il montre Viola.
SIR TOBIE.
Oui-dà, si vous vous chargez des querelles d'autrui, je
suis votre homme.
Il dégatne.
Entrent deux officiers de justice.
FABIEN.
Ah! bon sir Tobie, arrêtez; voici les officiers de justice.
^IR TOBIE, à Antonio.
Je serai à vous tout à l'heure.
VIOLA , à sir André.
Je VOUS en prie, monsieur, rengainez votre épée, s'il
vous plaît.
SIR ANDRÉ.
Morbleu, je le veux bien, monsieur. Et, quant à ce que
SCENE XV. 357
je vous ai promis, je tiendrai parole : il vous portera aisé-
ment, et il a la bouche fine.
PREMIER OFFICIER, montrant Antonio.
Voici l'homme ! Fais ton devoir.
DEUXIÈME OFFICIER.
— Antonio, je t'arrête à la requête — du comte Orsino,
ANTONIO.
Vous vous méprenez, monsieur.
PREMIER OFFICIER.
— Non, monsieur, nullement; je reconnais bien votre
visage, — bien qu'en ce moment vous n'ayez pas de bon-
net de marin sur la tête. - Emmenez-le; il sait que je le
connais bien.
ANTONIO.
— Je dois obéir.
A Viola.
Ceci m'arrive en vous cherchant, — mais il n'y a pas de
remède; j'aurai des comptes à rendre. — Qu'allez-vous
faire? Maintenant la nécessité — me force à vous redeman-
der ma bourse. Je suis bien plus — affligé de mon im-
puissance à vous être utile désormais — que de ce qui
m'advient à moi-même. Vous restez interdit, — mais ayez
courage.
DEUXIÈME OFFICIER.
Allons, monsieur, en marche!
ANTONIO.
— Je dois réclamer de vous une partie de cet argent.
VIOLA.
Quel argent, monsieur? — En considération de la gracieuse
sympathie que vous venez de me témoigner, — et aussi par
égard pour vos ennuis présents, — je veux bien sur mes
maigres et humbles ressources — vous prêter quelque
chose; mon avoir n'est pas considérable; — je veux bien
XIV. 23
358 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
le partager avec vous : — tenez, voici la moitié de ma ré-
serve.
ANTONIO.
Allez-vous me renier à présent? — Est-il possible que
mon dévouement pour vous — soit ainsi méconnu? Ne tentez
pas ma misère, —de peur qu'elle ne me fasse perdre la tête,
— et que je ne vous reproche les services — que je vous ai
rendus.
VIOLA.
Quels services? je ne sais; —je ne connais même ni
votre voix ni vos traits. — Je hais l'ingratitude dans un
homme plus — que le mensonge, la vanité, le bavardage,
l'ivrognerie, — ou tout autre vice dont le ferment corrup-
teur — est dans notre sang débile.
ANTONIO.
Ociel!
DEUXIÈME OFFICIER.
Allons, monsieur, je vous en prie, partons.
ANTONIO.
— Laissez-moi dire un mot. Ce jeune homme que vous
voyez là, — je l'ai arraché, déjà à demi-englouti, aux
mâchoires de la mort; — je l'ai secouru, et avec quelle af-
fectueuse ferveur ! — A son image, qui me semblait res-
pirer — les plus vénérables vertus, j'ai rendu un culte.
PREMIER OFFICIER.
— Qu'est-ce que ça nous fait? Le temps passe ; en route!
ANTONIO.
— Oh! mais quelle vile idole devient ce dieu ! — Sébastien,
tuas déshonoré une noble physionomie. —Dans la nature il
n'y a de laideur que celle de l'âme. — Nul ne peut être
appelé difforme que l'improbe. — La vertu est la beauté.
Quant au vice beau, -ce n'est qu'un coffre vide, surchargé
d'ornements par le démon î
SCÈNE XV. • 359
PREMIER OFFICIER.
— L'homme devient fou; emmenez-le... — Allons,
allons, monsieur.
ANTONIO.
Conduisez-moi.
Les officiers sortent avec Antonio.
VIOLA, à part.
— Ses paroles jaillissent avec une telle émotion qu'on
dirait —qu'il est convaincu; moi, je ne le suis pas encore.
— Ne me trompe pas, imagination, oh! ne me trompe pas,
- et puissé-je, frère chéri, avoir été prise pour vous !
SIR TOBIE.
Viens çà, chevalier; venez çà, Fabien; nous allons chu-
choter entre nous deux ou trois sages sentences.
VIOLA, à part.
— Il a nommé Sébastien... Je vois toujours mon frère —
vivant dans mon miroir ; traits pour traits, — tel était le
visage de mon frère ; il allait — toujours dans ce costume ;
même couleurs, mêmes ornements ; — car je l'imite en
tout... Oh! si cela est, — les tempêtes sont miséricor-
dieuses, et la vague amère est douce et bonne !
Elle sort.
SIR TOBIE.
Un garçon déshonnête et vil, et plus couard qu'un lièvre!
Sa déshonnêteté se manifeste en abandonnant son ami, là,
dans le besoin, et en le reniant; et quant à sa couardise^
interrogez Fabien.
FABIEN.
Un couard, dévotement couard, religieux dans la couar-
dise.
SIR ANDRÉ.
Palsembleu ! je vais lui courir sus et le battre.
SIR TOBIE.
Oui, houspille-le soUdement, mais ne tire pas l'épée...
360 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SIR ANDRÉ.
Si je ne le fais pas...
]I sort.
FABIEN.
Allons voir l'événement.
SIR TOBIE.
Je parierais n'importe quelle somme qu'il n'arrivera rien
encore.
Us sortent.
SCÈNE XVI.
[Uue place devant la maison d'Olivia.]
Entrent Sébastien et Feste.
FKSTE.
Voulez-vous me faire accroire qu'on ne m'a pas envoyé
vous chercher?
SÉBASTIEN.
Allons, allons, tu es un fou. Débarrasse-moi de toi.
TESTE.
Bien soutenu, ma foi! Non, je ne vous connais pas, et je
ne vous suis pas envoyé par madame pour vous dire de
venir lui parler ! Votre nom n'est pas monsieur Césario, et
ceci non plus n'est pas mon nez ! Rien de ce qui est, n'est.
SÉBASTIEN.
Je t'en prie, va éventer ailleurs ta folie. Tu ne me con-
nais pas.
FESTE.
Éventer ma folie ! Il a entendu dire ce mot-là à quelque
grand personnage, et maintenant il l'applique à un fou.
Éventer ma folie! J'ai bien peur que ce grand badaud,
le monde, ne soit qu'un gobe-mouches... Voyons, je t'en
SCÈNE XVI. 361
prie, dessangle ton étrangeté, et dis-moi ce que je dois
éventer à madame : lui éventerai-je que tu viens?
SÉBASTIEN.
— Je t'en prie, Béotien stupide, laisse-moi : - voici de
l'argent pour toi... Si vous restez plus longtemps, — je
paierai en monnaie moins agréable.
FESTE.
Ma foi, tu as une main libérale. Ces sages, qui donnent
de l'argent aux fous, s'assurent une bonne réputation pour
un bail de quatorze ans.
Entrent siR André, sir Tobie et Fabien.
SIR ANDRÉ, à Sébastien.
Enfin, monsieur, je vous ai retrouvé ! Voilà pour vous.
]1 frappe Sébastien.
SÉBASTIEN.
Eh bien, voilà pour toi, et encore, et encore ! Est-ce que
tous les gens sont fous ici?
Il bat sir André.
SIR TOBIE.
Arrêtez, monsieur, ou je jette votre dague par-dessus la
maison.
FESTE.
Je vais vite dire ça à madame : je ne voudrais pas être
dans l'une de vos cottes pour quatre sous.
Feste sort.
SIR TOBIE, retenant Sébastien.
Allons, monsieur, arrêtez.
SIR ANDRÉ.
Non, lâchez-le ; je m'y prendrai avec lui d'une autre
façon; je lui intenterai une action pour voies de fait, s'il
existe des lois en Illyrie. Quoique je l'aie frappé le pre-
mier, peu importe.
362 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
SÉBASTIEN, à sir Tobie.
Ote ta main.
SIR TOBIE.
Allons, monsieur, je ne vous lâcherai pas. Allons, mon
jeune soldat, rengainez cette lame; vous êtes bien trempé;
allons.
SÉBASTIEN.
— Je me débarrasserai de toi.
Il se dégage et met l'épée à îa main.
Que prétends-tu maintenant? — Si tu oses me provoquer
encore, tire ton épée.
SIR TOBIE.
— Quoi ! quoi ! Allons, il faut que je vous tire une once
ou deux de ce sang insolent.
Il dégaine.
Entre Olivia.
OLIVIA.
— Arrête, Tobie ; sur ta vie, je te l'ordonne, arrête.
SIR TOBIE.
Madame !
OLIVIA.
— Vous serez donc toujours le même, méchant incorri-
gible, ~ fait pour les montagnes et les antres barbares —
011 l'urbanité ne fut jamais prêchée! Hors de ma vue î -
Ne soyez pas offensé, cher Césario... — Rustre, va-t-en...
Sortent sir Tobie, sir André et Fabien.
A Sébastien.
Je t'en prie, doux ami, — que ta noble raison, et non ta
passion, te guide — en présence de cet incivil et inique
attentat — contre ton repos. Rentre avec moi; — et quand
tu sauras combien de folles équipées — a commises cet in-
fâme, tu — souriras de celle-ci, Viens, il le faut; - ne me
SCÈNE XVIL 363
refuse pas. Maudit soit-il, — d'avoir fait frémir en toi mon
pauvre cœur !
SÉBASTIEN.
— Quel sens a tout ceci? De quel côté va le courant? —
Ou je suis fou ou ceci est un rêve. — Soit! que l'illusion
continue de plonger mes sens dans son Léthé ! — Si c'est pour
rêver ainsi, puissé-je dormir toujours!
OLIVIA.
— Allons, viens, je te prie. Laisse-toi guider par moi.
SÉBASTIEN.
— Madame, je veux bien.
OLIVIA.
Oh. ! dis-le, et ainsi soit-il !
Ils sortent.
SCÈNE XVII.
[Dans la maison d'Olivia,]
Entrent Maria et Feste.
MARIA.
Ah çà, je t'en prie, mets cette soutane et cette barbe;
fais-lui accroire que tu es sir Topas, le curé; hâte-toi; je
vais chercher sir Tobie pendant ce temps-là.
Sort Maria.
FESTE, endossant la soutane.
Soit, je vais mettre ça, et me dissimuler là-dedans; plût
à Dieu que je fusse le premier qui eût dissimulé sous une
pareille robe ! Je ne suis pas assez gras pour bien remplir
la fonction, ni assez maigre pour être réputé bon savant ;
mais autant vaut être honnête homme et bon ménager
qu'homme habile et grand clerc. Voici les confédérés qui
entrent.
364 LE SOm DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
Entrent siR ToBiE Belch et Maria.
SIR TOBIE.
Que Jupin te bénisse, monsieur le curé !
FESTE.
Bonos dies, sir Tobie; car, comme le disait fort spiri-
tuellement à une nièce du roi Gorboduc le vieil ermite de
Prague, qui n'avait jamais vu ni plume ni encre : Ce qui
est, est. Ainsi, moi, étant monsieur le curé, je suis mon-
sieur le curé. Car qu'est-ce que cela, sinon cela? Qu'est-ce
qu'être, sinon être?
SIR TOBIE, montrant une pièce où est enfermé Malvolio.
A lui, sir Topas !
FESTE, haussant la voix.
Holà, dis-je ! paix dans cette prison !
SIR TOBIE.
Le drôle contrefait à merveille; habile drôle î
MALVOLIO, dans une chambre voisine.
Qui appelle là ?
FESTE.
Sir Topas, le curé, qui vient visiter Malvolio le luna-
tique.
MALVOLIO.
Sir Topas, sir Topas, bon sir Topas, allez trouver ma-
dame!
FESTE.
Dehors, démon hyperbolique ! Comme tu tourmentes cet
homme! Tu ne parles donc que de dames?
SIR TOBIE.
Bien dit, monsieur le curé,
MALVOLIO.
Sir Topas, jamais homme ne fut à ce point outragé. Bon
sir Topas, ne croyez pas que je sois fou ; ils m'ont enfermé
ici dans d'affreuses ténèbres.
SCÈNE XVII. 365
FESTE.
Fi! déshonnête Satan ! je t'appelle dans les termes les
plus modestes; car je suis de ces bonnes gens qui traitent
le diable même avec courtoisie. Tu dis que cette salle" est
ténébreuse?
MALVOLIO.
Comme l'enfer, sir Topas !
FESTE.
Bah ! elle a des fenêtres cintrées transparentes comme
des barricades ; et les croisées du côté du sud- nord sont lus-
trées comme l'ébène; et pourtant tu te plains de l'obscurité!
MALVOLIO.
Je ne suis pas fou, sir Topas; je vous dis que cette salle
est ténébreuse.
FESTE.
Fol homme, tu erres; je dis, moi, qu'il n'y a d'autres
ténèbres que l'ignorance, dans laquelle tu es plus empêtré
que les Égyptiens dans leur brouillard.
MALVOLIO.
Je dis que cette salle est aussi ténébreuse que l'igno-
rance, l'ignorance fût-elle aussi ténébreuse que l'enfer ; et
je dis qu'il n'y a jamais eu d'homme aussi indignement
traité; je ne suis pas plus fou que vous ne l'êtes; faites-en
l'épreuve dans un interrogatoire régulier.
FESTE.
Quelle est l'opinion de Pythagore concernant le volatile
sauvage?
MALVOLIO.
Que l'âme de notre grand'mère pourrait bien être logée
dans un oiseau.
FESTE.
Que penses-tu de son opinion ?
366 LE SOTR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
MÂLVOLIO.
J'ai une noble idée de l'âme, et je n'approuve nulle-
ment son opinion.
FESTE.
Adieu. Reste toujours dans les ténèbres; je ne te recon-
naîtrai du bon sens que quand tu soutiendras l'opinion de
Pythagore, et quand tu craindras de tuer une bécasse de
peur de déposséder l'âme de ta mère-grand. Adieu!
MALYOLTO.
Sir Topas! Sir Topas!
SIR TOBIE.
Mon exquis sir Topas !
FESTE.
Dame, je nage dans toutes les eaux !
MARIA.
Tu aurais pu faire tout ça sans barbe ni soutane : il ne te
voit pas.
SIR TOBIE.
Parle-lui de ta voix naturelle, et tu viendras me dire
comment tu le trouves. Je voudrais que nous fussions con-
grûment dépêtrés de cette farce. S'il peut être mis en
liberté sans inconvénient, je désire qu'il le soit; car je
suis maintenant tellement mal avec ma nièce que je ne
puis sans imprudence pousser cette plaisanterie à l'extrême.
Viens tout à l'heure dans ma chambre.
Sir Tobie et Maria sortent.
Fou!
FESTE, chantant.
Hé ! Robin, joyeux Robin,
Dis-moi comment va ta dame.
MALVOLIO, appelant.
TESTE.
Madame est insensible, pardi!
SCÈNE XVIL 367
MALVOLIO.
Fou!
FESTE.
Hélas! pourquoi est-elle ainsi?
MALVOLIO.
Fou! m'entends-tu?
FESTE.
Elle en aime une autre...
Qui appelle? hein!
MALVOLIO.
Bon fou, si jamais tu voulus m' obliger, procure-moi une
chandelle, une plume, de l'encre, et du papier; foi de gen-
tilhomme, je vivrai pour te prouver ma reconnaissance.
FESTE.
Maître Malvolio!
MALVOLIO.
Oui, bon fou.
FESTE.
Hélas! monsieur, comment se fait-il que vous ayez perdu
vos cinq esprits?
MALVOLIO.
Fou, il n'y a jamais eu d'homme si notoirement outragé;
je suis dans mon bon sens, fou, aussi bien que toi.
FESTE.
Aussi bien seulement? Alors vous êtes en démence tout
de bon, si vous n'êtes pas plus dans votre bon sens qu'un
fou.
MALVOLIO.
Ils se sont emparés de moi, m'enferment dans les té-
nèbres, m'envoient des ministres, des ânes, et font tout
ce qu'ils peuvent pour me faire perdre l'esprit.
FESTE.
Faites attention à ce que vous dites ; le ministre est là.
368 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
Changeant de voix,
Malvolio, Malvolio, que les cieux restaurent tes esprits !
tâche de dormir et iaisse-là ton vain charabias.
MALVOLIO.
Sir Topas !
FESTE, variant ses intonations.
N'échangez plus de paroles avec lui, mon bon ami...
Qui, moi, monsieur? je ne lui parle pas, monsieur.
Qu'Dieu v's soit en aide, bon sir Topas!... Ma foi, amen!...
D'accord, monsieur, d'accord.
MALVOLIO, appelant.
Fou, fou, fou! entends-tu?
FESTE.
De grâce, monsieur, patience ! Que voulez-vous, mon-
sieur? on me gronde quand je vous parle.
MALVOLIO.
Bon fou, procure-moi de la lumière et du papier; je
t'affirme que j'ai mon bon sens autant qu'homme en
Illyrie.
FESTE.
Hélas!... que ne l'avez-vous, monsieur!
MALVOLIO.
Je te jure que je l'ai. Bon fou, de l'encre, du papier, et
de la lumière; et puis transmets à madame ce que j'aurai
écrit; et jamais tu n'auras plus gagné à porter une lettre.
TESTE.
Je vais faire ça pour vous. Mais dites-moi franchement,
est-il vrai que vous n'êtes pas fou, ou faites-vous le malin?
MALVOLIO.
Crois-moi, je ne suis pas fou ; je te dis la vérité.
FESTE.
Allons, je ne croirai plus un homme fou, que je n'aie
vu sa cervelle. Je vais vous chercher de la lumière, du
papier et de l'encre.
SCÈNE XVlll. 369
MALVOLIO.
,« Fou, je te récompenserai de la plus insigne manière ; je
I t'en prie, pars.
FESTE, chantant. •
Je pars, monsieur.
Et tout à l'heure, monsieur,
Je reviens à vous,
Pour pourvoir à vos besoins,
lia un clin d'œil^
Comme l'antique bouffon.
Qui, avec un sabre de bois.
Dans sa rage et dans sa furie,
Comme un fol enfant,
Criait au diable : Ah ! ha !
Rogne tes ongles, papa,
Adieu, bon cacochyme!
11 sort.
SCÈNE XVIII.
[Le jardin d'Olivia.]
Entre Sébastien.
SÉBASTEN.
— Voici bien le grand air; voilà bien le glorieux soleil.
— Cette perle qu'elle m'a donnée, je la sens, je la vois; —
et quelle que soit l'extase qui m'enivre ainsi, — ce n'est
pas de la folie... Oià est donc Antonio? — Je n'ai pas pu
le trouver à l'Éléphant; — pourtant il y a été, et j'ai reçu
là avis — qu'il était allé parcourir la ville pour me cher-
cher. — Ses utiles conseils en ce moment auraient été
de l'or pour moi; — car mon intelligence, aidée de mes
sens, a beau se rendre compte — qu'il y a ici quelque
erreur, et non de la folie; — pourtant cet accident, ce dé-
luge de bonnes fortunes — est tellement inouï, tellement
370 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
inexplicable — que je serais tenté de n'en pas croire mes
yeux — et de quereller ma raison qui se refuse — à ad-
mettre que je sois fou — ou que cette dame soit folle;
mais, si elle l'était, — elle ne pourrait pas gouverner sa
maison, commander à ses gens, — prendre en main les
affaires et les renvoyer dûment expédiées — avec ce calme,
cette mesure, cette fermeté — que je remarque dans toute
sa conduite; il y a là- dessous — quelque énigme... Mais voici
la dame.
Entrent Olivia et un prêtre.
OLIVIA.
— Ne blâmez pas cette précipitation. Si vos intentions
sont bonnes, — venez maintenant avec moi et avec ce saint
homme — à la chapelle voisine ; là, en sa présence, — et
sous ce toit consacré, ~ engagez-moi votre foi en pleine
assurance, — de sorte que mon âme trop jalouse et trop in-
quiète — puisse vivre en paix. Il gardera le secret de notre
union, — jusqu'à ce que vous vous décidiez à la rendre
publique; — et alors nous en ferons une célébration —
digne de ma naissance. Qu'en dites-vous?
SÉBASTIEN.
— Je suivrai ce bonhomme, et j'irai avec vous; — et,
vous ayant juré fidélité, je serai à jamais fidèle.
OLIVIA.
— Montrez-nous donc le chemin, bon père; et que le
ciel resplendissant — marque de tout son éclat l'acte que
je vais accomphr.
Us sortent.
SCÈNE XIX. 371
SCÈNE XIX.
[Une place devant la maison d'Olivia,]
Entrent Feste et Fabien.
FABIEN.
Maintenant, si tu m'aimes, laisse-moi voir cette lettre.
FESTE.
Bon monsieur Fabien, accordez-moi autre chose.
FABIEN.
Tout.
FESTE.
Ne me demandez pas à voir cette lettre.
FABIEN.
C'est comme si, après t'avoir donné mon chien, je te le
redemandais en récompense.
Entrent le duc. Viola, et les gens de la suite.
LE DUC.
Appartenez-vous à madame Olivia, mes amis?
TESTE.
Oui, monsieur; nous sommes de ses objets de luxe.
LE DUC.
Je te reconnais bien. Comment te trouves-tu, mon gar-
çon?
FESTE.
Ma foi, monsieur, je me trouve mieux de mes ennemis,
mais moins bien de mes amis.
LE DUC.
Juste le contraire ! tu veux dire mieux de tes amis.
FESTE.
Non, monsieur, moins bien.
372 LK SOIK DES KOlS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
LE DUC.
Comment est-ce possible ?
FESTE.
Dame, monsieur, mes amis me vantent et font de moi
un âne ; mes ennemis au contraire me disent franchement
que je suis un âne; si bien que par mes ennemis, mon-
sieur, j'arrive à me mieux connaître moi-même, et que par
mes amis je suis abusé. Si donc, en fait de raisonnement
comme en fait de baisers, quatre négations valent deux af-
firmations, j'ai raison de dire que je me trouve moins bien
de mes amis et mieux de mes ennemis.
LE DUC.
Ah ! voilà qui est excellent.
FESTE.
Ma foi non, monsieur, bien qu'il vous plaise d'être de
mes amis.
LE DUC.
Tu ne t'en trouveras plus mal : voici de l'or.
FESTE.
Si ce n'était vous engager à la duplicité, monsieur, je
vous prierais de faire récidive.
LE DUC.
Ah! tu me donnes là un mauvais conseil.
FESTE.
Pour cette fois, monsieur, mettez Votre Grâce dans votre
poche, et que la chair et le sang obéissent!
LE DUC.
Soit! je consens à commettre le péché de duplicité; voici
encore de l'or.
FESTE.
Primo, secundo, tertio! voilà le beau jeu! Un vieux pro-
verbe dit que le troisième coup répare tout. Le triplex, mon-
sieur, c'est une mesure fort dansante; les carillons de
SCENE XIX. 373
Saint-Benoît vous le rappelleraient au besoin, monsieur.
Une, deux, trois!
LE DUC.
Pour le coup, vous ne m'escamoterez plus d'argent ; si
vous voulez faire savoir à votre maîtresse que j'attends ici
pour lui parler, et si vous la ramenez avec vous, peut-
être ma munificence s'éveillera-t-elle encore.
TESTE.
Eh bien, monsieur, bercez votre munificence jusqu'à ce
que je revienne. Je pars, monsieur; mais je ne voudrais
pas que vous pussiez supposer que mon désir de posséder
est péché de convoitise ; pourtant, comme vous dites, que
votre munificence fasse un petit somme, je vais la réveiller
tout à l'heure.
Il sort.
Entrent ANTONIO et des OFFICIERS de justice.
VIOLA.
— Seigneur, voilà l'homme qui est venu à ma rescousse.
LE DUC.
— Je me rappelle bien sa figure ; — pourtant, la dernière
fois que je l'ai vue, elle était charbonnée, — comme la face
noire de Vulcain, par la fumée de la guerre ; — il était le
capitaine d'un chétif navire — dont le faible tirant d'eau et
les proportions faisaient pitié ; — et il a donné un si terri-
ble abordage — au plus noble bâtiment de notre flotte —
que l'envie même et la voix de la défaite — criaient : Hon-
neur et gloire à lui !.. De quoi s'agit-il?
PREMIER OFFICIER.
— Orsino, voici cet Antonio — qui enleva de Candie le
Phénix et sa cargaison ; — voici celui qui attaqua le Tigre
à cet abordage — oii votre jeune neveu Titus perdit la
jambe ; — ici, dans les rues, où. l'égarait une impudence
XIV. 24
374 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
désespérée, — au milieu d'une querelle particulière nous
l'avons arrêté.
VIOLA.
— Il m'a rendu service, seigneur, il a tiré l'épée pour
ma défense ; — mais, à la fin, il m'a adressé d'étranges
paroles, — je ne sais plus quelles folies!
LE DUC.
— Insigne pirate ! Écumeur d'eau salée ! — Quelle folle
hardiesse t'a donc livré à la merci de ceux — qu'à des condi-
tions si sanglantes et si rigoureuses - tu as faits tes en-
nemis?
ANTONIO.
Orsino, noble seigneur, — permettez que je repousse les
noms que vous me donnez ; — jamais Antonio ne fat ni un
écumeur ni un pirate, — quoiqu'il soit, pour des motifs
suffisants, j'en conviens, — l'ennemi d'Orsino. Un sorti-
lège m'a attiré ici : — ce garçon, ingrat entre tous, que
voilà, à votre côté, — je l'ai arraché à la bouche enragée et
écumante — de la rude mer. Il n'était plus qu'une épave
désespérée; — je lui donnai la vie, et, avec la vie, — mou
affection, sans réserve, sans restriction, — mon dévoue-
ment absolu. Pour lui, — par pure amitié, je me suis ex-
posé — aux dangers de cette ville ennemie; — j'ai tiré
l'épée pour le défendre quand il était attaqué ; — j'ai été
arrêté, et c'est alors qu'inspiré par une lâche dissimulation,
— ne voulant pas partager mes périls, — il m'a renié en face,
— et qu'il est devenu, en un clin d'œil , comme un étranger —
qui m'eût perdu de vue depuis vingt ans; il m'a refusé ma
propre bourse, — que j'avais mise à sa disposition — une
demi-heure à peine auparavant.
VIOLA.
Comment cela se pourrait-il ?
LE DUC.
— Quand est-il arrivé dans cette ville ?
SCÈNE XIX. 375
ANTONIO.
— Aujourd'hui, milord ; et depuis trois mois, — sans
intériiïi, sans interruption même d'une minute, — nuit et
joiir nous avons vécu enspmblp,
Entrent Olivia et sa suite.
LE DUC.
— Voici venir la comtesse ; maintenant, le ciel marche
sur la terre!... — Quant à toi, l'ami, l'ami, tes paroles sont
folie pure : — il y a trois mois que ce jeune homme est à
mon service. — Mais nous reparlerons de ça tout à l'heure.
Qu'on le tienne à l'écart.
OLIVIA.
— Que désire mon seigneur qu'il ne puisse obtenir? —
Et quel service OUvia peut-elle lui rendre?
A Viola.
— Césario, vous ne tenez pas votre promesse.
VIOLA.
— Madame?
LE DUC.
Gracieuse Olivia...
OLIVIA.
— Que dites-vous, Césario?... Monseigneur...
VIOU.
— Mon seigneur veut parler, mon devoir m'impose si-
lence.
OLIVIA.
— Si c'est encore la même chanson, monseigneur, — elle
est aussi fastidieuse et aussi désagréable à mon oreille —
qu'un hurlement après une musique.
LE DUC.
Toujours aussi cruelle?
OLIVIA.
— Toujours aussi constante, milord.
376 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
LE DUC.
— Dans quoi ? dans la perversité! Femme implacable, —
à vos autels ingrats et néfastes — mon âme n'a-t-elle pas
murmuré les offres les plus ferventes — que jamais ait ima-
ginées la dévotion ? Que puis-je faire ?
OLIVIA.
— Ce que voudra monseigneur, pourvu que ce soit digne
de lui.
LE DUC.
— Pourquoi, si j'en avais le cœur, ne ferais-je pas —
comme le bandit d'Egypte au moment de mourir, — et ne
tuerais-je pas ce que j'aime (35) ? Jalousie sauvage, — mais
qui parfois a de la noblesse ! Ecoutez ceci : — puisque vous
jetez ma foi au rebut, et que je crois connaître l'instru-
ment — qui me retire ma place légitime dans votre faveur,
— vivez, vivez toujours, despote au cœur de marbre ; —
mais ce mignon que vous aimez, je le sais , — et que moi-
même, j'en jure par le ciel, je chéris tendrement, — je
vais l'arracher à ce regard cruel — où il trône pour l'humi-
liation de son maître. - Viens, page, viens avec moi ; mes
pensées sont mûres pour l'immolation ; — je vais sacrifier
l'agneau que j'aime, — pour dépiter cette colombe au cœur
de corbeau !
Il va pour sortir.
VIOLA, le suivant.
— Et moi, avec joie, avec bonheur, avec empressement,
— je subirais mille morts pour vous rendre le repos.
OLIVIA.
— Où va Césario?
VIOLA.
Avec celui que j'aime, — plus que mes yeux, plus que
ma vie, — plus, bien plus que je n'aimerai jamais aucune
femme. — Si je mens, vous, témoins d'en haut, — punissez
ma vie de cet outrage à mon amour!
scÈWE XIX. 377
OLIVIA.
— Malédiction sur moi ! Comme je suis trahie !
VIOLA.
— Qui vous trahit? qui vous offense?
OLIVIA.
— T'es-tu donc oublié toi-même? Ya-t-il si longtemps?..
— Qu'on fasse venir le saint pasteur.
Un valet sort.
LE DUC, à Viola.
Viens !
OLIVIA.
— Oh cela, monseigneur?... Césario, mon mari, arrête!
LE DUC.
— Votre mari!
OLIVL^.
Oui, mon mari. Peut-il nier cela?
LE DUC, à Viola.
— Son mari, drôle?
VIOLA.
Non, monseigneur. Moi ! non.
OLIVIA.
— Hélas ! c'est la bassesse de ta peur — qui te fait
étouffer ta dignité. — Ne crains rien, Césario, porte haut ta
fortune ; — sois ce que tu sais être, et alors tu seras — aussi
grand que celui que tu crains.
Rentrent le Prêtre et le valet.
Oh! tu es le bienvenu, mon père!... — Mon père, je te
somme, au nom de ton ministère sacré, — de révéler ici
ce que tu sais; nous avions l'intention — de garder ce
secret, mais la force des choses — le décèle avant qu'il soit
mûr ; dis donc — ce qui s'est passé tout à l'heure entre ce
jeune homme et moi.
378 lE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
LE PRÊTRE.
— Un contrât inviolable d'éternel amour, — confirmé
par la mutuelle étreinte de vos mains, — attesté par le saint
contact de vos lèvres, — fortifié par l'échange de vos an-
neaux ; — et toutes les cérémonies de cet engagement — ont
été scellées de mon témoignage dans l'exercice de mon
ministère. — Ma montre me dit que depuis lors je n'ai fait
vers ma tombe — que deux heures de chemin.
LE DUC, à Viola.
— Ah! petit hypocrite! que seras-tu donc, — quand le
temps aura fait grisonner tes cheveux? — Prends-y garde,
tine perfidie à ce point précoce— pourrait bien te précipiter
dans tes propres embûches! — Adieu; prends-la; mais
dirige tes pas — là oii, toi et moi, nous ne puissions plus
nous rencontrer.
VIOLA.
— Monseigneur, je proteste...
OLIVIA.
Oh! ne jure pas; — garde un peu d'honneur, si exces-
sive que soit ta crainte.
Entre sir André Aguecheek, la tête écorchée.
SIR ANDRÉ.
Pour l'amour de Dieu, un chirurgien ; envoyez-en un
immédiatement à sir Tobie.
OLIVIA.
Qu'y a-t-il?
SiR ANDRÉ.
Il m'a fendu la tête, et il a également mis en sang le
toupet de sir Tobie. Pour l'amour de Dieu, du secours! Je
toadrais pour quarante livres être chez moi.
OLIVIA.
Qui a fait cela, sir André?
SCÈNE XIX. 379
Sm ANDRÉ.
Un gentilhomme du comte, un certain Césario. Nous
l'avions pris pour un couard, et c'est le diable incarné.
LE DUC.
Mon gentilhomme Césario ?
sm ANDRÉ.
Vive Dieu! le voilà.
A Viola.
Vous m'avez rompu la tête pour rien ; ce que j'ai fait,
j'ai été poussé à le faire par sir Tobie.
VIOLA.
— Pourquoi me parlez-vous ainsi? Je ne vous ai jamais
fait de mal. — Vous avez, sans cause, tiré l'épée contre
moi ; — mais je vous ai parlé doucement, et je ne vous ai
pas fait de mal. —
SIR ANDRÉ.
Si un toupet en sang fait mal, vous m'avez fait du mal ;
je vois que pour vous un toupet en sang n'est rien.
Entre siR Tobie, ivre, conduit par Feste.
Voici sir Tobie qui arrive clopin-clopant ; vous allez en
apprendre d'autres ; mais, s'il n'avait pas tant bu, il vous
aurait chatouillé d'une autre manière.
LE DUC , à sir Tobie.
Eh bien, gentilhomme ! qu'avez-vous donc?
SIR TOBIE.
Ce n'est rien : il m'a blessé, voilà tout.
A. Feste.
Sot, as-tu vu Dick le chirurgien, sot?
FESTE.
Oh ! il est ivre, sir Tobie, depuis une heure ; ses prunelles
étaient déjà allumées à huit heures du matin.
SIR TOBIE.
Alors! c'est un coquin. Après un menuet et une pavane,
ce que je hais le plus, c'est un coquin ivre.
380 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
OLIVIA.
Qu'on l'emmène. Qui est-ce qui les a mis dans ce déplo-
rable état?
SIR ANDRÉ.
Je vais vous assister, sir Tobie ; nous allons être pansés
ensemble.
SIR TOBIE.
M'assister! Tête d'âne, bonnet de fou, faquin, faquin éti-
que, buse!
OLIVIA.
— Qu'on le mette au lit, et qu'on prenne soin de sa bles-
sure!
Sortent Feste, sir Tobie et sir André.
Entre Sébastien.
SÉBASTIEN, à Olivia.
— Je suis fâché, madame, d'avoir blessé votre parent;
— mais, eût-il été le frère de mon sang, — je n'aurais pas
pu moins faire par prudence et pour ma sûreté, — Vous
me regardez d'un air étrange, et — je vois par là que je
vous ai offensée. — Pardonnez-moi, charmante, au nom
même des vœux — que nous nous sommes adressés l'un à
l'autre, il y a si peu de temps.
LE DUC, regardant Sébastien et Viola,
— Même visage, même voix, même habillement, et deux
personnes! — Réfraction naturelle qui est et n'est pas!
SÉBASTIEN.
— Antonio, ô mon cher Antonio, — comme les heures
m'ont torturé et tenaillé, — depuis que je t'ai perdu!
ANTONIO.
Êtes-vous Sébastien ?
SÉBASTIEN.
En doutez-vous, Antonio?
SCÈNE XIX. 381
ANTONIO.
— Comment avez- vous pu vous partager ainsi? — Une
pomme, coupée en deux, n'a pas de moitiés plus jumelles—
que ces deux créatures. Lequel est Sébastien?
OLIVIA.
Rien de plus prodigieux!
SÉBASTIEN , regardant Viola.
— Est-ce moi qui suis là?... Je n'ai jamais eu de frère,
— et je n'ai pas dans mon essence le don divin — d'ubi-
quité. J'avais une sœur — que les vagues et les flots aveu-
gles ont dévorée...
A Viola.
— De grâce, quel parent ai-je en vous? — quel compa-
triote? quel est votre nom, quelle est votre famille!
VIOLA.
— Je suis de Messaline. Sébastien était mon père ; — un
Sébastien aussi était mon frère : — c'est ainsi vêtu qu'il est
descendu dans sa tombe houleuse. — Si les esprits peuvent
assumer une forme et un costume, —vous êtes apparu pour
nous effrayer.
SÉBASTIEN.
Je suis un esprit, en efifet, — mais revêtu des propor-
tions grossières — que je tiens de la matrice. — Si vous
étiez une femme, tout s'accorde si bien du reste — que je
laisserais couler mes larmes sur vos joues, —en m'écriant :
Sois trois fois la bienvenue, naufragée Viola!
VIOLA.
— Mon père avait un signe sur le front.
SÉBASTIEN.
Et le mien également.
VIOLA.
— Et il mourut le jour même o\x Viola depuis sa nais-
sance — comptait treize années.
382 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ. ■
SÉBASTIEN.
— Oh! ce souvenir est vivant dans mon âme! —Il acheva,
en effet, son action mortelle — le jour où ma sœur atteignit
treize ans.
VIOLA.
— Si le seul obstacle à notre bonheur mutuel — est cet
habillement masculin usurpé par inoi, — ne m'embrassez
pas, que toutes les circonstances — de lieux, de temps, de
fortune, n'aient concouru à prouver — que je suis Viola.
Afin de vous le démontrer, — je vais vous mener dans cette
ville voir un capitaine — chez qui sont déposés rnes vête^
ments de fille; c'est par son généreux secours — que j'ai
été sauvée pour servir ce noble comte. — Depuis lors tou-
tes les occupations de ma vie — ont été partagées entre cette
dame et ce seigneur.
SÉBASTIEN, à Olivia.
— Il résulte de là, madame, que vous vous êtes méprisé;
^ mais la nature en cela a suivi sa pente. — Vous vouliez
vous unir à une vierge; — et, sur ma vie, nous n'aurez pas
été déçue dans ce désir, - car vous avez épousé à la fois
homme et vierge.
LE DUC.
— Ne restez pas confondue : il est de sang vraiment no-
ble. — Si tout cela est vrai, comme la réflexion le fait croire,
— j'aurai ma part dans ce très-heureux naufrage.
A Viola.
— Page, tu m'as dit mille fois — que tu n'aimerais ja-
mais une femme à l'égal de moi.
VIOLA.
— Et tout ce que j'ai dit, je veux le jurer mille fois; — et
tous ces serments, mon âme les gardera aussi fidèlement-
que ce globe radieux garde la flamme - qui distingue le
jour de la nuit.
SCÈNE XIX. 383
LE i)UC.
Dotine-moi ta main, - et que je te voie sous tes vête-
ments de femncle.
VIOLA.
— Le capitaine qui m'a amenée sur ce rivage, — a mes
habits de fille; il est maintenant en prison -- pour je ne
sais quelle affaire, à la requête de MalvoHo, — un gentil-
homme de la suite de madame.
OLIVIA;
— Malvolio le fera élargir... Qu'on aille chercher Malvo-
Ho! — mais, hélas! je me rappelle à présent, — on dit
qu'il est tout à fait dérangé, le pauvre homme.
Rentre FèSTE, tenant une lettre à la main, et accompagné
de Fabien.
— L'exaltation de mon propre délire — avait absolument
banni le sien de ma mémoire.
A Feste.
Comment est-il, maraud?
FESTE.
En vérité, madame, il tient Belzébuth à distance, aussi
bien que peut le faire un homme dans son cas. Il vous a écrit
une lettre; j'aurais dû vous la remettre ce matin; mais,
comme les épîtres d'un fou ne sont pas des évangiles, peu
importe quand elles sont remises.
OLIVIA.
Ouvre-la, et hs-la.
FÈSTE.
Attendez-vous donc à être pleinement édifiée, du mOinent
que le bouffon sert d'interprète au fou.
Il lit avec des gestes et une voix d'extravagant.
Par le ciel^ madame...
OLIVIA.
Ah çà, és4u fou?
384 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
FESTE.
Non, madame ; mais je lis des folies ; si Votre Excellence
veut que je le fasse comme il faut, elle doit permettre que
j'y mette le ton.
OLIVIA.
Je t'en prie, lis raisonnablement.
TESTE.
C'est ce que je fais, madone; pour le lire raisonnable-
ment, il faut que je lise ainsi. Ainsi attention, ma prin-
cesse, et prêtez l'oreille.
OLIVIA, à Fabien.
Lisez-la, vous, maraud.
FABIEN, lisant.
Par le ciel, madame, vous me faites injure, et le monde
le saura; quoique vous m'ayez mis dans les ténèbres et que
vous ayez donné à votre ivrogne d'oncle tout pouvoir sur
moi, je n'en jouis pas moins de mon bon sens, tout aussi
bien que Votre Excellence. J'ai la lettre de vous qui m'a
prescrit la tenue que j'ai prise; et, grâce à cette lettre, je ne
doute pas de me justifier grandement ou de vous confondre
grandement. Pensez de moi ce que vous voudrez. Je mets la
déférence un peu de côté, et je parle sous Vinspiration de
mon injure.
Le furieusement maltraité,
Malvouo.
OLIVIA.
FESTE,
A-t-il écrit cela?
Oui, madame.
LE DUC.
Cela ne sent guère la démence.
OLIVIA.
— Faites-le délivrer, Fabien, et amenez-le.
Sort Fabien.
SCÈNE XIX. 385
— Monseigneur, veuillez, toute réflexion faite, — m'a-
gréer pour sœur comme vous m'eussiez agréée pour femme.
— Le même jour couronnera, s'il vous plaît, cette double
alliance, — ici, dans ma maison et à mes frais.
LE DUC.
— Madame, j'accepte votre offre avec le plus grand em-
pressement.
A Viola.
— Votre maître vous donne congé; mais, en retour des
services que vous lui avez rendus, — services si opposés
à la nature de votre sexe, — si fort au-dessous de votre
délicate et tendre éducation, — puisque vous m'avez ap-
pelé si longtemps votre maître, — voici ma main! Vous
serez désormais — la maîtresse de votre maître.
OLIVIA.
Et ma sœur... Vous êtes bien elle?
Fabien rentre avec Malvolio.
LE DUC.
Est-ce là le fou?
OLIVIA.
Oui, monseigneur, lui-même. — Comment va, Mal-
volio?
MALVOLIO.
Madame, vous m'avez fait injure, — une injure no-
toire.
OLIVIA.
Moi, Malvolio? non.
MALVOLIO.
— Vous-même, madame. Jetez les yeux sur cette lettre,
je vous prie. — Vous ne pouvez pas nier que ce ne soit là
votre écriture; — ayez une autre écriture, un autre style,
si vous pouvez ! - Ou encore dites que ce n'est pas votre ca-
386 LE SOIR DES ROIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
chet, votre tour, — Vous ne pouvez contester rien de tout
ça. Eh bien, convenez-en donc; — et expliquez-moi, dans
toute la mesure de l'honneur, — pourquoi vous m'avez
donné des marques de faveur aussi éclatantes, —en me di-
sant de venir à vous le sourire aux lèvres, les jarretières
en croix, — de mettre des bas jaunes et de regarder de haut
— sir Tobie et les gens subalternes. — Puis, quand j'ai
obéi dans un déférent espoir, — pourquoi avez-vous per-
mis que je fusse emprisonné, — enfermé dans une chambre
noire, visité par un prêtre, - et que je devinsse le plastron
le plus ridicule — que jamais mystification ait joué? Expli-
quez-moi pourquoi.
OLIVU.
— Hélas ! Malvolio, celte écriture n'est pas la mienne, —
bien que, je le confesse, elle lui ressemble beaucoup; —
mais sans nul doute c'est la main de Maria. — Et, je jne
rappelle maintenant, c'est elle — qui tout d'abord m'a dit
que tu étais fou; et alors tu es arrivé tout souriant, — et
avec toutes les allures qui t'étaient prescrites — dans la
lettre. Je t'en prie, calme-toi; — c'est un tour des plus
malicieux qu'on t'a joué là; — mais, quand nous en connaî-
trons les motifs et les auteurs, — je veux que tu sois juge
et partie — dans ta propre cause.
FABIEN.
Bonne dame, veuillez m'écouter; — et ne permettez pas
qu'aucune querelle, aucune dispute ultérieure — trouble
cette heure propice — dont je suis émerveillé. Dans cet es-
poir, — j'avouerai très-franchement que c'est moi-même et
Tobie — qui avons imaginé ce complot contre Malvolio —
en expiation de certains procédés fâcheux et discourtois —
que nous avions à lui reprocher. Maria a écrit — la lettre,
sur les instances pressantes de sir Tobie — qui, pour l'en
récompenser, l'a épousée. — Quelque malicieuse qu'ait été
la farce qui a suivi, - on reconnaîtra qu'elle doit exciter le
SCENE XIX. 387
rire plutôt que la rancune, — si l'on pèse impartialement
les torts — qu'il y a eu des deux côtés.
OLIVIA, à Malvolio.
— Hélas ! pauvre dupe ! comme il t'ont bafoué !
FESTE, se tournant vers Malvolio.
Dame, il en est qui naissent grands, il en est cV autres qui
acquièrent les grandeurs, et d'autres à qui elles s'imposent.
Je jouais, monsieur, dans cet intermède, un certain sir
Topas, monsieur; mais c'est égal. Par le ciel, fou, je ne
suis pas en démence . Mais aussi vous souvenez-vous? i¥a-
dame, pourquoi vous amusez-vous d'un si chétif coquin?
Dès que vous ne souriez plus, il est bâillonné. Et c'est ainsi
(^ue le tour de roue du temps amène les représailles.
MALVOLIO.
— Je me vengerai de toute votre clique.
Il sort.
OLIVIA.
— Il a été bien notoirement mystifié.
LE DUC.
— Courez après lui, et engagez-le à faire la paix. — Il ne
nous a encore rien dit du capitaine, — Quand cette affaire
sera éclaircie et que le radieux moment sera venu, — une
solennelle union sera faite — de nos chères âmes... D'ici
là, charmante sœur, — nous ne nous en irons pas d'ici...
Césario, venez; — car vous resterez Césario, tant que vous
serez un homme ; — mais, dès que vous apparaîtrez sous
d'autres vêtements, — vous serez la bien-aimée d'Orsino et
la reine de ses caprices.
Ils sortent.
FESTE, chantant.
Qaand j'étais tout petit garçon.
Par le vent, la pluie, hé ! ho !
Une folie n'était qu'enfantillage,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
388 LE SOIR DES UOIS OU CE QUE VOUS VOUDREZ.
Mais quand je vins à l'état d'homme,
Par le vent et la pluie, hél hol
Contre filou et voleur chacun fermait sa porte,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je vins, hélas! à prendre femme.
Par le vent et la plnie^ hé! hol
Jamais dissipation ne put me réussir,
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Mais quand je venais à mon lit.
Par le vent et la pluie, hé! ho!
Avec des buveurs toujours je m'étais soûlé.
Car il pleut de la pluie tous les jours.
Jà dès longtemps le monde a commencé,
Par le vent et la pluie, hé! ho!
Mais peu importe; notre pièce est finie,
Et nous tâcherons de vous plaire tous les jours.
Il sort.
FIN DE CE QUE VOUS VOUDREZ.
NOTES
LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR,
LA COMÉDIE DES ERREURS ET CE QUE VOUS VOUDREZ.
(1) Voici comment était présentée cette première scène dans
la comédie embryonnaire, publiée en 1602 :
Entrent le juge Shallow, sir Hugh, Évans, maître Page et Slender.
SHALLOW.
— Ne m'en parlez plus; j'en ferai une aiïaire de chambre étoilée. —
Le conseil saura tout.
PAGE.
— Voyons, bon maître Shallow, laissez-vous persuader par moi.
SLENDER.
— Non, assurément, mon oncle n'étouffera pas la chose ainsi.
SIR HUGH.
— Voulez-vous pas entendre les raisons, maître Slender? — Vous
devriez entendre les raisons.
SHALLOW.
— Quoiqu'il soit chevalier, qu'il ne s'imagine pas l'emporter ainsi.
— Maître Page, je ne veux pas être offensé. Pour vous,— monsieur, je
vous aime, et, pour mon neveu, — il vient voir votre fille.
PAGE.
— Et voici ma main; et, s'il plaît à ma fille — autant qu'à moi, nous
XIV. 25
390 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
aurons vite une noce. — En attendant, laissez-moi vous prier de séjour-
ner — ici un peu. Et, sur ma vie, je tâcherai — de vous réconcilier.
SIR HUGH.
— Je vous en prie, maître Shallow, faisons-le. L'affaire est sou-
mise à des arpitrages. — Le premier est maître Page, c'est-à-dire
maître Page; le second est moi-même , c'est-à-dire moi-même; — et
le troisième et dernier est mon hôte de la Jarretière.
Entrent sir John Falstaff, Pistolet, Bardolphe et Nym.
Voici sir John lui-même, voyez.
FALSTAFF.
Eh bien, maître Shallow, vous voulez donc vous plaindre de moi au
conseil, à ce que j'apprends?
SHALLOW.
Sir John, sir John, vous avez blessé mon garde, tué mes chiens, volé
mon daim.
FALSTAFF.
Mais non baisé la fille de votre garde.
SHALLOW.
Eh biei^, vous répondrez de tout ça.
FALSTAFF,
Je vais répondre immédiatement. J'ai fait tout ça. Voilà ma réponse.
SHALLOW.
C'est bon, le conseil connaîtra l'affaire.
FALSTAFF.
Le conseil que je vous donne, c'est de ne pas la faire connaître : on
rira de vous.
SIR HUGH.
De ponnes paroles, sir John, de ponnes paroles.
FALSTAFF.
Bonnes paroles, bonnes fariboles!... Slender, je vous ai écorché la
tête ; quelle humeur avez-vous contre moi ?
SLENDER.
J'ai la tête pleine d'humeur contre vous et vos filoux de com-
pagnons, Pistolet et Nym. Ils m'ont entraîné à la taverne, m'ont fait
boire et ont ensuite vidé mes poches.
FALSTAFF.
Que dites-vous à cela, Pistolet? Avez-vous vidé les poches de maître
Slender, Pistolet?
NOTES. 391
SLENDER.
Oui, par ce mouchoir ! Deux beaux grands shillings, plus sept
groats en pièces de six pennys !
F^LSTAFF.
Que dites-vpws à ça, Pistolet?
PISTOLET.
Sir John, mon maître, je réclame le copabat avec cette latte de bois...
Je te jette le démenti à la gorge, à la gorge, à la gorge.
SLENDER, montrant Nym.
Par le jour! alors c'était lui.
NYM.
Monsieur, je ne suis pas d'humeur à beaucoup parler. Mais si vous
faites couler votre sale humeur sur moi, je vous dirai : attrape ! Et voilà
l'humeur de la chose.
FALSTAFF.
Vous voyez que les faits sont niés, messieurs ; vous l'entendez.
Entrent mistress Gué, mistress Page et sa fille Anne.
PAGE.
En voilà assez ; je crois qu'il est presque l'heure de dîner; car ma
femme vient à notre rencontre.
FALSTAFF, à mistress Giié.
Vous vous appelez madame Gué, si je ne me trompe.
{1 l'einbrasse.
MISTRESS GUÉ.
Vous ne vous trompez que sur le mot madame. Mon mari s'appelle
Gué, monsieur.
FALSTAFF.
Je désire faire avec vous plus ample connaissance, ainsi qu'avec
vous, bonne maîtresse Page,
MISTRESS PAGE.
De tout mon cœur^ sir John. Allons, mari, venez-vous? Le dîner
nous attend.
PAGE.
De tout mon cœur. Marchons, messieurs.
Tous sortent, excepté Slender et mistress Anne.
ANNE, à Slender.
Mais, en vérité, pourquoi me retenez-vous? Que me voulez-vous?
SLENDER.
Moi! rien ou peu de chose. Je vous aime beaucoup, et mon oncle
pent vous dire quelle est ma position. Si vous pouvez m'aimer, eh bien,
soit. Sinon, bonne chance au préféré !
392 LES JOYEUSKS ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
ANNE.
Vous parlez bien, maître Slender. Mais d'abord permettez-moi de
connaître votre caractère, et ensuite de vous aimer, si je peux.
SLENDER.
Ah ! par Dieu ! il n'y a pas un homme dans la chrétienté qui puisse
souhaiter davantage. Est-ce que vous avez des ours dans votre ville,
mistress Anne, que vos chiens aboient ainsi ?
ANNE.
Je ne saurais vous dire, maître Slender, je crois que oui.
SLENDER.
Hein, qu'en dites-vous? Je suis sûr que vous avez peur d'un ours
quand il est lâché, n'est-ce pas?
ANNE.
Oui, ma foi !
SLENDER.
Eh bien, pour moi, c'est boire et manger. Moi, je cours sus à un
ours, et je le prends par le museau ; vous n'avez rien vu de pareil.
Mais en vérité je ne puis vous blâmer, car ce sont des bêtes prodigieu-
sement mal léchées.
ANNE.
Voulez-vous venir dîner, maître Slender? Le repas vous attend.
SLENDER.
Non, ma foi, non. Je vous remercie. Je ne puis supporter l'odeur
d'un plat chaud depuis que j'ai été blessé au tibia. Je vais vous dire
comment la chose est arrivée sur ma parole. Un maître d'escrime et
moi nous avons tiré trois bottes pour un plat de pruneaux cuits, et^
tandis qu'avec ma garde je couvrais ma tête, il m'a blessé au tibia.
Oui, ma foi.
Entre maître Page.
PAGE.
Venez, venez, maître Slender, le dîner vous attend,
SLENDER.
Je ne puis pas manger; je vous remercie.
PAGE.
Vous n'aurez pas le dernier mot, je vous le dis.
SLENDER.
Je vous suis, monsieur; veuillez passer devant... Non, bonne mis-
tress Anne, vous passerez la première ; j'ai plus de civilité que ça,
j'espère.
NOTES. 393
ANNE.
Eh bien ! Monsieur, je ne veux pas être importune.
Ils sortent.
Paraissent sir Hugh Evans et Simple, venant du dîner.
SIR HUGH.
Écoutez, Simple, veuillez porter cette lettre à la maison du docteur
Caïus, le docteur Français. Il demeure au haut de la rue ; demandez
chez lui une mistress Quickly, sa femme de ménage, son infirmière,
et remettez-lui cette lettre ; c'est au sujet de maître Slender. Tenez,
voulez-vous faire ça tout de suite?
SIMPLE.
Je vous le promets, monsieur.
SIR HUGH.
Faites, je vous prie. Il ne faut pas que je sois apsent au moment des
grâces. Je vais aller finir mon dîner; il reste encore les reinettes et le
fromage.
Us sortent.
(2) c( Notre auteur fait ici allusion aux armes du chevalier sir
Thomas Lucy^ qui, dit-on, l'avait persécuté dans sa jeunesse
pour un délit et qu'on suppose être caricaturé dans le personnage
de Shallow. » — Malone.
Le délit dont parle Malone est ainsi expliqué par le premier
biographe de Shakespeare, l'antiquaire Rowe : « Une extrava-
gance dont William se rendit coupable le força de quitter sou
pays natal et le genre de vie qu'il avait adopté; et quoiqu'elle
ait semblé d'abord être une tache à ses bonnes mœurs et un mal-
heur pour lui, elle fut pourtant, dans la suite, l'heureuse occa-
sion qui mit en lumière un des plus grands génies de la poésie
dramatique. William était, par un malheur commun aux jeunes
gens, tombé dans une mauvaise société; et quelques camarades
l'engagèrent à braconner dans im parc appartenant à sir Thomas
Lucy, deCharlecote. Pour ce fait, il fut poursuivi par ce gentle-
man, un peu trop sévèrement, paraît-il ; car, en représailles, il fil
une ballade contre sir Thomas. Celte ballade, aujourd'hui per-
due, était, dit-on, si salyrique qu'elle redoubla les persécutions
^ Les Lucy, seigneurs du manoir de Charlecote aux environs de Stratford,
portaient de gueules aux trois brochets d'argent hauriant.
394 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
contre William et qu'il fut obligé de quitter le Warwickshire
pour se réfugier à Londt-es.»
La tradition, rapportée originairement par Roween 1709, est
complétée par cette note d'un autre biographe, William Oldys, qui
vivait au commencement du siècle dernier : « Il y avait dans les
environs de Stratford un gentleman fort âgé (mort il y a cinquante
ans) qui avait entendu plusieurs personnes de la ville parler de l'in-
cartade du jeune Shakespeare, et qui se rappelait la première
stânce de la ballade satyrique dirigée contre sir Thomas. Voici
cette stance, fidèlement transcrite par un auditeur :
» Un membre du parlement, un juge de paix.
Pauvre épouvantai! chez lui, à Londres un âne.
Si Lucy est iin pouilleux, comme quelques-uns le disent,
Chansonnôns le pouilleux Lucy, quoiqu'il advienne.
11 se croit un grand homme,
Il n'est qu'un âne de son état.
Avec ces oreilles-là il ne peut s'associer qu'à des ânes.
» Si faible que paraisse aujourd'hui cette épigramme, au temps
où elle fut écrite, elle eut le pouvoir d'irriter un magistrat vani-
teux, imbécile et vindicatif, affichée qu'elle fut à plusieurs des
portes de son parc. On peut remarquer que le jeu de mots sur le-
quel elle porté {Lucy et lousy, pouilleux) se retrouve à là pre-
mière scène des Joyeuses Épouses de Windsor. » — Biographia
britannica.
(3) » Les hauteurs de Cotswold, dans le comté de Glocester,
étaient anciennement le théâtre d'exercices champêtres fort popu-
laires. Dans la seconde partie de Henry IV, Shallow mentionne le
bretailleur Will Squeele comme un garçon de Cotswold. Mais Cots-
wold devint subséquemment célèbre par la célébration annuelle
des « Jeux Olympiques de M. Robert Dover. » M. Robert Dover
était un attorney de Warton on the Healh, dans le comté de War-
wick ; c'est au commencement du règne de Jacques F'' qu'il iilsti-
tua ces jeux olympiques qui consistaient à lutter corps à corps, à
sauter, à courir, etc. Ses mérites ont eu la bonne fortune d'être
célébrés en vers par Drayton, Randolph et Jonson. » — Knight,
NOTES. 395
(4) Le fromage de Banbury était un fromage mou et plat.
(5) Sackerson est îe nota d'un ours célèbre qu'on exhibait, du
temps de Shakéspearei, au Jardin de Paris, dans le Southwark.
(6) Les mots imprimés ici en italiques sont en français dans le
texte original.
(7) Le billet doux, que mistress Page recevait de Falstaff dans
la comédie primitive, était conçu en ces termes :
(( Mistress Page, je vous aime. Ne m'en demandez pas la raison ; il
me serait impossible de la dire. Vous êtes belle, et je suis gros. Vous
aimez le viû, et moi aussi. Comme je suis sûr de n'avoir d'esprit que
pour aimer, je sais que vous n'avez de cœur que pour accorder. Un
soldat ne multiplie pas les paroles quand il sait qu'on peut tout dire en
un mot. Je vous aime, et sur ce je vous salue.
Votre
Sir John Falstaff.
(8) « Tout ce passage sur la chevalerie a été ajouté depuis
la première édition de cette comédie parue en 1602, et me semble
être une allusion à la prodigalité avec laquelle Jacques I" confé-
rait cet honneur. » — Sir William Blackstone.
« Dans l'intervalle d'avril à mai 1603 le roi Jacques fit deux
cent trente-sept chevaliers; au mois de juillet suivant, il en fit
de trois à quatre cents. Il est probable que cette comédie fut révi-
sée vers cette époque, à un moment où l'épigramme du poëte de-
vait être hautement goûtée par son auditoire. » — Malone.
(9) La chanson des Manches vertes était une ballade fort popu-
laire, enregistrée au Stationer's Bail dès, le mois d'août 1581.
(10) Pickt-hatch était un lupanar trop célèbre dont il est fré-
quemment question dans la comédie anglaise au temps d'Elisa-
beth et de Jacques V\
(il) Les pensionnaires étaient un corps de gentilshommes
choisis pour escorter la personne royale. Ils étaient au nombre de
cinquante, recevaient cinquante livres par an pour leur solde, et
devaient avoir chacun deux chevaux. Leur costume splendide
396 LES JOYEUSES EPOUSES DE WINDSOR, ETC.
était bien fait pour éblouir la commère Quickly qui les met au-
dessus des plus grands seigneurs du royaume.
(12) Le curé welche mêle ici un vers du 137^ psaume de la
Bible à une stance d'une élégie attribuée à Marlowe, qui fut
imprimée en 1600 dans un recueil de poésie légère, ['Hélicon
d'Angleterre.
(13) Extrait de la comédie primitive, imprimée en 1602 :
Entre mistress Gué, avec deux de ses gens portant un grand panier à. lessive.
MISTRESS GUÉ, à Yw. d'eux.
Maraud, si votre maître vous demande où vous portez ce panier,
vous direz que c'est à la blanchisseuse. J'espère que vous saurez mener
à fin l'affaire.
LE VALET.
Soyez tranquille, madame.
MISTRESS GUÉ.
Allez, sortez.
Les valets sortent.
Ah! sir John, je crois qu'après le tour que je vais vous jouer, vous
n'aurez guère envie de revenir.
Entre sir John.
FALSTAFF.
T'ai-je donc attrapé, mon céleste bijou?
Ah! puissé-je mourir en ce moment! J'ai assez vécu : voici l'heure
fortunée que j'ai désiré voir. A présent je vais faire un souhait cou-
pable : je voudrais que ton mari fût mort.
MISTRESS GUÉ.
Et pourquoi donc, sir John?
FALSTAFF.
Pardieu, je ferais de toi ma lady.
MISTRESS GUÉ.
Hélas ! sir John, je serais une bien simple lady.
FALSTAFF.
Allons donc! Tes yeux, je le vois, rivalisent avec le diamant. Ces
sourcils arqués s'harmoniseraient avec la coiffure en carène, la coif-
fure en voilette, avec n'imporie quelle coiffure de Venise : je vois
bien ça.
MISTRESS GUÉ.
Un simple mouchoir, sir John, m'irait mieux.
NOTES. 397
FALSTAFF.
Par le ciel, tu es une traîtresse de parler ainsi. Qu'est-ce qui m'a fait
t'aimer? Cela seul doit te convaincre qu'il y a en toi quelque chose
d'extraordinaire. Allons donc! Je t'aime!... Mistress Gué, je ne sais
pas flatter, je ne sais pas jaser, à l'instar de ces gaillards qui sentent
comme le marché aux herbes à la saison des simples ; mais je t'aime, et
je n'aime que toi.
MISTRESS GUÉ.
Sir John, j'ai grand'peur que vous n'aimiez mistress Page.
FALSTAFF.
Hé! tu ferais aussi bien de dire que j'aime à flâner devant la porte
de la prison pour dettes, laquelle m'est aussi odieuse que la gueule
d'un four à chaux,
MISTRESS PAGE, du dehors.
Mistress Gué, mistress Gué, où êtes-vous ?
MISTRESS GUÉ, à Falstaff,
Ah! seigneur! Cachez-vous, sir John.
Falstaff se cache derrière la tapisserie.
Entre mistress Page.
Eh bien, mistress Page, qu'y a-t-il?
MISTRESS PAGE.
Ah! femme, votre mari arrive avec la moitié de Windsor à ses ta-
lons, pour chercher un gentilhomme qu'il dit être caché chez lui,
l'amant de sa femme.
MISTRESS GUÉ , bas à mistress Page.
Parlez plus haut.
Haut.
Mais j'espère que ce n'est pas vrai, mistress Page.
MISTRESS PAGE.
Ce n'est que trop vrai^ femme. Par conséquent, si vous avez ici quel-
qu'un, débarrassez-vous-en^ ou vous êtes perdue pour toujours.
MISTRESS GUÉ.
Hélas! mistress Page, que faire? 11 y a ici un gentilhomme, mon
ami. Comment faire?
MISTRESS PAGE.
Cordieu! femme, laissez-là vos : que faire? et que faire? Mieux
vaut n'importe quelle supercherie que votre déshonneur. Tenez,
voici un panier à linge ; si c'est un homme de taille raisonnable, il
entrera là.
398 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
MISTRESS GUÉ.
Hélas ! je crains qu'il ne soit trop gros.
FALSTAFF, sortant de sa cachette.
Voyons, voyons, j'entrerai^ j'entrerai; Suivee le conseil de votre
amie.
MISTRESS PAGE , bas à Falstaff.
Fi, sir John I voilà donc votre amour ! Allons donc.
FALSTAFFj bas, à mistress Page.
Je t'aimej je n'aime que toi ; aide-moi à sortir d'ici. Je n'y reviendrai
plus.
Sir John se fourre dans le panier ; on le couvre de linge ; les deux valets emportent
le panier, et se croisent avec Gué et tous les autres. Page, le docteur, le
PRÊTRE, SLENbER et ShALLOW.
GUÉ.
Avancez, je vous prie. Nous allons voir tout ça... Eh bien, qui va là?
où va ceci? où va ça? mettez ça bas.
MISTRESS GUÉ.
Allons I laissez aller ça ; il ne vous manquerait plus que de vous
occuper du lavage !
GUÉ.
Lavage! oui, un bon lavage !
Les valets emportent le panier.
Venez, je vous prie, maître Page, preiiez mes clefs ; aidez-moi à cher-
cher. Bon sir Hugh, je vous en prie, veaéz; aidez-moi un peu, un peu.
Je vais tout prouver.
SIR HUGH.
Par Jeshus ! voilà des jalousies et tes délires;
Tous sortent excepté mistress Gué et mistress Page.
MISTRESS PAGE.
Il est pitoyablement attrapé I
MISTRESS GUÉ.
ie me èèmande quelle a été son impression, quand mon mari leur a
dit de mettre le panier à terre.
MISTRESS PAGE.
Peste soit du déshonnête drôle ! Nous ne saurions trop le malmener.
Voilà qui est excellent pour la jalousie de votre mari.
MISTRESS GUÉ.
Hélas! pauvre âme, ça me navre le cœur; mais ce sera le moyen
de faire cesser ses accès de jalousie, si les poursuites de Falstaif con-
tinuent.
NOTES. 399
MISTRESS PAGE.
Ouij nous enverrons de nouveau chercher Falstaff; ce serait grand
dommage si nous le lâchions ainsi. Bah !
Des Épouses peuvent être Joyeuses, en étant vertueuses.
MISTRESS GUÉ.
Serons-nous condamnées parce que nous rions ?
Le proverbe dit vrai : 11 n'est pire eau que l'eau qui dort'.
Rentrent Gué et tous les autres.
MISTRESS PAGE.
Voici mon mari. Rangeons-nous.
GUÉ.
Je ne puis le trouver. Il est possible qu'il ait menti.
MISTRESS PÂ'GÈ.
Avez-vous entendu ça?
MISTRESS GUÉ.
Oui, oni, silence!
GUÉ;
C'est bon , je ne laisserai pas la chose passer ainsi ; je poursuivrai
l'enquête.
SIR HUGH,
Par Jeshus, s'il y a personne dans la cuisine, ou dans les puffets, ou
dans les armoires ou dans le garde-manger^ je suis un Juif fieffé! Dieu
me pardonne ! vous me faites pien aller !
PAGE.
Fi ! monsieur Gué, vous êtes à blâmer.
MISTRESS PAGE.
Ma foi, ça n'est pas bien, monsieur &ué, de la suspecter ainsi sans
cause.
LE DOCTEUR.
Non, sur ma p'role, ça n'est pas bien.
GUÉ.
Soit. Excusez-moi, je vous prie. Maître Page, pardonnez-moi. J'en
souffre ; j'en souffre.
SIR HUGH.
Vous souffrez d'une mauvaise conscience, voyez-vous ?
GUÉ.
Bon! je vous en prie, assez. Une autre fois je vous conterai tout.
Ces vers se retrouvent à la scène XII de l'œuvre remaniée.
400 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
En attendant venez dîner avec moi. Pardon, ma femme I je sais
aux regrets. Maître Page, je vous en prie, venez dîner; une antre fois
je vous dirai tout.
PAGE.
Eh bien soitl Et pour demain je vous invite tous à dîner chez moi;
et dans la matinée nous chasserons à l'oiseau, j'ai un excellent faucon
pour le bois.
GUÉ.
Soit ! venez, maître Page. Viens, femme. Je vous en prie, venez tous;
vous êtes les bienvenus; venez.
SIR HDGH.
Pardieu, maître Gué n'est plus dans son pon sens.
Tous sortent.
(14) Une chanson du poëte Sydney diâns Astrophel et Stella
commence par ce vers :
Ai-je attrapé mon céleste bijou?
(15) Dans un sermon prononcé à White-Hall en janvier 1607,
un chapelain du roi Jacques P'' dénonçait ainsi les excentricités
de la toilette des femmes : « Oh ! quelle merveille de voir sur
une tête féminine un navire sous voiles avec ses agrès, ses mâts,
sa grande et sa petite hune, son pont et son entrepont, décoré de
banderolles, de drapeaux et de pavillons ! n'est-il pas surprenant
de voir une femme créée à l'image de Dieu si souvent défigurée
par les folles modes de France et d'Espagne ! »
(16) Extrait de la comédie primitive, publiée en 1602 :
Entrent mistress Gué et ses deux valets.
MISTRESS GUÉ.
Vous entendez? Quand votre maître viendra, enlevez le panier
comme vous l'avez déjà fait; et si votre maître vous dit de le mettre à
terre, obéissez-lui.
LE VALET.
Je m'y engage.
Entre sir John.
MISTRESS GUÉ.
Sir John, soyez le bienvenu.
NOTES. 401
FALSTAFF.
Ça, êtes-vous sûre de votre mari, maintenant?
MISTRESS GUÉ.
11 est allé chasser à l'oiseau, sir John, et j'espère qu'il ne reviendra
pas encore.
Entre mistress Page.
Gordien! voici mistress Page I... Mettez- vous derrière la tapisserie,
bon sir John.
Falstaff se cache derrière la tapisserie.
MISTRESS PAGE.
Mistress Gué ! Ah ! ma chère, votre mari a été repris par sa vieille
manie, il arrive à la recherche de votre amant, mais je suis bien aise
qu'il ne soit pas ici.
MISTRESS GUÉ.
Grand Dieu! mistress Page, le chevalier est ici. Que faire?
MISTRESS PAGE.
En ce cas vous êtes une femme perdue, à moins que vous ne trou-
viez quelque moyen de le faire évader.
MISTRESS GUÉ.
Hélas! je ne connais pas de moyen, à moins que nous ne le remettions
dans le panier encore une fois.
FALSTAFF, sortant de sa cachette.
Non, je ne veux plus aller dans le panier. Je vais grimper dans la
cheminée.
MISTRESS GUÉ.
C'est par là qu'ils ont l'habitude de décharger leurs fusils de
chasse.
FALSTAFF.
Eh bien, je sortirai par la porte.
MISTRESS PAGE.
En ce cas, vous êtes perdu, vous êtes un homme mort.
FALSTAFF.
Au nom du ciel^ trouvez n'importe quel expédient. Tout plutôt
qu'un malheur !
MISTRESS PAGE.
Hélas! je ne sais quel moyen employer. S'il y avait un vêtement de
femme qui pût lui aller, il pourrait mettre une robe et une menton-
nière, et s'échapper ainsi.
402 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
MISTRESS GUÉ.
Bonne idée. La tante de ma chambrière, Gillian de Brainford^ a
laissé une robe là-haut.
MISTRESS PAGE.
Et elle est tout aussi grosse que lui.
MISTRESS GUÉ.
Oui, ça lui ira, ma parole.
MISTRESS PAGE.
Allons, venez avec moi, sir John, je vais vous habiller.
FALSTAFF.
Venez, au nom du ciel ! n'importe quoi !
Sortent mistress Page et sir John.
Entrent Gué, Page, le prêtre et Shallow. Les deux valets enlèvent le panier, et
Gué les rencontre.
GUÉ,
Entrez, je vous prie. Vous connaîtrez le motif... Eh bien, où allez-
vous, vous autres? Hein! où allez-vous? Mettez bas ce panier, misé-
rables ! infâmes ruffians, mettez-le bas.
MISTRESS GUÉ.
Pour quelle raison me traitez- vous ainsi?
GUÉ.
Approchez. Mettez bas le panier. Mistress Gué, la chaste femme!
mistress Gué, la vertueuse femme ! celle qui a pour mari ce bélitre de
jaloux! Je me méfie de vous sans cause, n'est-ce pas?
MISTRESS GUÉ.
Oui, j'en atteste Dieu, si vous avez de moi quelque vilaine méfiance.
GUÉ.
Bien dit, front bronzé, persistez ainsi. Vous, damoiseau du panier,
sortez de là ! Arrachons le linge, cherchons.
HUGH.
Jeshus me pénisse ! allez-vous relever le linge de votre femme?
PAGE.
Fi ! maître Gaé, on ne doit plus vous laisser sortir, si vous avez de
ces accès-là.
SIR HUGH.
Partieu, il serait urgent de le mettre à Petlam,
GUÉ.
Maître Page, comme il est vrai que je suis un honnête homipe,
maître Page, quelqu'un s'est évadé de ma maison, hier, dans cepanier^
Pourquoi n'y serait-il pas aujourd'hui?
1
NOTES. 403
MISTRESS GUÉ, appelant.
Venez, mistress Page, faites descendre la vieille femme.
GUÉ.
La vieille femme ! quelle vieille femme est-ce là ?
MISTRESS GUÉ.
Eh! la tante de ma chambrière, Gillian de Brainford.
GUÉ.
Une sorcière I Est-ce que je ne lui ai pas défendu ma maison? Hélas !
simples que nous sommes, nous ne savons pas ce qui se passe sous
couleur de dire la bonne aventure. Descendez, sorcière, descendez.
Entre Falstaff déguisé en vieille femme, accompagné de mistress Page. Gué le
bat, et Falstaff se sauve.
Hors d'ici, sorcière I décampez.
SIR HUGH,
Doux Jeshus! je crois véritablement que c'est une sorcière en effet;
j'ai aperçu sous sa mentonnière une grande parpe,
GUÉ.
Je vous en prie, venez m'aider à chercher, je vous en prie.
PAGE.
Allons, suivons-le, pour satisfaire son caprice.
Tous sortent excepté mistress Gué et mistress Page.
MISTRESS GUÉ.
Sur ma parole, il l'a furieusement battu.
MISTRESS PAGE.
J'en suis bien aise. Poursuivrons-nous la chose ?
MISTRESS GUÉ.
Non, ma foi. Maintenant, si vous m'en croyez, nous conterons l'his-
toire à nos maris. Car le mien, j'en suis sûr, s'est mortellement
affecté.
MISTRESS PAGE.
D'accord, allons tout leur dire. Et, si cela leur convient, nous con-
tinuerons.
Elles sortent.
(17) La retouche a ici complètement transfiguré le dialogue
primitif. Le lecteur en jugera par cette citation :
PAGE.
— Il faut dresser quelque piège, ou ij ne viendra pas.
404 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WliNDSOR, ETC.
MISTRESS PAGE.
— Rapportez-vous-en à nous pour ça. Écoutez mon idée. — Vous
avez souvent ouï dire, depuis la mort de Horne le chasseur, — que les
femmes, quand elles veulent effrayer leurs petits enfants, — leur content
qu'il revient sous la forme d'un grand cerf. — Eh bien, comme Fals-
taff, après tant de déceptions, — n'oserait pas se risquer de nouveau
chez nous, — nous lui ferons dire de venir nous rencontrer dans la cam-
pagne — sous le déguisement de Horne, avec de grandes cornes sur la
tête. — Le rendez-vous aura lieu entre minuit et une heure ; — nous
le rejoindrons toutes deux à cette heure-là ; — alors, si vous m'en
croyez, vous vous porterez aux alentours, — avec des petits garçons
déguisés en lutins, afin d'effrayer le gros Falstaff dans les bois : — et
alors, pour couronner la plaisanterie, — nous révélerons tout à Falstaff.
Je crois que ce sera parfait.
PAGE.
Excellent ! ma fille Anne sera — déguisée en petite fée,
(18) « Il est aujourd'hui constaté qu'une famille portant
le nom de Herne existait à Windsor au seizième siècle, un
Gilles Herne s'étant marié là en 1569. D'après une tradition
ancienne, ce Herne, un des gardes du parc, ayant commis une
offense pour laquelle il craignait d'être disgracié , se pendit
à un chêne qui fut désormais hanté par son spectre. Ce chêne,
immortalisé par Shakespeare, est mentionné pour la première
fois dans un «plan de la ville, du château et du parc de Windsor,»
publié à Éton, en 1742. Sur la carte, un arbre, nommé le
Chêne de Falstaff, est désigné comme situé au bord d'un fossé,
sur un des côtés d'une avenue tracée au dix-septième siècle
et indiquée comme « l'allée de la reine Elisabeth. » Ce chêne
était décrit en 1780 comme un arbre creux de vingt-sept pieds
de circonférence, le seul de tout le voisinage dans lequel les en-
fants pussent monter. Si délabré qu'il fût, il donnait encore des
glands en 1783, et, selon toute probabilité, il résisterait toujours
aux ravages du temps, s'il n'avait été malheureusement inclus
dans une liste de vieux arbres condamnés comme disgracieux
par Georges HI. Il tomba sous la hache du bûcheron en 1796. »
— Siaunton.
(19) Extrait de la comédie primitive ;
NOTES. 405
Entre Falstaff, ayant des cornes de cerf sur la tète.
FALSTAFF.
C'est la troisième fois. Eh bien, je me risque. On dit que les nombres
impairs portent bonheur •. Jupiter s'est transformé en taureau ; et moi
je suis ici en cerf, et le plus gras, je pense, de toute la forêt de Windsor.
C'est bon, je tiens lieu céans de Home le chasseur, et j'attends l'ar-
rivée de ma biche.
Entrent mistuess Page et mistress Gué.
MISTRESS PAGE.
Sir John, oii êtes-vous ?
FALSTAFF.
Te voilà, ma biche! Quoi! et toi aussi 1... Bienvenues, mesdames!
MISTRESS GUÉ.
Oui, oui, sir John, je vois que vous ne faiblissez pas; aussi méritez-
vous mieux encore que nos amours ; mais je suis désolée de vos récentes
déconvenues.
FALSTAFF .
Voici qui fait compensation pour tout. Allons, partagez-moi entre
vous. Chacune une hanche! Quanta mes cornes, je les lègue à vos
maris. Est-ce que je ne parle pas comme Horne le chasseur, hein?
MISTRESS PAGE.
Dieu me pardonne! quel est ce bruit?
Bruit de cors. Les deux femmes se sauvent.
Entrent sir Hugh Evans, déguisé en satyre, des enfants déguisés en fées, mistress
QuiCKLY, en reine des fées. Tous chantent en entourant Falstafî, puis parlent.
MISTRESS QUICKLY.
— Vous, fées, qui hantez ces halliers ombreux, — regardez dans le
bois, et voyez —si aucun mortel n'épie nos rondes sacrées; — si vous
en découvrez un, donnez-lui son dû ; — et ne le lâchez pas, que vous ne
l'ayez pincé jusqu'au noir, jusqu'au bleu. — Donnez-leur vos instruc-
tions, Puck, avant qu'elles ne partent.
SIR HUGH.
— Venez ici, Péan, allez aux maisons de la campagne , — et quand
vous trouverez une souillon qui se sera couchée — toute la vaisselle sale
» Cette réflexion se retrouve au commencement de la scène XVII dans la comé-
die révisée.
XIV. 26
406 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
encore et les chambres non palayées, — pincez-la avec vos ongles longs
jusqu'à ce qu'elle crie — et jure de réformer son désordre de ménagère.
UNE FÉE.
— Je m'engage à exécuter votre volonté.
SIR HUOH.
— Où est Pead? allez voir où dorment les hommes de loi — et les
sergents aux yeux de renard avec leur masse. — Allez coucher les
procureurs dans la rue, — et pincez au visage les sergents pouilleux. -^
N'épargnez aucun de ceux que vous trouverez au lit ; — et ne lâchez
que ceux dont le nez sera pku et rouge.
MISÏRESS QUICKLY.
— En route ! partez, conformez-vous à ses intentions, — et qu'au-
cune de vous ne soit inactive. — Que celles-ci fassent une chose,
celles-là une autre ; — que toutes agissent, et agissent bien,
SIR HUGH.
— Je sens un homme de la terre moyenne.
FALSTAFF.
— Que le ciel me préserve de cette fée welche !
MISTRESS QUICKLY.
— Que chacune regarde aux alentours ; — et si vous découvrez ici
quelqu'un, — pour la punir de sa présomptueuse indiscrétion, *— û'é-
pargnez ni ses jambes, ni ses bras, ni sa tête, ni sa face.
SIR HUGH.
— Voyez, par ponheur, j'en aperçois un ; — il a le corps d'un
homme et la tête d'un cerf.
FALSTAFF.
— Que Dieu m'accorde sa bonne protection, et je brave tout.
MISTRESS QUICKLY.
_ Allez vite, et faites ce que je commande, — et prenez un flambeau
dans votre main, — et approchez-le du bout de ses doigts ; — et si
vous voyez que cela le blesse, — et que la flamme le fait tressaillir, —
alors c'est un mortel. Sachez son nom. — Si son nom commence par
un F, — soyez sûr qu'il est rempli de péchés. — A l'œuvre donc, et
sachez la vérité — sur ce jeune métamorphosé.
SIR HUGH.
— Donnez-moi un fiampeau, et je vais éprouver — s'il est enclin à
la luxure.
Ils approchent les flambeaux de ses doigts et il gesticule.
C'est, ma foi, vrai, il est plein de paillardise et d'iniquité.
NOTES. 407
MISTRISS QUICKLY.
— Tenez-vous à une petite dislance de lui, — et prenez-vous toutes
par la main, et enveloppez-le dans un cercle. — D'abord pincez-le
bien, et ensuite chantez.
Ici les fées pincent Falstaiî et chantent en dansant autour de lui. Le Docteur arrive
d'un côté et enlève un garçon habillé de ronge ; Slender arrive d'un autre côté et
enlève un garçon habillé de vert; et Fenton enlève mistress Anne, qui est en
blanc. Un bruit de chasse se fait entendre, et toutes les fées se sauvent. Falstaff
arrache sa tête de cerf et se redresse. Puis entrent Page, Gué et leurs femmes,
SHALLOW et SIR HUGH.
FALSTAFF.
Home le chasseur, dites-vous ?Suis-je un revenant? — Tudieu ! les
fées ont fait de moi un revenant. — Quelle est cette chasse à cette
heure de nuitl — Je gage sur ma vie que ce fou de prince de Galles —
est en train de voler les daims de son père... Eh bien ! qu'avons-nous
— ici? Est-ce que tout Windsor est en mouvement? Quoi ! c'est vous!
SHALLOW.
— Dieu vous garde, sir John Falstaff 1
SIR HUGH.
— Dieu vous pénisse, sir John! Dieu vous pénisse !
PAGE.
— Eh bien, comment va, sir John? Quoi ! une paire de cornes à
votre main !
GUÉ.
— Ce sont les cornes qu'il prétendait me faire porter. — Maître Fon-
taine et lui s'en étaient chargés. — Eh bien, sir John, pourquoi êtes-
vous ainsi ébahi ? — Mon cher, nous connaissons les fées qui vous
ont pincé ainsi , — et votre immersion dans la Tamise, et la bonne
rossée que que vous avez eue ; — et ce qui va vous advenir, sir John,
nous pouvons le deviner.
MISTRESS PAGE.
— C'est ainsi, sir John. Vos machinations déshonnêtes — pour mettre
notre honneur en question — nous ont fait faire tous nos elforts —
pour tourner votre impudique libertinage en une joyeuse plaisanterie.
FALSTAFF.
— Plaisantez, c'est bien. Ai-je donc vécu tant d'années — pour être
dupé ainsi, berné ainsi? — Alors, ce n'était donc pas des fées?
MISTRESS PAGE.
— Non, sir John, c'était des enfants.
FALSTAFF.
-^ Par le ciel, j'ai eu trois ou quatre fois dans l'idée — - que ce n'é-
408 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
tait pas des fées; et pourUiil. la grossièrelû même de la mascarade
m'a persuadé que c'en était. — Aii ! si les beaux esprits de la cour
apprenaient ceci , — ils me fustigeraient si bien de leurs piquantes
railleries — qu'ils me feraient rendre, comme suif, — goutte à goutte,
toute ma graisse <... Des enfants!
SIR HUGH.
— Oui, ma foi, des enfants, sir John ! Et j'étais, — moi aussi^ une
des fées qui ont aidé à vous pincer.
FALSTAFF.
— C'est bon^ je suis votre cible; — vous avez l'avantage sur moi. —
Suis-je donc aussi attrapé par un bouc gallois, — par an morceau de
fromage rôti I
SIR HUGH.
— Le beurre est supérieur au fromage , sir John ; — et vous êtes
tout beurre, tout beurre.
GUÉ.
— Il y a en outre une petite affaire à régler, sir John ; — vous
avez emprunté vingt livres à maître Fontaine, sir John, — et il faudra
les rendre à maître Gué, sir John.
MISTRESS GUÉ.
— Non, mon cher mari. Que cela serve à le dédommager. — Aban-
donnez-lui cette somme, et nous serons tous amis.
GUÉ.
— Soit I voici ma main ; tout est enfin pardonné.
FALSTAFF.
— Ça m'a coûté cher ! — J'ai été rudement pincé et lavé.
Entre le Docteur.
MISTRESS PAGE.
— Eh bien, maître docteur, vous êtes mon gendre, j'espère.
LE DOCTEUR.
— Votre gendre? palsembleu ! vous me la bâillez belle! — Palsem-
bleu ! zai cru marier mistress Anne, et palsembleu ! c'est un putassier
de garçon, un zacquot de garçon.
MISTRESS PAGE.
— Comment ! un garçon !
LE DOCTEUR.
Oui, palsembleu ! un garçon.
' Cette pensée se retrouve, légèrement modifiée dans les termes, à la
scène XII de la comédie retouchée.
NOTES. 409
PAGE.
— Va, ne te fâche pas, femme ; je te dirai la vérité ; — c'a été mon
plan de te tromper ainsi ; et, à cette heure, ta fille est mariée — à
Maître Slender, et justement le voici qui vient.
Entre Slender.
Eh bien, fils Slender, oii est votre mariée?
SLENDER.
Ma mariée ? ïudieu ! je crois qu'il n'y a jamais eu d'homme au monde
contrarié comme moi par la fortune. Pardieu ! je pourrais pleurer de
PAGE.
Et qu'y a-t-il donc, fils Slender?
SLENDER.
Fils Slender ! ah ! pardieu ! je ne suis pas votre fils.
PAGE.
Non ! comment ça?
SLENDER.
Dieu me pardonne ! c'est un garçon que j'ai époasél
PAGE.
Gomment I un garçon ! Vous vous êtes donc mépris sur la consigne ?
SLENDER.
Non. Car je suis allé à celle en rouge, comme vous me l'aviez dit, et
j'ai crié motus ! et elle a crié budget, aussi distinctement qu'on pût
l'entendre, et c'est lui que j'ai épousé.
SIR HUGH.
— Doux Jeshus I Maître Slender, y voyez-vous assez peu clair pour
épouser des garçons !
PAGE.
— Oh ! je sais vexé dans l'âme. Que ferai-je ?
Entrent Fenton et Anne Page.
MISTRESS PAGE.
— Voici venir l'homme qui nous a trompés tous. — Eh bien, ma
fille, 011 avez-vous été?
ANNE.
— A l'église, ma foi !
PAGE.
A l'église 1 et qu'avez-vons fait là ?
410 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
FENTON.
— Elle m'a épousé... Allons, monsieur, ne vous emportez pas. — La
chose est faite, monsieur, et ne peut être défaite.
GUÉ.
— Voyons, m aître Page, ne vous échauffez pas. — Elle a fait son
choix là oh était fixé son cœur, — A quoi bon vous emporter ou vous
affecter ?
FALSTAFF.
— Je sais bien aise de voir que votre flèche a dévié.
MISTRESS GUÉ.
— Allons, mistress Page, je serai franche avec vous, — et ce serait
dommage de séparer des amours qui sont aussi sincères.
MISTRESS PAGE.
— Quoique j'aie échoué dans mes intentions, — je suis bien aise que
le plan de mon mari ait été déjoué. — Tenez, maître Fenton, prenez-
la, et que Dieu vous tienne en joie.
SIR HUGH.
— Allons, maître Page, il faut que vous donniez votre consente-
ment.
GUÉ.
— Allons, monsieur, donnez-le; vous voyez que votre femme est
satisfaite.
PAGE.
— Je ne sais pourquoi, mais mon cœur est soulagé, — et je suis
bien aise que le docteur ait échoué. — Venez ici, Fenton, et toi, viens
ici, ma fille. — Allons! vous auriez bien pu attendre mon agrément.
— Mais puisque vous avez choisi qui vous aimiez, — tenez, prenez-la,
Fenton, et soyez heureux tous deux.
SIR HUGH.
— Et moi j'entends danser et manger des prunes à votre noce.
GUÉ.
— Tout le monde est content. Maintenant festoyons, — et rions de
la déconvenue de Slender et du docteur.
Montrant Fenton à Slender et à Caïus.
— C'est lui qui a eu la fille ; vous deux, vous avez eu un garçon, — •
un page pour vous servir. Ainsi, que Dieu vous tienne en joie I... — Et
vous, sir John Falstaff, vous aurez tenu parole ; — car Fontaine cou-
chera cette nuit avec mistress Gué.
Tous sortent.
NOTES. 41 1
(20) Allusion au ballon dont la vessie est généralement cou-
verte de cuir.
(21) « Ta barbe par les distinctions du gris, du blanc, du
tanné et du noir, me semble une mappe-monde. Regarde ici.
Voilà Asie. Ici sont Tigris et Euphrates. Voilà Africque. Ici est
la montaigne de la Lune.Veois-tu les palus du Nil? Deçà est Eu-
rope. Veois-tu Thélème? Ce touppet ici tout blanc, sont les monts
Hyperborées. » — Rabelais. L 3. c. 28.
(22) Les recors, au temps de Shakespeare, étaient générale-
ment vêtus d'un uniforme de peau de buffle destiné à les proté-
ger contre les mauvais coups.
(23) « Maria entend dire que la main sèche de sir André n'est
pas celle d'un amoureux, la moiteur de la main étant commu-
nément considérée comme le signe d'un tempérament amou-
reux. » — Johnson.
(24) Le portrait de mistress Mail, n'étant pas du genre le
plus chaste, était presque toujours dissimulé derrière un rideau,
sous le prétexte qu'il était sujet à prendre la poussière. Cette
créature étrange, à la fois homme et femme, avait acquis dès le
commencement du dix-septième siècle une notoriété extraordi-
naire. Mentionnée ici par Shakespeare, mistress Mail devint l'hé-
roïne d'une comédie de Middleton et de Dekker, laquelle fut jouée
en 1611 par les comédiens du prince de Galles. Elle cumulait les
divers métiers de prostituée, de receleuse, d'entremetteuse et de
voleuse; au mois de février 1612 elle fut même condamnée à faire
publiquement amende honorable devant la croix de Saint-Paul.
Plus tard, à l'époque des luttes entre le parlement et la monarchie
des Stuarts, elle se montra fougueuse royaliste, s'enrôla parmi les
cavaliers, et gagna ses éperons en volant le général Fairfax dans
la plaine de Hounslow Healh. Elle mourut en 1659, après avoir
dans son testament affecté une somme de vingt livres à faire
couler du vin des fontaines publiques le jour de la restauration
de Charles II. Le poëte royaliste Butler, dans Hudibras, la com-
pare à Jeanne d'Arc 1
412 LES JOYEUSES ÉPOUSES DE WINDSOR, ETC.
(25) Le clown fait ici allusion à une enseigne, jadis fort com-
mune en Angleterre, qui représentait deux ânes et au bas de la-
quelle était cette inscription adressée malicieusement au lecteur :
(.( Nous voici trois ! »
(26) Three merry men we be ; refrain d'une vieille chanson
populaire intitulée : Robin Hood et le Tanneur.
(27) There dwelt a man in Babylon ; premier vers d'une autre
chanson populaire : la Constante Suzanne.
(28) Farewell, deare heart, encore le refrain d'une vieille
ballade.
(29) Les distributions publiques de galette et d'ale faites aux
jours fériés, selon une coutume immémoriale, étaient, du temps
de Shakespeare, dénoncées par les puritains comme une pratique
papiste.
(30) La mode des jarretières croisées paraît avoir été adoptée
spécialement par les puritains. Barton Holy-Day représente le
puritain « comme une homme aux jarretières croisées, affublé de
culottes factieuses et d'une petite fraise, haïssant le surplis et dé-
nonçant les manchettes. »
(31) Les Brownistes étaient les Indépendants primitifs. Leur
chef, Robert Brown, parent du lord trésorier Cécil, avait été
poursuivi dès 1580 par les tribunaux ecclésiastiques pour avoir
dénoncé comme papiste et antichrélienne la discipline de l'Église
anglicane.
(32) Cet énorme lit était dans la principale chambre à coucher
de l'auberge du Cerf dans la ville de Ware. Le 4 mai 1610 le duc
Louis Frédéric de Wurtemberg y coucha solennellement, ainsi
que l'atteste un journal manuscrit, rédigé en français, récemment
découvert par sir Frédéric Madden dans les archives du British
Muséum : « Je fus couché dans ung lict de plume de cigne, qui
avoit huict pieds de largeur. »
NOTES. 413
(33) Allusion à la célèbre carte gravée en 1 598 pour la traduc-
tion en anglais des «Voyages de Linschoten, »
(34) Voir la note * du deuxième volume à propos de la folie
de la Saint- Jean.
(35) Peut-être une allusion à la légende de Théagène et de
Chariclée.
FIN DES NOTES»
APPENDICE.
-o-§HS-<>-
EXTRAIT DES NOUVELLES DU PURGATOIRE
DE TARLETON
[Londres, in^", 1590]
Le conte des Deux Amants de Pise, et pourquoi ils
étaient fustigés dans le purgatoire avec des orties.
A Pise, fameuse cité d'Italie, vivait un gentilhomme de
bonne lignée et ayant du bien, aussi respecté pour sa for-
tune qu'honoré pour sa vertu. Ce gentilhomme avait une
fille unique, nommée Marguerite, qui pour sa beauté était
aimée de tous et désirée de beaucoup ; mais ni les suppli-
cations d'aucun galant ni celles de la belle n'avaient pu
prévaloir sur la résolution de son père qui était déterminé
à ne la marier qu'à un homme capable de maintenir dans
l'abondance l'excellence de sa beauté. Divers jeunes gen-
tilshommes avaient offert de larges domaines, mais en
vain ; elle dut rester fille jusqu'au jour oii un vieux docteur
de la ville, qui professait la médecine, lui fit la cour et fut
agréé du père par cette raison qu'il était un des hommes
les plus opulents de Pise. C'était un superbe adolescent, et
416 APPENDICE.
un' damoiseau parfait, âgé d'environ quatre-vingts ans ; sa
tête était blanche comme le lait, et il n'y restait plus une
dent pour faire le mal; mais peu importe; sa bourse sup-
pléait aux défauts de sa personne. La pauvre damoiselle se
souciait peu de la richesse, mais elle était toute jeune, et
fut forcée de suivre les instructions de son père qui, moyen-
nant un riche contrat, consentit à ce qu'elle épousât le doc-
teur.
Le mariage fut conclu. Voilà la pauvre enfant attachée au
poteau, ayant pour mari un vieillard impotent et si jaloux
que personne ne pouvait entrer dans sa maison sans suspi-
cion, et qu'elle ne pouvait rien faire sans blâme : le moin-
dre regard, la plus petite gracieuseté, un sourire était pour
lui la preuve manifeste qu'elle en aimait d'autres plus que
lui; ainsi il vivait dans un enfer, et infligeait à sa femme les
tourments d'une perplexité aussi douloureuse.
Enfin il arriva qu'un jeune homme de la cité, nommé
Lionel, passant devant la maison, et voyant la jeune femme
à sa fenêtre, remarquant ses rares et excellentes proportions,
devint amoureux d'elle, et si éperdument que sa passion ne
lui laissa pas de repos jusqu'à ce que les faveurs de la dame
eussent soulagé sa morbide langueur. Le jeune homme,
qui était ignorant en matière amoureuse et n'avait jamais
été exercé à faire de cour, eut l'idée de révéler sa passion
à quelque ami qui pût lui donner conseil; convaincu que
l'expérience est le plus sûr des maîtres, il vit un jour le
vieux docteur se promener dans l'éghse, et, ne sachant pas
que c'était le mari de Margaretta, il pensa qu'il ne pouvait
avoir de meilleur confident, le docteur étant fort savant, et
d'ailleurs pouvant, comme médecin, l'assister dans ses des-
seins à l'aide de drogues; il aborda donc Mutio, [c'était le
nom du docteur], et, après lui avoir demandé le secret, lui
raconta de point en point comme quoi il s'était épris d'une
dame mariée à quelqu'un de sa profession, lui indiqua la
EXTRAIT DES NOUVELLES DU PURGATOIRE DE TARLETOK. 417
résidence et la maison de la dame, et le pria, vu son inex-
périence, de vouloir l'assister de ses avis. Mutio, à cette
révélation, fut frappé au cœur, reconnaissant qu'il s'agissait
de sa femme; pourtant, voulant mettre à l'épreuve la vertu
de sa femme et se venger des deux amants, si elle le tra-
hissait, il dissimula, répondit qu'il connaissait parfaitement
la dame, la loua hautement, mais ajouta qu'elle avait un
ladre pour mari, et qu'elle n'en serait que plus traitable.
— Éprouvez-la, jeune homme, dit-il à Lionel; et, si elle
ne veut pas se plier à votre caprice, je trouverai une potion
qui la livrera vite à vos désirs. Or, pour vous indiquer les
occasions, sachez que son mari sort chaque après-midi de
trois à six. Je veux bien vous conseiller, par pitié pour
votre passion, ayant moi-même autrefois été amoureux ;
mais je vous recommande de ne révéler cela à qui que ce
soit, de peut que cette intervention dans des affaires d'a-
mour ne nuise à ma réputation.
Lejeune homme s'engagea à un scrupuleux secret, remer-
cia vivement Mutio et lui promit d'aller le trouver le lende-
main pour lui dire les nouvelles. Sur ce il retourna vite
chez lui, s'habilla dans toute sa braverie et se dirigea vers
la maison de Mutio. Margaretta était à la fenêtre. Il lui
adressa l'œillade la plus passionnée avec le plus humble
salut. Margaretta, le considérant avec attention, et notant
la perfection de sa tournure, le tint pour la fleur de Pise et
songea combien elle serait heureuse de l'avoir pour ami, afin
de suppléer aux défauts qu'elle trouvait à Mutio. Plusieurs
fois cette même après-midi Lionel passa devant la fenêtre,
élevant vers la dame des regards amoureux auxquels elle
répondait par les plus gracieux sourires. Ce qui l'encoura-
gea tellement que, le lendemain, entre trois et six heures,
il alla à la maison, et, frappant à la porte, demanda à par-
ler à la maîtresse du logis. Celle-ci, reconnaissant à la des-
cription de la chambrière qui était le nouveau-venu, com-
418 APPENDICE.
manda de le faire entrer, et le reçut avec toute courtoisie.
Le jeune homme commença son exorde en rougissant, mais
enfin s'enhardit assez pour raconter à la dame comment
il s'était épris d'elle, et pour la prier d'accepter ses ser-
vices. La dame était un peu timide ; mais avant qu'on se sé-
parât, il fat convenu que, le lendemain, Lionel reviendrait
pour manger une livre de cerises : résolution qui fut prise
avec un succado des labras.
Lionel, aussi joyeux qu'un homme peut l'être, courut à
l'église rejoindre son vieux docteur qu'il trouva faisant sa
promenade habituelle.
— Quelles nouvelles, monsieur? dit Mutio. Avez- vous
réussi?
— Aussi bien que je pouvais le désirer, fit Lionel , car
j'ai vu ma maîtresse, et l'ai trouvée si traitable que j'espère
allonger d'une paire d'andouillers le front de son vieux
rustre de mari.
Le docteur demanda quand viendrait le moment.
— Morbleu, répliqua Lionel, demain à quatre heures de
l'après-midi; c'est alors, maître docteur, que j'armerai ce
vieil écuyer chevalier de l'ordre fourchu.
Ils causèrent ainsi jusqu'à ce qu'il se fît tard; et alors
Lionel retourna à son logement, et Mutio à sa maison, cou-
vrant tous ses chagrins d'une contenance joyeuse, et bien
résolu à se venger pleinement, le lendemain, des deux cou-
pables. Le docteur passa la nuit aussi patiemment qu'il
put, et, le jour suivant, après dîner il partit, guettant le
moment convenu. A quatre heures précises Lionel arriva
et fut accueilli avec toute courtoisie par Margaretta ; mais à
peine s'étaient-ils embrassés que la servante cria à sa maî-
tresse que son maître était à la porte ; car celui-ci s'était
hâté, sachant qu'une corne n'est pas longue à greffer. Mar-
garetta fut toute effarée de cette alerte ; pour parer au dan-
ger, elle fourra Lionel dans un panier rempli de plumes
EXTRAIT DES NOUVELLES DU PURGATOIRE DE TARLETON. 419
et s'assit à son ouvrage. Sur ce Mutio arriva tout soufflant;
et, feignant d'être venu en hâte pour chercher quelque
chose, il demanda les clefs de ses chambres, regarda par-
tout, fouilla tous les coins de la maison, visita le cabinet
même, et, n'ayant rien pu découvrir, ne dit rien. Mais, al-
léguant un malaise, il resta à la maison, si bien que le pau-
vre Lionel fat obligé de rester dans le panier jusqu'à ce
que le vieux ladre fût couché avec sa femme ; et alors la
servante le fit sortir par une porte de derrière, et il s'en
revint à son logis la puce à l'oreille.
Le lendemain, il vint de nouveau à la rencontre du doc-
teur qu'il trouva à sa promenade accoutumée.
— Quelles nouvelles, dit Mutio? Avez-vous réussi?
— La peste du vieux coquin! dit Lionel. A peine étais-je
entré et avais-je donné un baiser à ma maîtresse que cet âne
de jaloux était à la porte; la servante l'a aperçu et a crié :
mon maître ! Si bien que la pauvre dame fut réduite, uni-
que expédient, à me mettre dans un panier à plumes qui
était dans une vieille chambre, et je dus rester là jusqu'au
moment oii il se mit au lit et s'endormit; et alors la ser-
vante me délivra, et je partis. Mais n'importe; ce n'est
qu'un contre-temps, et j'espère avant peu avoir pris ma re-
vanche sur lui.
— Comment? dit Mutio.
— Morbleu, fit Lionel, ainsi : elle m'a fait prévenir au-
jourd'hui par sa servante que, jeudi prochain, le vieux
rustre soupe avec un patient à un mille de Pise, et alors je
m'engage à lui faire tout payer.
— C'est bon, dit Mutio, que la fortune vous soit pro-
pice.
— Merci, fît Lionel.
Et ainsi, après avoir échangé encore quelques paroles,
ils se séparèrent.
Bref, le jeudi arriva ; vers les six heures Mutio sortit, et
420 APPENDICE.
s'arrêta à la maison d'un ami d'où il pouvait apercevoir
tous ceux qui entraient chez lui. Il y vit bientôt entrer Lio-
nel, et courut après lui; à peine celui-ci avait-il eu le
temps de s'asseoir que la servante cria de nouveau : « Voilà
mon maître! » L'excellente épouse, qui d'avance avait pris
ses précautions contre les surprises, avait découvert un re-
trait caché entre les deux cloisons d'un plancher; elle y
fourre Lionel, et le mari arrive tout en sueur :
— Mon ami, dit-elle, qu'est-ce donc qui vous ramène si
vite à la maison ?
— Ma foi, chère femme, c'est un affreux rêve que j'ai
eu cette nuit et qui m'est revenu à la pensée. J'ai rêvé
qu'un misérable était entré secrètement chez moi avec un
poignard nu à la main et s'y était caché ; mais Je ne pou-
vais pas découvrir l'endroit. Sur ce j'ai saigné du nez, et
m'en suis revenu ; et, par la grâce de Dieu, je fouillerai
tous les recoins de la maison pour le repos de mon esprit.
— Faites, mon cher, je vous prie.
Sur ce, il ferme toutes les portes, et se met à fouiller
chaque chambre, chaque trou, chaque coffre, chaque ton-
neau, et jusqu'au puits; il poignarde les lits de plume et
ravage tout comme un furieux : mais vainement. Il com-
mença alors à blâmer ses yeux d'avoir cru voir ce qu'ils
n'avaient pas vu, se mit au lit à demi-lunatique, et resta
éveillé toute la nuit ; si bien que vers le matin il tomba
dans un profond sommeil, et alors on fit évader Lionel.
Le matin, quand Mutio s'éveilla, il se demanda par quel
moyen il pourrait enfin surprendre Lionel, et se mit en
tête le plus terrible stratagème.
— Femme, dit-il, il faut que lundi matin je chevau-
che jusqu'à Vicence pour visiter un vieux patient à moi;
jusqu'à mon retour, qui aura lieu dans dix jours envi-
ron, je désire que tu habites notre petite maison de cam-
pagne.
EXTRAIT DES NOUVELLES DU l'UUGATOlRE DE TAULETON. 421
— Bien volontiers, cher, dit-ille.
Sur ce Mutio l'embrassa, et fut aussi aimable que s'il
ne soupçonnait rien; puis le voilà qui court à l'église où il
rencontre Lionel.
— Eh bien, monsieur, dit-il, quelles nouvelles? Votre
maîtresse est-elle enfin en votre possession?
— Non, la peste du vieux coquin! fit Lionel; je crois
qu'il est sorcier ou qu'il a recours à !a magie; car je n'ai
pas plus tôt franchi la porte qu'il est sur mon dos, comme
hier soir encore. J'avais à peine échauffé mon siège que la
servante a crié : Voilà mon maître! Et alors la pauvre
créature fut obligée de me loger entre les deux cloisons
d'une chambre dans un endroit parfaitement disposé; 15,
j'ai ri de tout cœur de voir comme il fouillait tous les coins,
mettait à sac tous les tonneaux, et poignardait tous les lits
de plume; le tout en vain; j'ai été parfaitement protégé
jusqu'au matin, et alors, dès qu'il s'est endormi, j'ai
déguerpi.
— La fortune vous est défavorable, dit Mutio.
— Oui, répondit Lionel, mais j'espère que c'est pour
la dernière fois; car lundi prochain il part pour Vicence, et
sa femme va demeurer dans une maison de campagne aux
environs de la ville; et là, en l'absence du mari, je prendrai
ma revanche pour toutes mes infortunes passées.
-— Dieu le veuille, dit Mutio en se retirant.
Les deux amants aspiraient au lundi qui arriva enfin. De
bon matin Mutio monta à cheval, ainsi que sa femme, sa
servante et un valet. On arrive à la maison de campagne.
Mutio y déjeûne, fait ses adieux et part dans la direction de
Vicence. Après avoir chevauché un peu de temps, il revint
par un chemin de traverse dans un bois où il se posta en
embuscade avec une troupe de paysans pour surprendre le
jeune homme.
Dans l'après-midi Lionel arriva au galop; dès qu'il fut
XIV. 27
422 APPENDICE.
en vue de la maison, il renvoya son cheval par son page,
et chemina à pied sans encombre ; il fut reçu à l'entrée par
Margarelta qui le fit monter et l'installa dans sa chambre à
coucher, lui disant qu'il était le bienvenu dans cet humble
cottage.
— Cette fois, ajouta-t-elle, j'espère que la fortune ne
contrariera pas la pureté de nos amours.
— Mon Dieu! mon Dieu! madame, cria la servante,
voilà mon maître qui arrive avec cent hommes armés de
piques et de bâtons.
— Nous sommes trahis, fit Lionel, je suis un homme
mort.
— Ne craignez rien, dit-elle, suivez-moi.
Et sur-le champ elle l'emmena dans un parloir en bas,
oii se trouvait un vieux coffre vermoulu, plein de manus-
crits. Elle le mit là-dedans, le couvrit de vieux papiers et
de parchemins, et s'en revint à la porte au-devant de son
mari.
— Eh bien, signor Mutio, fît-elle, que signifie tout ce
remue-ménage?
— Vile et éhontée gourgandine, tu vas le savoir. Oi^ est
ton amant? Nous l'avons tous guetté et vu entrer ici. Cette
fois, il n'y a pas de coffre à plumes ni de plancher qui
tienne; car ou il périra par le feu, ou il tombera entre nos
mains.
— Fais à ta guise, jaloux imbécile, dit-elle, je ne te
demande pas de faveur.
Sur ce, Mutio tout en rage investit la maison, et y mit
le feu. Oh! en quelle perplexité était le pauvre Lionel,
enfermé dans un coffre, l'incendie à ses oreilles ! Et quelle
devait être l'émotion de Margaretta, sachant son amant dans
un si grand danger! Pourtant elle fit bonne contenance, et
feignant d'être furieuse, elle appela sa servante et lui dit:
— Allons, ma fille; puisque ton maître dans une folle
EXTRAIT DES NOUVELLES DU PURGATOIRE DE TARLETON. 423
jalousie a mis à feu la maison et tout ce que je possède, je
vais me venger de lui ; aide-moi à enlever ce vieux coffre oii
sont tous ses papiers et tous ses actes, et faisons-le brûler
tout d'abord; et, aussitôt que je le verrai en flammes, je
m'en retournerai dans ma famille; car le vieux fou sera ré-
duit à la misère, et je romprai avec lui.
Mutio, qui savait que toutes ses obligations et tous ses
titres étaient là, la retint et dit à deux de ses gens d'em-
porter la caisse dans le champ et d'en prendre grand soin.
Lui-même demeura à voir brûler sa maison du haut en
bas. Alors, ayant l'esprit en repos, il s'en retourna avec sa
femme, et se mit à la cajoler, se croyant bien sûr d'a-
voir brûlé son amant , après avoir ordonné que sa caisse
fût mise dans une charrette et transportée chez lui à Pise.
Margaritta irritée alla chez sa mère, et se plaignit à elle et à
ses frères de la jalousie de son mari; celui-ci soutint qu'il
n'avait que trop raison, et demanda un jour de délai pour
le prouver. Sa belle-mère l'invita à venir souper chez elle le
lendemain soir, espérant le réconcilier avec sa fille.
Sur ces entrefaites, Mutio se rendit à sa promenade ac-
coutumée dans l'église, et là prœter expectationem il trouva
Lionel. Tout étonné, il lui demande vite :
— Quelles nouvelles?
— Quelles nouvelles, maître docteur? répliqua Lionello
en éclatant de rire; ma foi je l'ai échappé belle. Je suis allé
à la maison de campagne oii j'avais rendez-vous; mais je
n'étais pas plus tôt dans la chambre que le magique coquin,
son mari, a investi la maison avec des piques et des bâtons,
et, pour être bien sûr qu'aucun recoin ne pût m'abriter, il
a mis le feu à la maison qui a brûlé jusqu'aux fondements.
— Bah! fit Mutio, et comment avez-vous échappé?
^ — Vive l'esprit des femmes ! s'écria Lionel. Sa femme
m'a caché dans un vieux coffre plein de papiers qu'elle
savait que son mari n'oserait brûler, et c'est ainsi que j'ai
424 ÂPPE-NDICE.
été sauvé et ramené à Fisc, et hier soir j'ai été délivré par
la servante.
— Voilà bien, dit Mutio, la plus amusante plaisanterie
que j'aie jamais entendue; et sur ce, j'ai une requête à vous
adresser. Je suis ce soir prié à souper ; je vous présenterai
comme convive ; la seule faveur que je vous demande, c'est
de vouloir bien après le souper faire le divertissant récit des
succès que vous avez eus dans vos amours.
— Qu'à cela ne tienne!
Et sur ce, Mutio emmena Lionel chez sa belle-mère,
annonça aux frères de sa femme qui il était et comme quoi
il révélerait toute l'affaire après souper :
— Car, ajouta-t-il, il ne sait pas que je suis le mari de
Margaretta.
Alors tous les frères firent à Lionel le meilleur accueil,
ainsi que la belle-mère; et quant à Margaretta, elle fut tenue
à l'écart. L'heure du souper étant venue, on se mit à table,
et Mutio but à la santé de Lionel de l'air le plus aimable,
afin de le mettre en belle humeur et de l'entraîner à faire la
révélation complète de ses aventures d'amour. Le souper
étant terminé, Mutio pria Lionel de conter à ces messieurs
ce qui s'était passé entre sa maîtresse et lui. Lionel, la
face souriante, se mit à décrire sa maîtresse, la maison et la
rue oià elle demeurait, comment il s'était épris d'elle, et
comment il avait eu recours aux conseils du docteur qui
dans loute celte affaire était son confident. Margaretta écou-
tait ce récit avec la plus vive inquiétude; et, avant qu'il l'eût
achevé, elle lui fit donner par une de ses sœurs une coupe
de vin dans laquelle était un anneau qu'elle avait reçu de
Lionel. Celui-ci venait de raconter comment il avait échappé
à l'incendie et se préparait à attester la vérité de toute l'his-
toire, quand cette dame but à sa santé; Lionel prit la coupe
pour lui faire raison, et aperçut l'anneau. Ayant l'esprit vif
et la tête iine, il comprit tout et devina qu'il avait révélé
EXTRAIT DES NOUVELLES DU PURGATOIRE DE TARLETON. 425
toutes ses évasions en présence du mari même de sa maî-
tresse. Sur ce, buvant le vin et avalant l'anneau, il pour-
suivit :
— Messieurs, que pensez-vous de mes amours et de mes
aventures ?
— Voyons, dirent les convives, dites-nous si tout cela
est bien vrai.
— Si cela était vrai, répliqua Lionel, aurais-je la simpli-
cité de le révéler au mari même de Margaretta? Sachez-le,
messieurs, je savais fort bien que Mutio était le mari de
celle que j'ai prétendu être ma maîtresse; mais, comme il
est généralement connu dans Pise pour être fou de jalousie,
je lui ai mis en tête tous ces contes de mon invention pour
l'amener au paradis des fous; car, croyez-moi, foi de gen-
tilhomme, je n'ai jamais parlé à sa femme, je n'ai jamais
été dans sa compagnie, et je ne la reconnaîtrais pas si je la
voyais.
Sur ce, tous se mirent à rire de Mutio qui était honteux
d'avoir été ainsi bafoué par Lionel; tout alla bien; on
réconcilia le mari et la femme. Mais la plaisanterie toucha
Mutio au cœur si profondément qu'il mourut peu après, et
Lionel posséda la dame. Et, comme ces deux amants ont
causé la mort du vieillard, ils en sont maintenant punis
dans le Purgatoire, où Mutio les flagelle avec des orties.
4?6 APPENDICE.
EXTRAIT DES ŒUVRES ITALIENNES DU BANDEL
MISES EN LANGUE FRANÇOISE
PAR FRANÇOIS DE BELLE-FOREST COMINGEOIS.
Histoire soixante-troisième.
Du temps que les gens de l'empereur prirent et saccagè-
rent Rome, il y avait en ladite cité un marchand d'Ess,
nommé Ambroise Nani, homme assez riche, et loyal en son
trafic, ayant fils et fille seuls restés après la mort de sa
femme, beaux en perfection, et qui se rapportaient si par-
faitement de visage et contenance, qu'il était presque im-
possible de les discerner l'un de l'autre, bien appris en
ce que l'âge pouvait porter, n'ayant encore atteint l'an
quinzième du sac, et père et enfans furent faits prison-
niers, mais qui tombèrent en diverses mains. Car Paul,
ainsi se nommait le fils, vint sous la puissance d'un Alle-
mand, qui l'emmena à Naples : la fille, nommée Nicole, fut
la proie de deux Espagnols, lesquels se disant être de bon
lieu, elle fut bien et honorablement traitée, et le père
sauvé, et ce fut sans rançon, par le moyen de quelques Na-
politains siens amis, épargnant une bonne somme de de-
niers, ayant mis sous terre son or et argent, et le plus
précieux de ses meubles durant le pillage. Le bonhomme
qui avait recouvert sa fille, vivait néanmoins fort mal con-
tent, ne sachant que son fils pouvait être devenu, qui fut
cause que laissant Rome, il se retira en son pays et cité d'Essi.
Or en icelle y avait un citoyen très-riche nommé Gérard
Lanzetti, grandi ami d'Ambroise, lequel étant seul après le
décès de sa femme, se fâchait de coucher sans compa-
gnie, comme celui qui sentait un grand refroidissement à
EXTRAIT DES ŒUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 427
cause de sa vieillesse, lui ét,;mt âgé pour le moins de quel-
que soixante ans, ou environ. Ce vieux satyre voyant l'ex-
cellente beauté de Nicole, fille de Nanni, se vit surpris
d'amour, et sentit éveiller en soi les appétits jà amortis de
la sensualité, ayant plus de désirs que d'effet et les yeux
plus gros et gloutons, que n'étaient fortes les parties plus
nécessaires. Et en cela on connaît l'imperfection du juge-
ment de ceux qui aiment, et la corruption que nature a
semée en nous. Si ce n'est qu'on veuille dire que toute chose
tend à la participation du beau, lequel est proposé pour le
contentement de l'esprit, et pour parfaire ce qui reste de la
perfection de nos âmes, vu que l'enfance plus tendre, et
l'adolescence, et l'âge mûr, et la vieillesse jà cassée et ca-
duque, sont chatouillés de ce démangement les uns avec
plus, les autres avec moins de véhémence, selon que les
affections les transportent. Aveuglé que fut ainsi ce vieil-
lard, il s'enhardit de demander cette fdle en mariage au
père, lequel s'ébahissant dételle requête, vu le peu de con-
venance des âges, et le tort qu'on fait à une fille si jeune de
l'apparier si peu selon sa gaillardise, ne voulut refuser du
tout le parti, ni l'accorder aussi, mais délayant la réponse,
le pria l'excuser s'il ne lui faisait largesse du sien ainsi
qu'il désirait et voudrait : car il ne prétendait pourvoir
sa fille qu'il ne fût assuré si son fils vivait, ou était trépassé
en quelque terre étrange, vu que, depuis le sac de Rome, il
n'en avait rien su entendre, de quoi il vivait en une extrême
détresse. Étant ainsi renommée l'insigne beauté de cette
fille, et admirée de chacun sa gentillesse et sa bonne grâce,
advint qu'un jeune homme de sa cité, nommé Lactance
Puccin, enfant de grandes richesses, l'ayant vue, se sentit
pris et expérimenta en soi la maladie contagieuse qui prend
par les yeux, et va poser son siège au cœur, laquelle en-
core il n'avait jamais savourée. Il vous commença dès lors
à faire des promenades par devant le logis d'Ambroise, oià
428 AliPENDlCE.
les œillades n'étaient mises en oubli, lorsqu'il voyait sa
sainte : laquelle aussi ayant pris plaisir en la beauté, dis-
position et gentillesse de Lactance, lui montrait bon visage,
comme celle qui était atteinte du même mal, et symboli-
sant avec lui en égalité de passion et d'affections amou-
reuses. Mais savez-vous si elle en avait sa part? De telle
sorte qu'ayant l'esprit gentil, et sachant discerner les gros-
siers d'avec ceux qui avaient quelque cas de rare et singu-
lier, voyant ne sais quoi de généreux en ce jeune homme,
elle en fut éprise, et les flammes amoureuses entrèrent si
avant dans son cœur tendrelet et susceptible de telles im-
pressions, que le jour qu'elle passait sans le voir, elle ne
pouvait vivre à son aise. Or, étant impossible qu'où les
cœurs sont ainsi unis, et les volontés qui se correspondent,
que facilement les amans ne viennent au-dessus de leurs
entreprises. Lactance trouva moyen d'écrire son désir à
Nicole en une épître de telle substance.
LETTRE DE LACTANCE.
Madame, puisque mon bonheui^ m'a si heureusement con-
duit que sans forcer rien de Vhonnêtetê, ni rang des miens,
que je suis devenu l'esclave de vos perfections, il vous plaira
aussi être si courtoise, qu égalant la douceur avec cette di-
vine beauté, qui vous rend admirable à chacun, comme une
rare lumière de cette contrée, vous ayez compassion de ce-
luy qui ne désire rien de vous que ce qu honnêtement il peut
souhaiter, à savoir d'être aimé réciproquement, afin que par
cette liaison mutuelle, il puisse s'hazarder plus avant, et
poursuivre l'alliance qui unisse inséparablem,ent aussi bien
les corps que les affections. Attendant la félicité de votre ré-
ponse, je me recommanderai bien humblement à vos bonnes
grâces.
Votre esclave,
L. PUGCIN.
EXTRAIT DES ŒUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 429
Cette lettre fut mise en main à la nourrice qui avait élevé
Nicole dès le berceau, laquelle ne se fit guère tirer l'oreille
à faire cette ambassade, s'étant déjà pris garde des conte-
nances de la fille, lorsqu'elle voyait cet adolescent, et voyant
que le mariage de ce beau couple ne pouvait réussir qu'à
bonne fin et heureuse. Comme la fille vit ces lettres, et sut
d'oià elles venaient, quoique de prime face elle feignît n'en
tenir compte, et plus encore se montra fort rétive à y ré-
pondre, se couvrant de l'honnêteté, et qu'il était mal séant
à une fille d'être si facile, et si légèrement condescendre à
satisfaire au moindre désir dos jeunes hommes, les pensées
desquels étant flottantes et vitupérables, se changeaient de
jour à autre ; mais la nourrice lui mettant en jeu le mariage
que Lactance souhaitait de pratiquer avec son père, et que
le parti était fort avantageux, à cause des richesses, vertu et
race ancienne du jeune homme, elle se laissa vaincre, as-
sez surmontée de sa propre violence, et pour ce lui écrivit
ce petit mot, qu'elle donna à la commune messagère et
arbitre d'amour.
LETTRE DE NICOLE A LACTANCE.
Seigneur Lactance, la seule opinion que j'ai de votre
vertu en ayant ouï faire récit, m'a fait oublier jusque-là de
vous écrire, non pour vous donner occasion de faire votre
profit de telle faveur, car elle est trop froide pour y asseoir
fondement de chose qu'on puisse souhaiter, seulement pour
vous remercier de F honneur que me faites, souhaitant notre
alliance, et ne sera jour de ma vie que je ne vous aime da-
vantage : vous savez que je n ai point puissance de rien ac-
corder, et que j'ai un père à qui je dois obéissance : bien vous
direz, sans dissimuler, que si le choix m'était donné pour
écrire ce qui serait selon mon désir, que vous auriezle premier
lieu, et emporteriez la victoire. Par ainsi usez de diligence
430 APPENDICE,
de votre part^ et verrez que je ne vous dois rien de moins,
ainsi pensez que je vous surpasse en loyale et sincère affec-
tion^ au moins si la fortune veut que nos désirs s'effectuent.
Votre bonne amie^
Nicole de Nanni.
La messagère porta à Lactance cette réponse, de quoi il
fut plus content que si on l'eût fait gonfalonnier de l'Église,
et ne cherchait que l'opportunité de parler à Ambroise pour
lui demander sa fille. Mais délayant, comme saisi de quel-
que honte, ou peut-être craignant que ses parents et cura-
teurs ne lui empêchassent les desseins, lui étant encore mi-
neur, la fortune lui ôta pour ce coup cet aise, afin défaire
sentir ses mobilités à celle que depuis il eut pour épouse.
Car le père ayant certaines affaires à Rome, fut contraint
d'y aller, et ne voulant que sa fille demeurât sans honnête
compagnie, l'emmena quant et lui et la mit chez un sien
frère à Fabrian. Cette allée donna une grande transe et
soubresaut au cœur de Lactance, et plus de mécontentement
à la fille, laquelle étant chez son oncle, y fut tenue de si court
qu'il lui fut impossible de parler à personne pour mander
de ses nouvelles à son ami, qui la mit en telle angoisse
qu'il n'y avait moyen aucun de la faire réjouir, et quoique
'ses cousines lui tinssent bonne compagnie, si elle eût mieux
aimé la solitude pour se rassasier de pansement et se nour-
rir de la mémoire de son Lactance. Lequel comme légère-
meiît avait appréhendé l'amour pour se coiffer de la beauté
de Nicolle présente, aussi inconstaramentl'oublia-t-il en dis-
continuant la vue : car il devint amoureux de la fille du Lan-
zetti, deee vieillard que nous avons dit ci-dessus avoir requis
le Nanni pour avoir Nicolle en mariage. Ainsi voyez-vous que
les appréhensions, tant plus elles sont violentes et soudaines,
tant plus aussi elles s'envoient, et est effacée leur trace en la
mémoire dès que l'on en perd le premier objet ; et procède
EXTRAIT DES OEUVRES IT4UENNES DU BANDEL. 431
ceci d'une grande imperfection de jugement au choix de ce
qui nous est profitable, et d'une inconstance qui le plus
souvent accompagne les amoureux, quelque grande parade
qu'ils fassent de leur loyauté qui n'est qu'imaginaire, et dé-
pendant de l'opinion sans effet, vu que s'ils s'éloignent
tant soit peu de la chose aimée, trouvant sujet propre à
leur dessein, ils changent d'affection, la feignant comme le
miroir et idée de la première. Ambroise, ayant demeuré
six ou sept mois à Rome, repassa par Fabrian, oij prenant
sa fille, prit le chemin de sa maison avec un si grand con-
tentement d'elle, qu'il lui semblait sortir du plus obscur
des enfers, pour rentrer en un paradis de tout plaisir et
liesse : mais elle fut trompée, car sa joie fut aussitôt amor-
tie qu'elle eût demeuré trois ou quatre jours à Giese : car
Lactance, bien que sût son retour, de ce averti par la nour-
rice, ne se souciait-il plus de se pourmener devant la mai-
son de sa mie oubliée, et si par cas il y passait, c'était avec
une si maigre contenance, qu'on eût jugé que jamais il ne
l'avait connue. Nicole, étonnée de ces étranges façons
de faire, et devenant curieuse d'en savoir l'occasion, elle
fut avertie que son ami était engagé ailleurs qu'à la ban-
que, ni à la bourse d'Anuers, étant si idolâtre de sa nou-
velle maîtresse, qu'il ne pensait à chose quelconque qu'à la
servir et lui complaire. Ceci fut pour faire désespérer cette
misérable amante, se voyant si lâchement trompée, car elle
sentait un ver si poignant en son cœur, que nuit et jour
pointe et rongée par son démangement, elle ne prenait au-
cun repos : et tout son contentement était de se plaindre à
sa nourrice, et la prier de chercher les moyens que son ami,
quittant cette pratique, convertît ses yeux vers elle, et se
souvînt d'elle et de ses premières poursuites. Elle lui écri-
vit plusieurs fois, mais le tout en vain, lui s'excusant tantôt
sur une chose, tantôt sur une autre, ce qui nourrissait une
si étrange jalousie au cœur de cette fille, que si elle eût
43? APPENDICE.
tenu à discrétion et à son plaisir celle qui lui ravissait la
moitié de son âme, je pense qu'elle eût fait une pareille
anatomie que fit Médéede son frère, lorsqu'avec Jason elle
fuyait la fureur de son père, et emportait la riche proie de
la toison d'or. Aussi lui semblait-il impossible que Lac-
tance, en aimant une autre qu'elle, pût rester en vie, vu que
son cœur n'étant plus en elle, et possédé par celui qui le
maltraitait, et ne lui demeurait autre remède que sa défaite,
et vivant en ses rêveries, elle qui savait tout plein de belles
rimes italiennes, lui écrivit une complainte que je n'ai
voulu laisser en arrière, ainsi l'ai mise en notre langue.
Complainte de l'amante sur la déloyauté de son amant.
Las! où est cette promesse,
Où est ce nom de maîtresse,
Et ce mariage saiiitî
La foy tienne est infidèle.
Et ta maîtresse fidèle,
Et sans nul fard, et toi faint.
Faut-il que de toi me plaigne.
Et que la terre je baigne
Comme un arrosoir de pleurs?
Et que cruel tu te ries
De mes grands mélancolies,
De mes ennuis et douleurs?
Serai-je ainsi méprisée?
Serai-je ainsi délaissée
Sans avoir rien offensé?
Las! ami vois ma constance.
Et celle persévérance
Qui ne voit de temps passé.
Je ne suis point inconstante,
Ni follement languissante
Après divers amoureux :
Mon cœur ne reçoit figure
Que de celle portraiture,
Qu'il eut pour son sort heureux.
EXTRAIT DES OEUVRES ITALlEKlNES DU BÂNDEL. 433
Je ne suis en rien semblable
A la Grecque détestable.
Femme de plusieurs époux,
Ni à l'épouse insensée
Du fort et vaillant Thésée :
Mon naturel est plus doux.
Je ne suis pas si cruelle
En mes désirs comme celle
Qui enflamma le palais
De Créon, et fut meurtrière
De sa proie la plus chère :
Car je n'aime que la paix.
Rien, doux ami, ne désire,
A autre cas je n'aspire
Qu'à te voir le seul support
De ma vie déplorée,
Ou d'aller (désespérée
De t'avoir) souffrir la mort.
Car vivre ainsi délaissée
Et me voir la méprisée
Pour une moindre que moi,
Je ne puis, et y résisle
Mon destin, et le sort triste,
Qui fait coiistanle ma foi.
Viens, ami, et plein de grâce
Noire amour encore embrasse,
Faisant revivre mon cœur.
Te voyant, je prends envie
De garder forte ma vie
Et de reprendre vigueur.
Finit qu'elle eut ces vers, elle les donna à sa fidèle nour-
rice avec charge de lui rapporter avec quelle face et con-
tenance son Lactance les lirait : la bonne darne fit son
message, et ayant trouvé son homme à propos lui met
l'écrit en main, lequel le lisant sentit de grandes émotions
en son âme, et telles que presque la larme lui vient à l'œil,
lui semblant souffrir une même peine que celle qu'il con-
naissait violenter à bon escient le cœur de cette pauvre fille ;
434 APPENDICE.
pour laquelle consoler, et afin qu'elle ne se forçât point, il
répondit toutes bonnes paroles à la nourrice, quoiqu'il fût
si ravi ailleurs, que sur l'heure il ne se pouvait point van-
ter d'avoir la puissance de soi-même. Bien pensé-je que s'il
eût parlé à la fille de Nanni, que facilement sa flamme
féconde s'épanouissant, il eût donné place au feu déjà éteint
de ses amours premières, voire si la chose eût guère plus
continué, et que Nicole n'eût cessé de lui envoyer ses com-
mis et entremetteurs de paix, facilement elle en eût emporté
la victoire : mais son père retournant encore à Rome, et
elle ne voulant plus aller à Fabrian chez son oncle, il la mit
en une religion de femmes à Gièse, avec une sienne cou-
sine, afm de n'apprendre point ailleurs les folies mondaines,
et s'envelopper en l'amour, en l'abîme duquel elle était
déjà plus que misérablement plongée. Toutefois le bon-
homme était trompé de plus de moitié, car tout ainsi qu'il
pensait sa fille être sans savoir que c'est que d'aimer, et
néanmoins elle y était experte maîtresse : aussi estimait
Nicole que les religieuses, oià elle fut menée, ignorassent
les trames d'amour, et que parmi elles on ne trouvât que
sainteté, continence et austérité de vie : mais quand elle vit
la délicatesse et effémination cachée sous la blancheur de
leurs voiles, les chemises de fine toile et parfumées en lieu
de la rudesse de quelque haire, ou grosse toile d'étoupe,
contemplant leurs tresses annellées en lieu d'être tondues,
et les cheveux frisés, les sourcils pincetés tout ainsi qu'en
usent les courtisanes, et femmes qui aiment plus la chair
que l'esprit, voyant encore la jeunesse y aller capituler des
transactions et complots de leurs alliances, elle perdit cette
première opinion, connaissant la vie de plusieurs des dames
voilées être plus beaucoup déréglée que les femmes de ce
siècle : comme aussi nous en voyons les exemples en
France, à la grande confusion des pères qui vont (ainsi
guidés d'avarice) perdre à leur escient leurs filles. Cette
EXTRAIT DES ŒUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 435
amoureuse donc se voyant en lieu où l'amour était démené
plus avant que des yeux, et ayant pris familiarité avec plu-
sieurs religieuses, sans en trouver une qui n'eût un servi-
teur, les estimait cent fois plus heureuses, que celles qui
vivaient au monde, et que ces femmes étant ainsi séques-
trées, s'exemptent aussi de la captivité d'un mari, et de la
garde fâcheuse que les parents mettent sur les filles. Or,
entre toute la jeunesse qu'elle vit aller au monastère, elle y
reconnut son Lactance, lequel s'alliait de sa maîtresse par
alliance spirituelle, à cause que la cousine de cette fille
était celle qui faisait le petit meuble de linge de son ami.
Elle épia finement tout ce qui se faisait, étant ordinaire-
ment aux écoutes, mais elle vit que tout allait bien, et que
sa cousine ne courait point sur ses terres, mais que Lac-
tance l'aimait honnêtement pour en tirer autre service;
aussi lui contait-il toutes ses déconvenues, ainsi qu'un jour
il se doutait d'avoir perdu un garçon de Pérouse, le plus
gentil qu'il était possible de voir, et s'en montrait si fâché
que presque il en pleurait de tristesse. La folle amante oyant
ceci, et comme il souhaitait d'en trouver un semblable, se
mit en tête de changer l'habit, et sous le masque d'un
homme aller servir celui par qui elle avait été honorée et
servie. Et ne sachant oià recouvrer habillement d'homme,
s'avisa que son père avait prié sa nourrice de la visiter, et
quelquefois la conduire en sa maison pour la récréer, ayant
aussi donné charge à la religieuse de lui donner licence.
Ayant donc Nicole fait venir sa nourrice au monastère, la
raisonna en secret, lui manifestant sa penséej et tout ce
qu'elle avait entrepris de faire : sur quoi la bonne femme la
tança, et remontra la malséance d'une fille en tel habit, les
périls qui en peuvent survenir, et le scandale pour son hon-
neur si la chose venait en connaissance. Mais l'opiniâtreté
de Nicole eut plus de force que les raisons de la vieille,
laquelle la mena en sa maison : et vêtue qu'elle l'eut en
436 APPENDICE.
garçon, le lendeiiiain l'envoya pour trouver parti en la
rue, où se tenait Lactance, lequel la voyant en cet équi-
page, estimant autre cas que ce qu'elle était, s'étant enquis
de son état, et le voyant de bonne grâce, la retint à son ser-
vice. Voilà cette fille sous le nom de Romule se mettre en
hasard de prodiguer sa virginité, étant reconnue pour telle
qu'elle était; et qui lui eût demandé qui l'induisait à ce
faire, toute raison laissée, on eût eu recours à la déraison,
et dit que c'était l'amour à qui personne ne saurait faire
résistance. Ce page fendu servait avec telle diligence son
maître, et se montrait si bien appris et gracieux à chacun,
que son maître se glorifiait de n'avoir été si bien servi de sa
vie, et pour ce le vêtit fort gentiment de ses couleurs, et
le caressait, et aimait sur toute chose, ce qui donnait un
merveilleux contentement au feint Romule, espérant par ce
moyen trouver voie pour se découvrir, et faire Lactance
tant sien, qu'enfin il quitterait sa Catelle, car ainsi s'appe-
lait celle que Lactance amourachait avec si grande captivité
et servitude. Et ce d'autant que cette fine femelle ne tenait
compte de lui, quoiqu'il l'aimât ardemment, toutefois ne
se fiait guère en ses promesses. Le jeune homme connais-
sant le bon esprit de son Romule, comme il haranguait et
discourait bien à propos, l'ayant embouché de ce qu'il
avait à dire, l'envoya à sa maîtresse, où il alla avec un tel
contentement, que pouvez penser que reçoit une dame,
contente de caresser celle de qui elle pense recevoir quel-
que injure. Aussi devant qu'effectuer sa charge, elle s'en
vint visiter la nourrice, lui contant de cette commission si
fâcheuse, et le désespoir auquel elle se voyait réduite,
n'ayant encore osé découvrir à Lactance qui elle était, et
la cause de cette métamorphose, quoiqu'elle vécût en un
crève-cœur insupportable le voyant si afi'ectionné à un
autre, et vers laquelle il lui fallait servir d'ambassade amou-
reuse. Que s'il advenait que cet autre l'emportât, et l'eût
EXTRAIT DES OEUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 437
pour mari, il n'y avait aucun moyen pour la tenir en vie,
elle ne pouvant demeurer en être, tandis qu'une autre joui-
rait de ce qu'elle méritait toute seule. Qu'au reste, elle ne
saurait que faire, et que si son père était averti de ce chan-
gement d'état et d'habits, elle ne voyait aucun chemin pour
la sauver, connaissant son père fort sévère, et vu la natu-
relle jalousie des hommes de cette contrée. La nourrice
continua là-dessus, la tançant de sa folie et de ce qu'elle
n'avait voulu croire son conseil, vu qu'il serait malaisé
que, son fait étant publié, elle trouvât homme qui la voulût
épouser : et par ainsi les choses étant en bon état, encore
lai conseilla de se retirer sans s'hasarder à pire fortune,
qu'il y avait assez de jeunes hommes qui valaient bien
Lactance, qui s'estimeraient heureux de l'avoir pour épouse.
Nicolle connaissait bien l'importance de son fait, et
n'ignorait combien véritables étaient les paroles de cette
bonne femme, pour ce demeura un longtemps comme
ravie, mâchant et pensant le tout en sa pensée : puis tirant
un grand soupir du profond de son estomac lui dit :
— Ma chère mère, je vois que l'amitié que me portez
vous fait tenir ce langage tant à mon profit, et avantageux
pour mon honneur et votre bonne réputation : toutefois
puisque j'ai tant fait, et le péril n'étant encore trop évident,
je passerai outre pour en voir la fin, et irai voir Catelle, à
laquelle Lactance n'a point encore grande accointance, puis
nous aviserons à ce qui sera de faire, espérant en Dieu,
qui connaît mon cœur, qu'il fera prospérer mon affaire si
bien, que je m'attends que mon ami ne sera jamais l'époux
d'autre que de Nicolle votre belle fille.
Ainsi s'en va vers le logis de Catelle, oii ce beau Romule
fut introduit par la chambrière, le vieillard étant en ville
pour ses affaires et négoces. Catelle voyant que le page de
Lactance était en bas, qui voulait lui parler, elle qui s'en
était si follement amourachée, comme Lactance mourait
XIV. 28
438 APPENDICE.
après elle, et Romule défmait pour l'amour de son maître,
vint tout soudain vers lui, qui lui fit tout aussitôt le dis-
cours de son ambassade ; mais Catelle qui avait plus l'œil
sur l'orateur, et sur la naïve beauté, que l'oreille aux pa-
roles venant d'ailleurs, était en une étrange peine, et volon-
tiers se fût jetée à son col pour le baiser tout à son aise,
mais la honte la retint pour un temps : à la fin n'en pou-
vant plus, et vaincue de cette impatience d'amour, et se
trouvant favorisée de la commodité, ne sut se tant com-
mander, que l'embrassant fort étroitement elle ne le baisât
plus d'une douzaine de fois, et ce avec telle lasciveté et
gestes effrontés, que Romule s'aperçut bien que celle-ci
avait plus chère son accointance que les ambassades de
celui qui la courtisait, A cette cause lui dit:
— Je vous prie, madame, me faire tant de bien que me
donnant congé, j'aie de vous quelque gracieuse réponse,
avec laquelle je puisse faire content et joyeux mon sei-
gneur, lequel est en souci et tourment continuel, pour ne
savoir votre volonté vers lui, et s'il a rien acquis en vos
bonnes grâces.
Catelle humant de plus en plus le venin d'amour par les
yeux, lui semblait que Romule devînt de fois à autre plus
beau, et pour ce en lieu de lui satisfaire à ce qu'il lui disait
pour son maître, lui dit:
— Je ne sais, mon ami, qu'est-ce que tu as fait en mon
endroit, mais j'estime que tu m'as enchantée.
— Je ne suis sortilège ni charmeur, dit Romule, seule-
ment vous supplie me dire qu'est-ce que vous voulez
que je réponde de votre part à Lactance, afin qu'il soit as-
suré que j'ai fidèlement exécuté ma charge.
Catelle qui était hors de soi, et affolée d'amour, embras-
sant encore un coup Romule, lui dit, ne pouvant plus cou-
vrir le feu caché en son âme :
— Ah! mon espérance, et seul soutien de ma vie, il n'y
EXTRAIT DES OEUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 439
a jeune homme au monde qui m'eût su faire oublier de la
sorte que tu vois que je m'égare, si ce n'est toi, qui es le
plus accompli en beauté que je pense qui soit à présent
sous tout ce que les cioux entourent en leur concavité-. Il
faut que je te dise, que si tu veux, je n'aurai jamais autre
époux que toi, et ne te soucie des richesses, car j'en aurai
assez pour nous entretenir. Prends garde à tes affaires sans
te soigner de ton maître, lequel je n^» prétends d'aimer en
sorte aucune, et dès à présent je lui montrerai si mauvais
visage, qu'il sera bien simple s'il ne connaît le peu de
compte que je fais de ses poursuites.
Romule voyant la besogne aller si bien pour son heur,
la pria de se supporter pour un temps, qu'il lui était servi-
teur très-affectionné, et qu'il s'estimerait plus que bien
fortuné de lui obéir et complaire, ne refusant point un tré-
sor si précieux, la remerciant d'un offre de telle consé-
quence, comme indigne de si grande faveur, mais ajouta
qu'il s'y fallait gouverner sagement, afin que Lactance ne
s'en prît garde, et lui jouât quelque mauvais tour, à ce
conduit d'extrême rage de jalousie. Cet accord fut juré
avec tant de baisers que rien plus, et ne craignait Romule,
sinon que Catelle, transportée de quelque fol appétit, et
s'oubliant en ses honnêtetés, ne mît la main en lui, qui
lui eût pu refroidir cette flamme tant véhémente, n'y trou-
vant point ce qu'elle aimait le plus et servait à faire la liai-
son des parties disjointes et mal assemblées. Romule s'en
revint chargé d'excuses de son tarder et longue demeure,
rejettant l'occasion sur le père qui avait été longuement
sans bouger de la maison empêché en ses affaires. Puis
venant sur le propos, lui dit qu'il l'avait trouvée en un
merveilleux courroux et mécontentement de lui, tant pour
ce que son père l'en avait ce même jour tancée, que pour
avoir entendu que Lactance aimait ailleurs, et la poursuivait
pour après se moquer d'elle. Ajouta qu'il s'était mis en tout
440 APPENDICE,
devoir de faire perdre cette opinion à sa dame, mais, quel-
que raison qu'il eût su mettre en avant, néanmoins elle est
demeurée ferme en son opinion et fantaisie, ce que Lac-
tance connut avoir quelque verisimilitude, d'autant que
passant devant la porte de Lanzetti, Catelle qui était en fe-
nêtre se retira tout aussitôt : ce qu'elle n'avait point de cou-
tume.
Ce fut ici que Lactance commença se dédaigner et cour-
roucer, disant qu'il n'y avait pas tant de perfections en elle,
fût en beauté ou richesses, qu'il ne s'en trouvât bien, et de
plus belles et parfaites, et lesquelles n'étaient point si ri-
goureuses. Et continuant à vomir son mal talent, confessa
à son Romule que quelques mois auparavant il avait
aimé une fille de plus rare et singulière beauté qui fût
en tout le pays, et telle estimée entre les plus renommées
mêmes de Rome : mais, que pendant que cette-là se tint,
ne sais oià, avec son père absente de la ville, il avait jeté
l'œil sur Catelle, se rendant son esclave, ainsi qu'il le
voyait être à présent. N'oublia lui réciter comme Nicole
l'avait depuis sollicité par lettres et messages, sans qu'il
en eût tenu compte, étant vivement épris de cette se-
conde.
— Ah ! monsieur, dit lors Romule (à qui le fait touchait),
ce n'est que la justice de Dieu qui vous poursuit, vous ren-
dant le contre-charge selon votre mérite, car étant aimé
d'une telle perfection que vous dites, c'a été mal avisé à
vous (pardonnez-moi si je parle trop hardiment à vous) de
la laisser sitôt pour faire nouvelle partie : aussi le plus ex-
pédient est d'aimer ceux qui vous veulent bien, et ne
vous amuser point follement après celles qui vous fuient.
Et que savez-vous si cette pauvre fille languit encore pour
l'amour de vous et est en détresse? Car j'ai entendu dire
que les filles en leurs premières appréhensions aiment
d'une véhémence tout autre, et plus grande que ne font les
EXTRAIT DES OEUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 441
hommes, et que mal-aisément on éteint cette flamme ainsi
vivement éprise, ayant trouvé sujet non occupé en autre
chose,
Lactance prenait plaisir, oyant les discours de son page,
et n'eût été que Nicole lui paraissait plus grande ayant son
accoutrement de femme, il eût pensé de Romule la vérité
da changement : mais perdant tout aussitôt cette opinion,
il le pria de retourner encore un coup vers Catelle pour
la convertir à avoir pitié de lui, et l'assurer de sa con-
stance et loyauté ; et comme il protestait de n'avoir son
cœur engagé ailleurs qu'à elle seule de qui dépendait son
heur et sa vie. Mais durant ceci survinrent d'autres suc-
cès, qui nous feront diversifier l'histoire pour lui donner
la fin comique, afin que toujours nous ne soyons sur les
misères, peines, ennuis, douleurs et massacres. Vous avez
ouï dès le commencement qu'Ambroise avait un fils, le-
quel fut pris par un Allemand qui l'emmena à Naples, puis
prenant la route d'Allemagne, il devint malade en Lombar-
die, dont mort s'en suivit, et ainsi Paul s'en revint en son pays
chargé des bardes et dépouilles de son tudesque. Arrivé
qu'il est à Gièse, se retira de prime arrivée à l'hôtellerie, puis
se mit par ville pour entendre nouvelle de son père. Mais
comme de fortune il passait par devant le logis de Catelle,
elle, pensant que ce fut son Romule, vu que (comme j'ai
dit) Paul et Nicole se rapportaient du tout de visage, et pour
lors ce nouveau venu était habillé de blanc tout ainsi que
le page de Lactance, elle, donc trompée par ce rapport, le
fait appeler par sa chambrière. Lui étonné de cet aventure
ne fut si peu accort, que s'oyant nommer Romule, ne
pensât aussi tôt qu'on le prenait pour un autre, mais qu'il
saurait qui était cette dame qui le demandait, et suivrait sa
bonne fortune. Or comme il approchait la porte du logis
pour entrer, la chambrière vit venir le seigneur Lanzetti,
et pour ce elle dit au jeune homme :
442 APPENDICE.
— Romule, passe pour cette heure chemin, car voici le
père de Catelle qui vient.
Ce que le bon garçon fit, marquant toutefois le logis
pour y passer à meilleure saison et plus opportune, et ce-
pendant arriva le vieillard, sans s'être aperçu de rien qui
se fût passé, comme celui qu'on aurait vu de loin, et qui
marchait à pas de tortue. C'est ici qu'entrevient la concur-
rence de tous les troubles de la farce : car Paul ayant vu
Catelle en fenêtre la désira soudain comme la trouvant fort
belle à son poste, et pour ce bientôt après se délibéra de ne
point laisser écouler cette occasion, et perdre une si bonne
rencontre : par ainsi s'en retourna vers le logis bien re-
marqué de Lanzetti, lequel était sorti pour se promener par
la ville. Lui étant sur la poursuite, voici Ambroise retour-
nant de Rome, encor étant à cheval, qui le rencontre, au-
quel Gérard Lanzetti fit grand caresse, disant que s'il eût
été en la ville ces jours passés, ils eussent conclu sur le ma-
riage de sa fille, le priant d'y penser, et ne le tenir si lon-
guement en attente, mais lui en éclairât le fait ou failli.
Ambroise répond qu'encore n'avait- il pas été jusques à sa
maison, mais que lui étant de repos, ils auraient loisir
d'en parler tout à leur aise. Comme ils parlaient ensemble,
voici le page féminin de Lactance qui s'en venait faire son
message à Catelle, mais voyant son père de retour, en lieu
de parfaire sa pointe, et exécuter sa charge, elle doubla che-
min, et s'en courut au plus qu'il lui fut possible chez sa
nourrice, et lui conta, toute éperdue, la venue de son père,
se disant ruinée, ne sachant plus presque que devenir. Mais
la vieille lui donna cœur, et l'assura de toutes ses craintes,
puisque son heur l'avait conduite jusque là, que son père
n'était point encore descendu de cheval. Et l'ayant revêtue
de ses habits, la vieille s'en alla soudain au logis du père,
lequel la voyant lui fit grande fête et s'enquit de sa fille :
de laquelle l'autre lui dit les meilleures nouvelles du
EXTRAIT DES OEUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 443
monde, et que souvent elle l'avait visitée et menée en sa mai-
son, et que la pauvre fille était toute en souci ne le voyant
point, au reste lui dit que, s'il le trouvait bon, elle Tirait
quérir au monastère pour la lui mener, l'ayant tenue quel-
que jour avec elle pour voir si elle aurait quelque nécessité.
Le bonhomme qui pleurait de joie, voyant l'amitié que sa
fille lui portait et le profit qu'elle avait fait entre les dames
à bien coudre, et besogner en tapisserie, se rapporta à la
nourrice du tout, l'estimant plus curieuse de l'honneur de
sa fille que de sa vie propre. La nourrice, arrivée que fut
à sa maison, dit à la fille, qu'elle s'apprêtât pour s'en aller
chez son père dans un jour ou deux, ce qu'elle trouva de fort
dure digestion, à cause qu'elle se faisait forte de dégoûter tel-
lement Catelle de Lactance, que jamais il n'en aurait bon vi-
sage, et se plaignait de sa fortune qui lui avait amené si mal
à propos son père. Mais la vieille la consolait avec ce mot
que, si Lactance devait être le mari de Catelle, il n'y avait
ruse, art, ni industrie, qui y pût donner empêchement,
qu'elle se résolût de n'y plus penser, vu que les choses ne
lui succédaient point aucunement selon ses desseins. Ce-
pendant que Nicole est en ces altères, et qu'elle se tour-
mente pour ne pouvoir mettre fin à son entreprise, voici
son frère Paul qui s'en va voir la Catelle, là oii il fit un beau
ménage, se faisant connaître pour tel que la fille, ayant
goûté ce qu'il savait faire, après s'être entrepromis la foi,
le retint plus que l'un ni l'autre n'eussent voulu : car Gé-
rard, père de Catelle, les trouva ensemble, et pensant de
Paul que ce fut Nicole qui se fût déguisée en garçon pour
voir son ménage, et le train de son logis, le caressa et re-
cueillit trop plus familièrement que Paul ne souhaitait,
craignant d'y souffrir sous ce nom de Nicole, chose qu'hon-
nêtement on ne saurait dire : toutefois joua-t-il si accorle-
ment son personnage, qu'il se dépêtra des mains du vieil-
lard, lui donnant pour tout paiement cette réponse que son
444 APPENDICE.
père était venu, et qu'il la demandât en mariage, et lors il
la pourrait baiser et caresser tout à son aise : et sorti qu'il
est de ce péril, ne savait que penser qu'on l'eût pris pour
ne sais quel Romule, sous la similitude duquel il aurait
joui de la fille de Lanzetti, et lui le prenait pour sa sœur
Nicole : mais, quoiqu'il en fût, il s'estimait heureux de telle
rencontre, et n'acceptait pas à peu de chose de s'être ac-
cointé de Catelle, laquelle il avait pris en telle amitié qu'il
ne tendait ailleurs que de la faire demander en mariage.
Durant ceci, Lactance cherchait son page par tout, si marri
de l'avoir perdu, qu'il n'en pouvait se contenter, tant il
l'aimait à cause de son bon esprit et gentillesse, joint que
l'ayant fait secrétaire de son cœur, il ne pouvait rien sans
son secours. Il s'enquiert à chacun, donnant les enseignes
et de sa beauté, et de son habillement, si bien qu'enfin on
lui dit qu'on l'avait vu entrer chez cette nourrice : le jeune
homme s'en y va et heurte à la porte : elle le voyant fut
ébahie, se doutant de ce qui était, toutefois descend-elle
en bas pour entendre ce que Lactance voulait dire : lequel
la pria lui faire tant de bien que de lui dire nouvelles
d'un sien page qu'on lui avait dit être venu en sa maison,
qu'elle ne le celât point, d'autant qu'il ne lui ferait tort, ni
offense quelconque, et si le garçon n'était content de lui,
et ne voulait plus le servir, que pour cela il ne lui ferait
pire visage, seulement voulait lui parler pour un sien atïaire
d'importcince, qu'il lui avait donné en charge afin d'en sa-
voir la résolution. La vieille souriant lui nia avoir vu page
aucun en sa maison :
— Mais, dit-elle, vous voyant ainsi soupirer, on dirait
que vous seriez amoureux de celui que vous cherchez, mais
ayant su l'amitié ardente et excessive que vous portiez à
une certaine fille, je change d'avis, et n'estime point que
soyez devenu autre que l'affectionné serviteur des dames :
aussi n'ignore pas à qui est-ce que s'adressent vos dévo-
EXTRAIT DES OEUYRES ITALIENNES DU BANDEL. 445
tions, mais elle est si éprise ailleurs que vous perdez peine
de vous y amuser. Et par ainsi il vous vaudrait mieux re-
chercher vos amours premières, et plus belles et plus
loyales, et où vous êtes le bien-aimé, que suivre celle qui
ne tient compte de vous. Nicole vous honore et prise plus
que sa vie, et vous la méprisez, Catelle vous hait à mort, et
en a choisi un autre pour ami, et cependant vous en êtes
idolâtre, je n'ai affaire de vous solliciter davantage de votre
profit, faites en ainsi que bon vous semblera, mais je m'as-
sure qu'avant que soit longtemps, vous connaîtrez que je
dis vrai, et vous repentirez de votre faute, et ne sais si ce
sera trop tard, n'ayant ni celle qui vous fuit, ni celle qui
vous désire.
Lactance oyant ceci fut tout ébahi, et enquis qu'il s'est
de sa Catelle, l'autre l'assure sur sa foi qu'elle avait pris
ailleurs parti : au reste lui demanda, si Nicole l'aimait en-
core, s'il voudrait point entendre à l'avoir pour épouse.
— Ah! dit-il en soupirant, je l'ai tant offensée, la mé-
prisant comme je l'ai fait, et ne tenant compte de ses let-
tres, étant lié et charmé ailleurs comme j'étais, que je ne
pense point qu'elle daignât me regarder pour m'aimer ou
favoriser.
— Mais que diriez-vous si elle a été en votre maison, et
usé en votre endroit de tout tel service que saurait faire le
moindre serviteur, pour tâcher d'acquérir votre grâce, et
ôter à une autre ce que justement elle seule mérite?
— Si cela est vrai (dit-il), je m'estime tant obligé en son
endroit, que je ne vois récompense plus digne pour satis-
faire à telle obligation que de la rendre dame de moi et de
mes biens.
— C'est parler en homme de bien, répond la nourrice.
Et soudain elle appela Nicole, et fît porter son habit de
page, afin de montrer au jeune homme la pure et ferme
amitié de cette fille.
446 APPENDICE.
— Voici, dit la nourrice, votre Nicole, voyez Romule,
votre page tant désiré, lequel pour l'amour de vous oubliant
son rang et bazardant sa vie et son bonneur vous a servi si
longuement, sans que l'amour vous ait fait connaître ce que
vous aviez de rare en votre compagnie.
T/amant transporté d'étonnement, demeurait aussi im-
mobile que ce grand jeûneur qui est au parvis Notre-Dame
de Paris, ou que le Marfoire de Rome, et ne savait si ce
qu'il voyait était songe ou chose véritable. A la fin revenant
à soi, comme s'il fût sorti d'un profond sommeil, ayant en-
tendu toute l'histoire de la hardiesse de Nicole, mesurant
son affection avec le peu d'amitié que lui portait Catelle, et
parangonnant les beautés des deux, voyait que cette cy
en avait le dessus, tout ainsi que la clarté du jour surpasse
la splendeur sombre de l'astre luisant de nuit : s'adressant
à Nicole, la pria lui pardonner sa faute, de laquelle il ne
voulait point s'excuser, comme étant sans voile qui fût rai-
sonnable : au reste que, s'il lui plaisait lui faire tant de fa-
veur, comme l'assurait sa nourrice, de le prendre pour
époux, qu'il s'estimerait heureux d'avoir gagné une si excel-
lente épouse, en poursuivant celle qui ne l'égale en rien qui
soit de beauté ou bonne grâce. La fille usant de sa modestie
accoutumée, lui répond qu'elle était la même que jadis, et
que son vouloir demeurait immuable, d'autant qu'il était
hors de sa puissance d'aimer jamais autre que lui, ou d'en
épouser un sans l'aimer, cela ne saurait tomber en l'esprit
de Nicole : et soudain se donnent la foi, et Lactance promit
que dès qu'il aurait dîné il irait voir Ambroise pour lui re-
quérir sa fille pour femme. La nourrice ayant si bien ouvré
pour le soulagement de sa fille de lait, épousés qu'elle les
eut selon la façon de faire d'Italie, là oii ils couchent sou-
vent avec leurs femmes avant que de se présenter à l'église,
la mena vers son père qui la reçut fort gracieusement. Bien-
tôt après arriva Lactance, lequel pria le bonhomme de lui
EXTRAIT DES OEUVRES ITALIENNES DU BANDEL. 447
donner sa fille en mariage, ce qu'il ne refusa point, con-
naissant le parti fort sortable, étant le jeune homme riche,
et bien apparenté, 1 1 au reste estimé entre les plus modestes
et courtois de la ville. Le comble de la joie fut parfait, lors-
qu'étant sur l'accord du mariage, voici Paul qui entra, don-
nant un aise pareil au père, et à sa sœur, et à Lactance un
si grand étonneraent, que s'il n'eût eu sa fiancée en main,
il eût estimé qu'elle eût été enrore vêtue en page. Comme
ils se caressaient en toute joie, et qu'on dressait la collation
de diverses confitures, voici le seigneur Lanzetti qui entre,
et voyant cette compagnie et les deux enfants d'Ambroise
se rapportant (comme j'ai dit) demeura aussi étonné que
Vulcain, se voyant en bas précipité du ciel, par la colère de
Jupiter : mais Paul qui ne voulait perdre temps, et aimait
Catelle, le fit prier par son père de la lui accorder pour
épouse : ce que Lanzetti fit fort volontiers, se doutant au-
cunement de ce qui s'était passé, et comme il avait été déçu
par cette similitude et rapport de visage : et voyant que
Lactance avait volé sa place, et gagné le devant en épousant
celle qu'il souhaitait, prit patience, quoiqu'il en eût un
grand regret au cœur. Mais le laissant là jusqu'à tant qu'il
s'apaise et nous arrêtant sur ce que l'amour opère en ceux
qui en sont follement saisis, par l'exemple de cette fille, et
de celte grande reine, femme de Mithridate, roi d'Asie, qui
n'en faisait pas moins, suivant son mari sous l'habillement
d'un homme, tant elle l'aimait et révérait, nous laisserons
ces amants jouir de leurs aises, afin de prendre nouvelle
pâture pour nos esprits, ainsi que nous avons commencé
en la variété de l'histoire.
PIN DE L APPENDICE.
TABLE
DU TOME QUATORZIÈME.
<} 1»
Pages
Introduction. 5
Les Joyeuses épouses de Windsor 65
La Comédie des erreurs 191
Le soir des Rois ou ce que vous voudrez 273
Notes. . . ' 389
Appendice :
Extrait des Nouvelles du Purgatoire de Tarleton 415
Extrait des Œuvres italiennes du Bandel, mises en langue
françoise, par François de Belle-Forest Comingeois. Histoire
soixante-troisième 426
FIN DE LA TABLE.
Saint-Denis, — Typographie de A. Moulin.
PAGNERRE, LIBRAIRE-EDITEUR
18, rue de §ieine. H PARIS
FREDERIC MORIN
ORIGINES
DÉMOCRATIE
LA FRANCE AU MOYEN AGE
i beau volume in-8. — Prix : 3 fr. 50 cent.
Le succès populaire obtenu par les deux premières éditions
du livre que nous annonçons nous dispense d'en faire l'éloge.
Il y a longtemps que la liberté lutte contre le despotisme
et le désarme pièce à pièce. Considérée non sans doute dans
ses suprêmes formules, mais dans sa sève révolutionnaire,
la démocratie aun passémerveilleux entre tous etquireaionte,
à travers une longue série de combats, de protestations, de
martyres, jusqu'aux tentatives parlementaires du quator-
zième siècle, trop peu admirées; bien plus, jusqu'à la révolu-
tion des communes si mal expliquée; bien plus encore, jusqu'à
l'immense mouvement intellectuel et moral d'où elle est
sortie, c'est-à-dire jusqu'aux origines mêmes de notre bis-
toire nationale.
Ce passé, qui est la vraie grandeur de la France et qui donne
._ 2 —
à nos espérances démocratiques la force de la certitude,
M. Frédéric Morin lavait raconté dans ses épisodes les plus
significatifs. 11 l'avait raconté parce qu'il y voit une leçon d'hé-
roïsme et une invitation perpétuelle à mépriser les triomphes
intérimaires de la force brutale ; il l'avait raconté afin d'éta-
blir que les luttes généreuses pour la liberté et l'égalité sont
toujours fécondes en immenses résultats, alors même
qu'elles semblent n'aboutir qu'à des défaites. 11 l'avait raconté
enfin pour l'expliquer au point de vue d'une nouvelle doc-
trine historique, doctrine d'ensemble qu'il avait déjà proposée
au monde savant dans la Revue de Paris et qui avait recueilli
de nombreuses et importantes adhésions, mais qu'il voulait
présenter enfin non plus d'une manière abstraite, mais sous
la forme populaire d'un récit dramatique.
Son livre intitulé la France au moyen âge était donc, d'un
côté, une histoire pittoresque des premiers lutteurs de la
Démocratie française, histoire pleine de mouvement, de vie,
de couleur, d'anecdotes curieuses, de citations saisissantes,
de l'autre, une philosophie novatrice du Progrès, c'est-à-dire
de la Révolution. On y trouvait les formules les plus hardies
à côté des peintures les plus animées. Par cette variété
d'aspects, il s'adressait au philosophe, à l'historien, à l'ar-
tiste, à l'homme d'imagination, à l'homme de raison, à
l'homme d'action ; il s'adressait surtout à ceux qui ont à
cœur de comprendre fortement dans ses premières origines
l'œuvre de 92 pour la poursuivre et la faire triompher enfin
de ses derniers obstacles.
Les journaux démocratiques furent à peu près unanimes
à regarder la France au moyen âge comme un ouvrage hors
ligne. Voici notamment en quels termes le Temps s'exprimait
en l'analysant. « Vous avez devant vous une œuvre histo-
« rique d'une science profonde, d'une synthèse puissante,
« constamment éclairée d'en haut par la philosophie et par
« la morale, une œuvre austère comme la conscience,
« éloquente comme la liberté, noble et pathétique comme le
— 3 —
« dévouement; une œuvre enfin tout à la fois philosophique
(( et militante, qui prend à chaque instant tout l'intérêt de
« l'actualité par l'accent passionné des principes qu'elle
« proclame. »
On ne s'étonnera donc pas si le hvre de M. Frédéric Morin
a déjà obtenu des milliers de lecteurs, et si ses idées ont fait
école.
Cependant, comme l'auteur, écrivant pour la Bibliothèque
utile, avait dû condenser en un petit volume ses récits et
ses doctrines sur le Progrès, l'espace lui avait manqué pour
justifier et développer les principes nouveaux qu'il propose.
C'était là une lacune regrettable. Il a voulu la combler par
une nouvelle édition remaniée et complète. C'est celte édi-
tion que nous présentons aujourd'hui au pubUc.
On trouvera tout d'abord, dans cette édition, une longue
étude sur les principes généraux qui doivent présider à la
science de l'histoire. L'auteur examine sur quelles données
a été construit le grand système de MM. Guizot et Thierry qui
a dominé presque tous les historiens de la génération précé-
dente; et il établit que ce système, inspiré par une fausse
conception du Progrès, énerve le sentiment moral et n'a
donné jadis un certain essor à la science que pour la con-
damner aujourd'hui à une stérilité incurable. En second
lieu, il pose les bases générales d'une nouvelle théorie du
Progrés, c'est-à-dire les principes d'une nouvelle méthode
historique ; et il montre que ces principes sont en harmonie
intime avec les travaux de l'érudition contemporaine aussi
bien qu'avec les besoins intellectuels et politiques delà géné-
ration présente. Cette préface est tout un livre, bien plus,
toute une doctrine, et une doctrine qui jette une vive lu-
mière sur l'ensemble de notre histoire nationale.
Parmi les notes développées que M. Frédéric Morin a ajou-
tées à son volume, nous en signalerons deux à cause de leur
importance spéciale,
La première est consacrée à l'examen des vues nouvelles
que M. Edgar Quinet a exposées avec une éloquence si
splendide dans sa Philosophie de l'histoire de France, et qui
se rapprochent, par quelques côtés, de celles de l'auteur.
La seconde est une étude approfondie et remplie de textes
curieux (et plusieurs non traduits jusqu'ici) sur les idées
morales de l'antiquité. Elle a pour but de montrer que la
révolution communale du onzième siècle, antécédent de la
Renaissance et de 1789, n'a point sa cause, comme on l'a
prétendu, dans la persistance des municipes antiques, mais
s'explique par une immense révolution opérée un siècle
auparavant dans les profondeurs de la conscience humaine.
D'où cette conséquence que l'esprit révolutionnaire et l'esprit
de la morale moderne sont identiques, et que la victoire d(!
la démocratie ne sera que le triomphe de ce qu'il y a de pluj
intime dans les lois premières de la raison.
Ainsi augmenté et sous sa forme nouvelle, qui restera sa
forme définitive, le hvre populaire que nous annonçons a sa
place marquée à l'avance dans la bibliothèque de tous ceux
qui veulent se rendre compte du passé et de l'avenir de la
démocratie et se mettre au courant des idées nouvelles en
philosophie, en politique et en histoire.
TABLE DES MATIÈRES
iN'TRODncTioN. Dcs théories historiques de M. Giiizot et d'une nouvelle méthode
liistorique.
PREMIÈRE PARTIE. — L'affranchissement des communes. — Chapure
piiEMiER. Le régime féodal, ou la France avant les communes. Ch. II. Des
causes politiques et morales de la formation des communes. Ch. 111. Histoire
résumée des communes du onzième au quatorzième siècle.
SECONDE PARTIE. — Les luttes du tiers-état contre la royauté et l'aris-
tocratie féodale au moyen âge. — Chapitre premier. Première trnfa-
tive du tiers-Jtat pour organiser la France (1536-1358). Cii. 11. Seconde et
troisième tentatives du tiers- état pour organiser la France (1383-1414).
Qh. 111. Quelles furent les conséquences des tentatives parlementaires •.'.l
démocratiques du tiers-état.
APPENDICE. — Éclaircissement premier. Les théories historiques régnante» et
M. Edgar Quinet. éclairc. II. La morale antique et ses principes. Éclairc UI-
Esprit des chartes communales.
PARIS. ~ IMP. MMON RAÇON El' C0.M1'., ROE O'EHFURTH, I.
COM.KCTIOlN D'AUTEURS (.ON TKMP«)R AINS
Propriétés li:!i'Tnn>\';
l?ubliée par PAGNERHE, éditeur
■>i7ii;it iii-S mviv et cavalier à 3 fr. 50 le volume
1 fr. les volumes avec gravures
SEGNE DE LOriS-PHILIPPE,18ôO a 1848,
8 vol. avec 39 gravures. 32 fr.
Comprenant :
HISTOIKE DE DiX A3iS. 18ôO à 1840,
'par Louis Blanc, 8^ édition, illustrée
de 25 magnifiques gravures et por-
traits sur acier. 5 vol. sur carré vé-
lin. 20 fr.
HISTOIRE DE HCIT ANS, 1840 à 1848,
• par Elias Hegnault , belle édition
illustrée de 14 gravures et p riraits.
3 vol. x2 fr.
LE TAILLEITU DE PIERRE DE SAINT-
POSNT, récit villageois, par A. de La-
MAiiTiNE. i vol. 4 fr.
(EUTRES COMPLÈTES DE W. SHAKES-
PEARE, traduites par Frynçois-Viclur
Hugo, avec une introduction par Victor
HOGO
Chaque volume séparément 3 fr. 50
LA PiORAlAKDIE ll\< oxxïJE , par F an-
çois-Vicior Hugo. 1 vol. 3 fr. 50
PROFESSION DE FOI DU XIX° SIÈCLE,
p;ir Eugène Pelletan, 4° édition, 1 vo-
lume. 3 fr. 50
BEURES DE TRAVAIL , par LE MEME.
2 vol. 7 fr.
LES DROITS DE L'HOMME, par LE MEME.
1 vol. ■ 3 fr. 50
LES ROIS PHILOSOPHES, par LE MEME
1 vol. 3 fr. 50
LA NAISSANCE D'TNE VILLE, par LE
MÊME. 1 vul. 3 fr. 50
LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE , par
M. Barthélémy Hauréau, ancien con-
servateur à la Bib.iothéquè nationale,
ouvrage couronné par l'institui. 2 vo-
lumes. 7 fr.
L'HISTOIRE A L'AUDIENCE. EsquiSS 8
contemporaines, depuisl840 jusqu'aux
procès Tfste, Praslin et Beauvallon.
I3ar M. Oscar Pinard. 1 fort vol. 3 fr.50
HISTOIRE DES AR4BES ET DES MOHES
D'ESPAG.\E , par M. Louis Viardot ,
membre de l'Académie espagnole.
2 beaux vol. 7 fr.
LA TURQUIE CONTEMPORAINE, HOM-
MES ET CHOSES, Etudes sur l'Orient,
par Charles Rolland, ancien repré-
sentant. 1 vol. 3 fr. 50
LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, Essai
sur l'esprit de la Révolution, par M. Paul
DE Flotte , ancien représentant du
peuple. 1 vol. 3 fr. 50
JEAN DE HUNTAD', récit du xv" siècle,
pr cédé de LA HONGRIE, son génieetsa
mission, étude historique, par Charles-
Louis Chassin. 2' édit. 1 vol. 3 fr. 50
INITIATION A LA PHILOSOPHIE DE LA
LIBERTÉ, par M. Ch. Lemaire. 2 vo-
lumes. 7 fr.
AVENTURES DE GUERRE au temps de la
République et du Consulat, par A.ÂIoREAff
de Jonnès, membre de l'Institut. 2 vo-
lumes. 7 fr.
LES ORATEURS DE LA GRANDE BRE-
TAGNE, depuis Chnrles I" jusqu'à nos
jours, par H. Lalouel. 2 tomes en un
fort vol. 3 fr. 50
PÉRÉGRINATIONS EN ORIENT — Egypte,
S\rie, Palestine, Turquie, Grèce, etc.,
par M. Eusébe de Salles. 2 tomes en
un fort vol. ' 3 fr. 50
DE L'ORGANISATION DE LA RÉPUBLI-
QUE depuis Moïse jusqu à nos jours,
par Auguste Billard, ancien conseiller
d'Étal. 1 beau vol. 3 fr. 50
(Voir le Catalogue général.)
Slême format et même prix.
HÉMOIRES SUR CARXOT, par son fils ,
2 beaux et forts volumes ornés du por-
trait de Carnot, gravé sur acier, et pu-
bliés en quatre parties.
Chaque partie se veud séparément 3 te, SO
HUGTES DR SAixT-viCTOR, nouvel exa-
men de l'édition de ses Œuvies, par
M. B. Hauréau. 1 vol. 3 fr. 50
LA FRANCE ET L'A.NGLETF.RRE, par
J. CoRDiER, ancien député du Jura. c>\)>^
1 vnl. 3 fr. 1^0 i^^
1 vol.
liiin. P. -A ISou KDiF.ii
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